Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Derniers jours d’un monde oublié – Chris Vuklisevic

    Il y a trois cents ans, la Grande Nuit s’est abattue sur le monde, et il ne resta que Sheltel, île seule au milieu d’une mer immense. C’est du moins ce que pensent les Sheltes.
    De l’autre côté de la lorgnette, et sur un bateau au milieu du grand Désert Mouillé, des pirates ont la grande surprise (et la très grande joie assoiffée) de voir apparaître là où les cartes des trois continents n’indiquaient rien, une île, semblant sortir du fond des mers et d’un autre temps. Après trois cents ans sans contact avec l’extérieur, les Sheltes sont-iels prêts à retrouver le reste du monde ?

    Le matin où les étrangers arrivèrent sur l’île, la Main de Sheltel fut la première à les voir.
    Elle allait revêtir son masque quand, par la fenêtre, elle aperçut un point sombre à l’horizon. Un mirage, crut-elle ; un tremblement de la chaleur sur l’eau. La mer était vide, bien sûr. Rien ne venait jamais de l’océan.
    Elle ne lança pas l’alerte.

    Désert des tortues plutôt que des Tartares, Sheltel se pense seule au monde depuis trois cents ans et ne peut donc décemment croire que ce bateau est vrai. Et pourtant. Après une mise en quarantaine le temps de savoir quoi en faire, les navigateurices, leur capitaine en tête, débarquent sur l’île, tout aussi étonné-es de l’existence de l’île et de son fonctionnement.
    Sur Sheltel, tous les habitants ou presque sont détenteurs d’un don, plus ou moins utile, plus ou moins puissant, allant de la capacité à allumer sa clope sans feu à celui de faire jaillir une source d’eau pure à travers le sol, en passant par le déchaînement des vents et le pouvoir de voler. Ces dons doivent être au service de la communauté, régie elle-même par le Natif, un roi héréditaire qui tient son pouvoir des écailles qui recouvraient ses ancêtres, mais de moins en moins leurs descendants. C’est Arthur Pozar qui régule les dons des habitants et décide qui fait quoi et qui, le cas échéant, ne fera rien du tout.
    La Main, celle qui incrédule n’a pas donné l’alerte, est la détentrice du droit de vie et de mort sur l’île, littéralement. Elle accompagne les naissances, autorise les mariages et les grossesses et prend les vies, maintenant un équilibre tant génétique qu’économique. Car sur cette île perdue, toutes les ressources sont précieuses car limitées et surtout l’eau, qui par période vient à manquer, provoquant sécheresse et révoltes.

    Ce qui s’est passé lors de la Grande Nuit, nous ne le saurons pas, ni comment s’est développé le monde qui les Sheltes croyaient mort. Ici, ce qui intéresse l’autrice, c’est la rencontre et comment elle vient bouleverser une société. Sheltel évolue depuis des siècles dans un régime féodal auquel s’adosse le culte de la Bénie. Les habitants se divisent en deux peuples, les Sheltes, présents sur l’île lors de la catastrophe, et les Ashims, issus d’un navire naufragé sur l’île peu de temps après la Grande Nuit. Ces derniers, ostracisés, sont reclus sur une partie du territoire et les deux peuples ne se mélangent guère. Tous, néanmoins, subissent le joug de la dynastie du Natif et son pouvoir de plus en plus dur tandis que les ressources viennent à manquer. Chaque protagoniste va voir dans l’arrivée de ces pirates, annonciateurs d’une nouvelle ère, un potentiel d’enrichissement ou d’effondrement qu’iel tentera de mettre à profit pour sauver sa peau.

    Entrecoupés de petits textes reproduisant de extraits de journaux, d’encarts publicitaire et autres communiqués nous laissant deviner une autre perception des intrigues ainsi que le futur de l’île, le roman raconte la fin d’un monde qui voit non seulement ses bases s’effriter mais son destin lui échapper, les chemins des possibles soudain si nombreux qu’ils en deviennent illisibles. Prenant et original, Derniers jours d’un monde oublié est une très belle découverte dans l’univers de la fantasy française et laisse espérer de beaux jours pour la suite !

