Un jour de la fin de l’année 2001, Leila Guerriero, journaliste à Buenos Aires, découvre la mise en place d’un programme de l’UNICEF développé par l’université de Harvard, le programme Jeunes Négociateurs, à Las Heras, une petite ville de l’état de Santa Cruz en Patagonie argentine. Ce programme est déployé là-bas car, entre 1997 et 1999, 22 jeunes personnes se sont suicidées. La journaliste décide donc de partir à Las Heras, alors que l’Argentine s’apprête à entrer violemment dans une crise économique tragique, pour reconstituer l’histoire de ces morts et de cette ville oubliée.
Ce vendredi 31 décembre 1999 à Las Heras, province de Santa Cruz, le soleil était au rendez-vous.
Il avait plu dans la matinée mais l’après-midi, sous les auspices favorables de ce qui avait toutes les apparences d’un été splendide, on faisait des courses, on enfournait des agneaux et des cochons de lait et on vendait des litres de vin et de cidre. Là, comme dans toute l’Argentine, on préparait les réjouissances du millénaires, les fêtes, l’alcool et les feux d’artifice.
Mais à Las Heras, cette petite ville du Sud, Juan Guttiérrez, vingt-sept ans, célibataire, sans enfants, bon joueur de foot, ne verrait rien de tout cela.
Il ne savait pas grand-chose de la mort – pas plus que les onze autres -, mais le dernier jour du millénaire il a su qu’il ne voulait plus vivre.
A six heures du matin, sonné par l’alcool et mouillé par la pluie fine à l’aube d’une journée qui s’annonçait radieuse, il a frappé à la porte de chez sa mère jusqu’à ce qu’elle lui ouvre.
Ont suivi les gestes de celui qui a toute la vie devant lui : il a voulu manger et a mangé. Puis, enragé, il est ressorti. Sa mère est restée affalée, à trembler dans son salon rempli de radiateurs étouffants. Quand elle est partie le chercher en courant, il était déjà trop tard.
Elle l’a vu en tournant au bout du pâté de maisons. Il pendait comme un fruit trop mûr d’un câble électrique, au-dessus de la chaussée. Il était sept heures et quart du matin.
Las Heras. Souvent absente des cartes, cette ville de Patagonie oscille entre ville fantôme et poudrière. Haut-lieu du pétrole argentin, la privatisation des exploitations dans les années 90 a mis sur le carreau bon nombre d’habitants. À l’époque, la ville est plus connue dans la région pour ses piquets de grève qu’autre chose, et son nom se perd dans le vent au fil de la route qui s’en éloigne. Pas d’internet, pas de cinémas, pas de salles de spectacle… La ville du bout du monde n’est ni une carte postale patagonienne touristique ni une métropole vivante et culturelle, loin de là. On y vient pour le pétrole, on y reste parce que la route est bloquée. L’or noir qui jaillit par les nombreux puits qui l’entourent aura été sa richesse et sa perte.
Au fil de ses séjours à Las Heras, Leila Guerreiro prête son oreille et son temps à ces gens que le reste du pays, les Portègnes en premier, ignorent. Elle rencontre et s’entretient avec les familles des morts ainsi que certains des habitants emblématiques. Avec son enquête, elle ne cherche pas nécessairement à comprendre le pourquoi de ces suicides, cela, les morts l’ont emporté avec eux. Ce qui intéresse la journaliste, c’est autant l’histoire de ces jeunes que celle de leur milieu.
Elle se glisse donc dans les cuisines, les bars et les arrière-salles, parlent avec les mères, les pères, le coiffeur, le prof et les fiancé-es pour dresser le portrait de la jeunesse de Las Heras d’abord, et de celles et ceux qui tissent le quotidien de la ville. On y rencontre des femmes devenues mères trop jeunes et qui ont laissé dans le berceau de leur enfant leurs rêves d’un avenir loin d’ici, d’autres qui ont suivi leurs maris, parfois violents, parfois non, mais souvent absents et tout autant alcooliques. Des jeunes garçons qui ont vu leur père se défouler sur leurs familles, avoir plusieurs familles, crever au boulot. Un petit groupe d’hommes homosexuels qui tentent par moment d’ouvrir l’horizon, avec peu de succès. Et tandis que l’Argentine sombre dans une crise économique sans précédent, à Las Heras, la crise semble faire partie de la normalité de la vie depuis bien longtemps.
Leila Guerriero raconte ces histoires, celle de Carolina, de Juan, d’Elizabeth, de Mónica, de María, de Luis, de tous les autres, et leurs échos. On parle d’une secte qui aurait dressé une liste de noms des futures victimes, histoire à laquelle certains croient sans trop y croire vraiment. On lit le récit de l’entrepreneur des pompes funèbres de la ville, qui a vu passer tous les suicidés et est le seul à en avoir tenu la liste. On écoute ces femmes qui ont décidé de prendre les choses en main et de créer une ligne de soutien et d’écoute aux jeunes et aux familles. On entend la peur que ça recommence. On comprend l’angoisse, l’ennui, l’oubli, la misère et la résignation devant ce que personne ne voit mais que tous ressentent. Entre tout ça, on découvre la violence de l’industrie pétrolière, les ravages de la privatisation les bras-de-fer avec les dirigeants et le mépris des joutes politiques.
À la fin, on ressent, nous aussi, l’isolement de Las Heras et de ses habitants, seulement visitée par ce vent insoutenable qui pourrait seul porter leurs paroles au loin, mais lacère leur voix du sable qu’il charrie, premier mur d’indifférence d’une longue série qui va jusqu’à Buenos Aires.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
Éditions Rivages
222 pages
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