    Folio SF
    352 pages

  • La république des femmes – Gioconda Belli

    La petite république de Faguas est en ébullition. Alors qu’elle célébrait le jour de la Pleine Égalité, la présidente Viviana Sansón est victime d’un attentat. Tandis que les médecins ignorent si et quand elle se réveillera d’un profond coma, Viviana se souvient de l’aventure qui l’a menée avec ses amies à briguer et gagner la présidence de leur petit pays d’Amérique centrale, aux dépens et en dépit des hommes. Car qui aurait pensé que lorsqu’elles décidèrent de créer le Parti de la Gauche Érotique (Partido de la Izquierda Erótica, ou PIE), parti résolument féminin et féministe, elles finiraient dans le palais présidentielle, aidées par un coup de pouce du destin et du volcan Mitre.

    C’était une après-midi de janvier balayée par un vent frais. Le souffle puissant des alizés faisait tanguer le paysage. A travers la ville, les feuilles des arbres tournoyaient, planaient d’un trottoir à l’autre et, en effleurant les caniveaux, produisaient un grattement rythmé en sol mineur. Face au Palais présidentiel de Faguas, l’eau de la lagune soulevée par la houle prenait une teinte ocre. Dans l’air flottaient des effluves de jaune, de fleurs sauvages piétinées, de corps en sueur serrés les uns contre les autres.
    Debout sur l’estrade, la Présidente Viviana Sansón acheva son discours et leva les bras au ciel en signe de triomphe. Il lui suffisait de les agiter pour que s’élève de la foule une nouvelle vague d’applaudissements. C’était sa deuxième année de mandat et, pour la première fois, on célébrait en grande pompe le « Jour de la Pleine Égalité », journée qui avait été rajoutée sur les calendriers du pays à la demande du gouvernement du PIE. La Présidente était si émue qu’elle en avait les larmes aux yeux. C’était grâce à tous ces gens qui la regardaient avec exaltation qu’elle se trouvait là, sur cette estrade, et qu’elle se sentait la femme la plus heureuse du monde. Ils lui transmettaient une telle énergie qu’elle aurait aimé continuer à leur parler de ce rêve fou qui était devenu réalité, déjouant tous les pronostics de tous les sceptiques qui n’avaient pas cru qu’un jour, elle et ses compagnes du Parti de la Gauche Érotique seraient capables d’accéder au pouvoir, récoltant ainsi les fruits de leur audace et de leur travail acharné.

    Lectrice, lecteur, mon amoureuse révolte, c’est à un voyage détonnant et réflexif auquel je te convie aujourd’hui, car cette République des femmes est ma foi une œuvre forte et perturbante à la fois. C’est au détour de plusieurs soirées de discussion que le futur gouvernement du PIE met sur pied son plan d’action : pour lutter contre la pauvreté, les violences notamment faites aux femmes, la corruption et j’en passe, il faut un gouvernement de femmes à ce pays, car il a besoin d’un bon coup de balai, de briller comme un sou neuf. Ce slogan quelque peu questionnant pour certains courants féministes de nos contrées européennes vient se doubler de propositions bien audacieuses : mise au repos des fonctionnaires hommes, qui resteront à la maison à s’occuper des enfants et du foyer pendant que leurs épouses travailleront, afin qu’ils comprennent le quotidien des femmes qui les entourent ; construction de crèches, écoles et lieux de vie communs dans les quartiers par les mêmes hommes si la femme souhaite rester à la maison ; nettoyage et entretien des rues pour créer une atmosphère légère et agréable ; développement de la culture des fleurs pour développer le commerce international du pays ; réforme orthographique pour abandonner le masculin universel… Les propositions fusent dans l’esprit des membres du PIE, toutes issues de la société civile, comme on dit, et inspirées par les dirigeantes et les penseuses, philosophes, écrivaines du monde. Le nom de leur parti est d’ailleurs un hommage à une poétesse guatémaltèque, Ana Maria Rodas et son recueil Poèmes de la gauche érotique.

    Il me paraît important ici de faire un petit aparté pour présenter particulièrement l’autrice de ce roman. Gioconda Belli, tu en as peut-être entendu parler il y a quelques mois, lorsque le président du Nicaragua Daniel Ortega a privé de nationalité plus de 200 prisonniers politiques ainsi que près d’une centaine d’opposants, dont des journalistes, écrivain·es, etc. Gioconda Belli en faisait partie (elle a depuis accepté la nationalité chilienne que lui a offert le gouvernement de Boric). Militante sandiniste dans ses jeunes années, poétesse et écrivaine reconnue dans toute l’Amérique latine, son œuvre a été récompensé par plusieurs prix, dont le prestigieux Premio Casa de las Américas. Je ne me risquerai pas plus avant dans une description de l’histoire politique nicaraguayenne ou du mouvement sandiniste, tout cela étant bien complexe et touffu pour moi ^^ Ce qu’il faut savoir de Gioconda Belli est que son engagement pour les droits sociaux, les droits des femmes, l’égalité et la lutte contre l’autoritarisme est ancien et profond (et qu’elle a été membre d’un mouvement appelé.. le PIE ! ).

    Cette République des femmes me paraît en tout point à l’image de son autrice. Manifeste politique autant qu’œuvre littéraire, Gioconda Belli y imagine l’état pour lequel elle se bat depuis sa jeunesse, tant dans la vie que dans ses livres. On y trouve de la joie, de la sensualité, du désir et de l’espoir. Loin d’être une utopie totale, comme le montre son point de départ, elle a conscience des obstacles que pourraient rencontrer ses héroïnes dans le monde et y cherche des solutions, des voies de secours. Solidarité et espoir sont ses maîtres-mots, comme l’internationalisme et l’union des femmes du monde pour se prêter main forte, partager ses expériences et avancer ensemble vers autre chose. Pas de haine des hommes ici, loin de là, Viviana Sansón et son gouvernement trouveront des alliés parmi eux et chercheront à convaincre les autres des bienfaits de leur programme. L’ennemi commun, c’est le patriarcat, le libéralisme et l’interventionnisme. Si les femmes en sont les premières et plus lourdes victimes, les hommes aussi en souffrent, et certains trouveront en effet leur bonheur dans ce nouveau système. À grands pas ou plus petits selon les situations, elle esquisse une société qui doucement se transforme, mais qui se heurte au conservatisme, tout autant masculin que féminin. Les propositions sont chiffrées, calculées, éprouvées, et bien que démunies en début de campagne, les militantes du PIE feront de bric, de broc et de bout de ficelles pour aller jusqu’à la victoire.
    Alors bien sûr, du point de vue de la femme blanche et européenne que je suis, certaines choses me troublent, me paraissent limitées, limitantes, pas assez grandes. Mais nous ne sommes pas en Europe, et c’est un élément primordial à garder en tête (et quand on voit ce qui peut d’ailleurs se passer dans certains pays « occidentaux », on ferait bien de le garder en tête pour chez nous également). La vision des femmes semble parfois essentialiste : la mère, la ménagère ; la légalisation de l’avortement réduit à peu. Mais Gioconda Belli parle d’un pays en particulier, d’un état dans lequel l’avortement est interdit et passible de prison ; d’un état très chrétien, déchiré pendant des décennies par des guerillas sans fin contre des dictatures sous influence états-uniennes. Un pays machisme (dixit Belli) dans lequel les femmes doivent lutter quotidiennement pour exister. Avec cela en tête, les propositions et l’axe politique du PIE prennent tout leur sens : le parti s’appuie sur ce que sont le pays et le peuple, sur des références communes, une culture commune, pour faire basculer la société et, de là, faire évoluer les regards. Cela n’empêche pas, bien au contraire, comme je le soulignais plus haut, certaines propositions complètement radicales (qui soulèveraient un tollé de par nos contrées !).
    Chez Gioconda Belli, la révolte se nourrit de sentiments, de sensualité et de joie autant que de convictions, de programmes et d’économie. Et si le volcan Mitre le veut, il prêtera longue vie au PIE et à sa présidente Viviana Sansón.

    Un roman qui rend la politique poétique et sensuelle, brasse l’espoir et les réflexions et donne diablement envie de creuser l’œuvre de cette autrice, trop peu connue de par chez nous.

    Pour creuser un peu sur le féminisme et le félicisme dans ce roman, un article, en espagnol, de Rosemary Castro Solano, de l’université du Costa Rica

    Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Claudie Toutains
    Éditions Yovana
    252 pages

  • Défriche coupe brûle – Claudia Hernández

    Elle est la mère de cinq filles, dont quatre ont grandi auprès d’elle. La première, celle qui a grandi loin, lui a été enlevé peu après sa naissance, alors qu’elle avait été confiée à des bonnes sœurs pendant que la mère retournait combattre dans la guerrilla. La mère retrouve sa trace à Paris, dans une famille d’adoption. Les autres, celles qui ont grandi auprès d’elle, avancent cahin-caha dans la vie de ce pays maintenant en pays mais toujours déchiré.

    Elle n’est jamais allée à Paris. Elle sait que c’est la capitale de la France parce que la question lui a été posée à un contrôle, dans ses premières années d’école, et qu’elle a dû demander la réponse à une camarade, malgré la peur que la prof la surprenne et lui confisque sa copie, l’expulse de la salle de classe, l’emmène voir la directrice et fasse appeler sa mère pour lui raconter ce que sa fille faisait au lieu de réviser tous les jours ses leçons, comme on lui avait demandé au début de l’année. On lui avait dit que c’était mal de copier et elle sentait qu’elle ne devait pas le faire, mais en pesant rapidement le pour et le contre, il lui avait semblé que ce serait pire d’avoir à expliquer chez elle qu’elle n’avait pas obtenu le 10 sur 10 voulu par sa mère, qu’elle s’était engagée à lui ramener à la maison. Elle était tellement nerveuse au moment de demander la réponse à la question numéro 7 qu’elle n’avait pas de voix. D’ailleurs, sa camarade ne s’était pas retournée vers la place où elle était assise parce qu’elle avait entendu son appel au secours, mais parce qu’elle avait senti qu’on l’observait. Après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas de la prof, elle avait dû lui demander plusieurs fois ce qu’elle voulait et deviner sa requête, parce qu’il était impossible de l’entendre ou de lire sur ses lèvres, qui remuaient à peine.
    Elle avait eu pitié d’elle et avait commencé à lui passer toutes les réponses. Elle les connaissait déjà. Elle n’avait besoin que d’une seule. La plus facile.

    Celle de ses filles qui vit loin, elle l’a eu avec un autre soldat de la guerrilla, un plus âgé. L’aînée, la deuxième et la troisième de celles qui vivent auprès d’elle ont le même père, un membre de la guerrilla aussi, mort pendant la paix, mais peut-être quand même à cause de la guerre. La petite dernière, son père est parti vivre ailleurs, avec une femme plus jeune, et d’autres enfants. La mère ne lui en tient pas rigueur. Elle a grandi dans un pays en guerre, son père a rejoint les rangs des guerrilleros et elle a fini par le rejoindre, lui, puis la cause, quand elle était encore jeune pour échapper au viol. De ces années de lutte dans la forêt, elle en a gardé un grand instinct de survie, une volonté inébranlable de n’être redevable de rien à personne et un désintérêt pour la cuisine. Dans le village, il y a aussi la mère de la mère, des civils qui l’étaient déjà pendant la guerre, et d’anciens guerrilleros qui ne savent pas s’ils redeviendront un jour civils.

    Elles n’ont pas de noms, ces femmes et filles du village. Elles ont une histoire, une famille, un passé, et peut-être un avenir, mais qui est une guerre en soi. Après ses années de lutte armée, la mère espérait, comme son père, comme son époux, que leur combat n’aura pas été vain et que la vie sera plus juste pour tout un chacun·e. Mais de fait, elle reste une chienne, surtout pour les femmes. Ne possédant que son moulin pour vivre, la mère économise chaque sou pour que ses filles puissent espérer quelque chose, ne serait-ce qu’un repas le moment venu. L’aînée de celles qui vivent avec elle avait obtenu une bourse pour l’université de la capitale, mais son mari lui a fait renoncer. La seconde s’est démenée pour y aller, donnant des idées aux suivantes. Mais l’argent. Mais les gens.

    La mère est prête à tout pour ses filles, elle sait que malgré la paix, la vie reste dure et injuste, et elle oscille constamment pour faire bien, les en protéger et les armer, comme elle a été armée en son jeune temps. La méfiance est toujours là, les rancœurs aussi. Et malgré l’engagement de nombreuses femmes dans la guerre, elles restent les lésées, celles que l’on oublie, que l’on relègue tout en leur faisant porter l’image et un certain honneur de la famille. Élever ses filles est une nouvelle guerre, un combat continu dont de nombreuses batailles seront perdues, car sur les ruines laissées par la guerre repousse l’ordre classique du patriarcat, qui nie à ses anciennes sœurs d’armes leur avenir, leur présent et leur passé. Les hommes habitent avec une présence envahissante ou une absence résonnante ce pays et les femmes s’accrochent au paysage, retrouvent dans les chemins de la forêt une histoire qui n’est plus que la leur, intime, puisque l’état leur refuse la commune.

    Avec une narration anonymée et chorale, Claudia Hernández donne voix à ces femmes combattantes qui n’ont pas récolté les fruits de leurs luttes, de leurs sacrifices, et qui oublient elles-mêmes les cicatrices externes, internes, profondes dont les hommes se glorifient. Passant de l’une à l’autre pour raconter des destins uniques et pourtant universels, elle se fait cheffe d’orchestre d’un chœur immense, dont la poésie tranchante vient lacérer les liens bien trop épais qui les enserrent.

    Traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
    Éditions Métailié
    303 pages

  • La fin des coquillettes – Klaire fait Grr

    Connais-tu le lien entre Gargantua, DSK, Chirac, Lustucru (père et pâtes), Mickaël Jackson et le cassoulet ? Non ? La cuisson des coquillettes. Sisi.

    Des coquillettes, me dis-je.
    J’ai vraiment réussi à foirer des coquillettes.
    Les pâtes mollasouilles me regardent avec mépris depuis leur bol, et sans mentir je peux sentir leur mépris trop cuit me rouler les yeux au ciel. Sûr qu’elles me regarderaient de haut si elles pouvaient, mais au vu de la config’, c’est moi qui les regarde par au-dessus en pensant voilà bien une preuve de la supériorité de l’humaine sur la coquillette.
    J’ai vraiment réussi à foirer des coquillettes.
    Il y a des jours comme ça où les étoiles s’alignent, les éléments s’entrelacent et les nuages s’écartent pour laisser dégueuler une douce lumière d’espoir et de joie.
    Pas là.
    Là, il y a moi, un bol de coquillettes ratées et mon « espace-bureau », c’est-à-dire la table basse du salon + mon cul sur le canap, le dos plié en sept et le cou tordu en mille car je n’aime rien tant que voir poindre la fin du jour et constater qu’une fois de plus je me suis bousillé les vertèbres rien qu’en existant.
    J’aimerais vous dire que c’est là que tout a commencé, qu’à cet instant, ni une ni deux, j’ai pris en main mon avenir culinaire et ma souris sans fil mais ce serait faux. Car ce qu’il s’est passé à cet instant, en vérité, c’est que je suis retournée chercher le sel à la cuisine -toujours noyer les pâtes ratées dans un excès de sel.

    Lectrice, lecteur, amor, amor de mis amores, Klaire fait Grr est entrée dans ma vie sans qu’elle ne le sache il y a une bonne dizaine d’années, je dirai. Peut-être un peu plus. D’ailleurs je ne sais plus tellement comment. Était-ce via ses billets dans NeonMag, ou peut-être un blog ? Le début s’est perdu dans l’eau de cuisson mais l’amour est resté. Déjà, on a presque le même âge, à un an près, alors forcément, on partage quelques références. Et puis il faut dire qu’elle me fait tant rire, pourquoi s’en priver ? Mais elle n’est pas juste très drôle, Klaire fait Grr (même si elle l’est), elle est aussi très douée avec les mots, les histoires en tout genre et le mélange des deux : les raconter. Que ce soit pour expliquer à des nouilles comme moi les scandales politico-financiers de type Bygmalion ou bien revenir sur l’origine d’une expression ou d’une fête, la clarté, la précision et la documentation sont au rendez-vous. En plus d’une bonne dose d’humour, tu l’auras compris. Et cet humour me demanderas-tu, c’est quel genre ? Bah genre drôle, en fait. Absurde, surprenant, piquant, acéré, doux… Elle a toute la palette.
    Et cette sombre histoire de coquillettes, alors ? Et pourquoi Gérald Darmanin ?

    Dans La fin des coquillettes, un récit de pâtes et d’épées, Klaire fait Grr tire le fil (d’emmental) qui part de l’origine des pâtes, de comment on a pu les tremper dans un peu de racisme, de sexisme (les pâtes sont antifa, ça fait plaisir), passe ensuite par la Saint-Valentin et Mickaël Jackson pour arriver aux pruneaux, et bon an mal an revenir à cette question forte : comment ne pas foirer la cuisson des coquillettes (et pourquoi Gérald Darmanin ?). À travers ses recherches apparemment guidées par le hasard d’un lien wikipédia attirant et d’un onglet Firefox mal fermé, elle revient sur des expressions, des concepts, des certitudes qu’elle fait voler en éclats telle une feuille de lasagne échappée de mains fébriles et démontre comment au fil des siècles (et des années récentes) le sexisme s’est toujours immiscé dans notre construction du monde et comment le marketing en est quand même un bien super vecteur. Elle ressort des tréfonds des internets ce qui pourrait sembler anecdotique, ou juste rigolo, mais en extrait l’histoire en fond, le bouillon amer ou l’oubli volontaire pour nous mettre devant nos propres contradictions. De la protection acharnée des « vraies versions » des contes à la défense des recettes traditionnelles, du commandant Cousteau à la FFCT, elle donne à un fatras d’informations foutraques une orientation, un sens et un contenu insoupçonné, sorte de puttanesca de culture, mais avec des coquillettes : tout va parfaitement ensemble. Un concentré de bordel, de rage, de colère, d’incompréhension de ce que tout ça dit de notre société et qui aboutit à Gérald Darmanin. Elle nous dit que dans la culture et l’histoire, rien n’est anodin.

    Rageant, drôle, touchant, absurde, drôle, révoltant, intéressant et drôle (oui, j’ai beaucoup ri), La fin des coquillettes est un indispensable de ta bibliothèque, car non seulement tu apprendras des choses, tu en comprendras d’autres, tu seras un brin énervé-e (bon, un peu plus qu’un brin) par ce que tu apprendras et comprendras, mais tu le feras en riant, et ça, de nos jours, c’est assez rare pour être souligné.

    Klaire fait Grr a également la bonne idée de faire des spectacles qui tourneront peut-être vers chez toi et du podcast, alors tu peux aussi la (re)découvrir dans les super Mycose the night, avec Élodie Font, Mon prince à la mer, Troll 50 (attention, ça brasse), Plaisir d’offrir et tant d’autres, sur Arte Radio, France Culture et Binge audio.

    Binge Audio Éditions
    191 pages

  • Les bâtardes – Arelis Uribe

    Deux cousines séparées par une dispute entre mères se retrouvent quelques années plus tard ; une chienne seule dans une rue, la nuit ; une passion naissante entre deux jeunes femmes qui n’ont rien en commun ; les premières amours virtuels qui prennent corps, parfois qu’on le veuille ou non et sans que l’on ne sache quel sera ce corps ; une visite bouleversante dans une école du sud ; une question irrépondue sur le stockage des heures perdues en attendant le 29 février ; deux amies inséparables séparées, qui, peut-être vont se retrouver.

    Quand j’étais petite, avec ma cousine, on s’embrassait. On jouait à la poupée Barbie, à manger de la terre ou à frapper dans nos mains en chantant. Je passais un week-end sur deux chez elle. On dormait dans son lit. Parfois, on enlevait le haut de nos pyjamas et on jouait à plaquer nos tétons les uns contre les autres, à l’époque ce n’était que deux taches rosées sur un buste plat. On avait toujours été ensemble. Nos mères étaient tombées enceintes à deux mois d’intervalle. Elles nous avaient allaitées en même temps, changées en même temps, on avait eu la varicelle en même temps. Il était presque évident que plus tard on habiterait ensemble et qu’on jouerait à la dînette et à la poupée, cette fois dans la vie réelle. Je croyais que ce serait toujours elle et moi. Mais les adultes abîment tout.

    Huit nouvelles pour raconter le Chili à hauteur de jeunes filles et femmes dont le quotidien, morne, semble se limiter à une vie de banlieue grise, un lycée triste et décrépi, des amitiés fortes vouées à se dissoudre dans des injonctions sociales strictes, des amours écrasées par les classes sociales et les avenues qui séparent les quartiers populaires des résidences bourgeoises de Santiago. À l’ombre de la cordillère, le Pacifique n’existe pas et Santiago est une île au milieu d’un Chili lui-même insulaire. Pas de misérabilisme, de défaitisme, de grandes tragédies ici, seulement une vie quotidienne que les narratrices habitent en ayant l’impression qu’une autre vie leur échappe. La vie des établissements privés inatteignables, seule porte vers la réussite sociale, le beau mariage avec un homme blanc, les voyages en Europe. Avec leurs airs de journaux intimes, de confessions sous un arbre à l’oreille d’une amie dont on aurait presque honte du contenu tellement il nous paraît insignifiant et peu intéressant, les nouvelles d’Arelis Uribe racontent les jours ignorés de celles que le Chili met de côté. L’insécurité des rues la nuit qui pousse une jeune étudiante à se reconnaître dans cette petite chienne qui trottine à ses côtés, inconsciente, contrairement à la narratrice, du danger qui la guette. Les écoles délabrées, dans les quartiers populaires de Santiago, de l’Araucanie et d’ailleurs, là où la beauté renversante du paysage tranche avec la pauvreté, le racisme et la violence sociale qui enserrent les filles. La grossesse adolescente qui vient tuer le jeu de l’enfance, les possibilités d’un rêve qui n’existait pas et ancre l’enfermement dans un schéma qui n’en finit plus de se répéter.
    En racontant ce qui, pour elles, sont des petites déceptions de la vie, les premiers flirts déçus, le mépris pour les peuples autochtones et les métis qui se glissent jusque dans les conversations d’enfants, elles prennent voix, elles trouvent une parole jusqu’alors étouffée et qui, peut-être, a rejoint le cri de l’estallido social de 2019 dans un souffle rageur. Car les héroïnes d’Arelis Uribe comprennent, consciemment ou non, qu’elles sont prisonnières d’un ogre, de ce système néo-libéral autoritaire dont le Chili ne parvient pas à se libérer, d’un monde dans lequel, pour la majorité, la Bolivie est un ailleurs lointain et l’Araucanie une histoire médiatique de violences. Il suffirait peut-être d’une entorse, d’un coup de tête et de possibles retrouvailles pour prendre en main, ne serait-ce qu’un instant, un peu de pouvoir sur sa vie.

    Arelis Uribe donne un porte-voix à ces jeunes femmes, métisses, pauvres ou juste pas assez fortunées pour pouvoir prétendre à autre chose, amoureuses déçues d’avance qui perçoivent leur vie comme insignifiante, et y apporte tout son sens. Elle leur donne, enfin, leur place et leur importance.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Postface de Gabriela Wiener
    Quidam éditeur
    113 pages

  • Dix petites anarchistes – Daniel de Roulet

    Le petit village de Saint-Imier, dans le Jura suisse, vivote en ce milieu de XIXème siècle. À Saint-Imier, canton de Berne mais Jura francophone, on fait des montres, comme ailleurs en Suisse on fait du fromage. La vallée encaissée laisse parfois passer le soleil, ça dépend du versant sur lequel on est né·e. Là, une dizaine de jeunes filles, entraînées par le mouvement du monde qui résonne dans leur village, décident de se libérer de l’ordre imposé par la bourgeoisie et la police du capital, de vivre sans contraintes, ensemble, repoussant le poids du patriarcat et des règles chrétiennes. Elles décident de quitter leur vallon pour créer une communauté anarchiste, loin de leurs montagnes, en Amérique du Sud.

    Avertissement au lecteur pour qu’il sache qui a écrit ses lignes et pourquoi, sans oublier de préciser le rôle d’un certain cahier vert qui remplit les trous de la mémoire.
    On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845. On est la cadette des sœurs Grimm. À soixante-quatre ans, on a l’âge de faire les comptes.
    Jusqu’ici on avait surtout rédigé des chroniques de circonstances, des histoires romancées pour endormir les enfants ou la méfiance de nos ennemis, des lettres bien tournées à des amies. Et voilà qu’on va être la petite rapporteuse de nos compagnes.
    On n’a envie ne de se moquer ni de jouer les saintes. Juste des portraits, nos amours, nos convictions sans trop juger ni surplomber. Avec l’idée que ça pourrait être comme notre testament politique. Bref, une affaire sérieuse. Comme vous allez voir, on a toutes eu des existences bien remplies. Quand on se manifestait par écrit, on signait d’un pseudonyme ou bien « quelques femmes insouciantes ».
    On s’était promis une entraide qui dure jusque dans des actions que nous ennemis disaient violentes, alors qu’elles ne s’en prenaient qu’à l’injustice. Aujourd’hui, nous, Valentine, réfugiée en Uruguay, on a donc décidé de vous raconter, sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde.

    Le sachiez-tu, lectrice, lecteur, ma vie rêvée, avant de s’afficher en grandes lettres à Roland-Garros et sur les poignets des riches qui veulent le montrer, Breitling, Longines, Heuer, sont nés à Saint-Imier, ce petit village suisse proche de la frontière française. C’est aussi à Saint-Imier, cocasserie de l’histoire, que s’est réuni en septembre 1872 l’Internationale anti-autoritaire, qui met en avant les grands principes anarchistes, le village accueillant pour l’occasion Bakhounine et Malatesta, entre autres.
    C’est dans cette ambiance, marquée par des troubles avec la police et les autorités, que nos dix jeunes filles, les frangines Valentine et Blandine, Juliette et Colette les amoureuses, Adèle, Jeanne, Mathilde, Émilie, Blandine, Lison, Germaine, et les enfants que certaines d’entre elles ont déjà eux, partent pour les Amériques. Depuis Brest, sur la Virginie, direction Punta Arenas. Toutes unies par un même désir de vivre autre chose, autrement, et de le créer si ça n’existe pas. Avec pour seule richesse et lien entre elles toutes une Longines 20A, marqueur de leur aventure et de ce temps qui ne pourra jamais les briser. En Suisse elles étaient viroleuse-centreuse, régleuse, finisseuse d’aiguilles ; elles apprendront à scier, couper, raboter, panifier, pêcher et s’imposer. Parce que si l’anarchisme est l’une des pires engeances pour la bourgeoisie, qui saura trouver dans le socialisme un allié contre les porteureuses du drapeau noir à certains moments, quand les porteuses de la parole sont des femmes, c’est encore pire. Elles ne lâcheront pourtant pas, décomptant les mortes et gardant les montres en souvenir, les enfants en successeurs, les amant·es dans leur sillage, voire dans les valises. Accompagnées par la correspondance lointaine de Malatesta, alias Benjamin, amoureux de Mathilde, elles passent de la Patagonie chilienne à Talcahuano, avant d’embarquer pour l’archipel Juan Fernandez, l’île de Robinson, dirigé par un Suisse se croyant roi et dont l’une des baies accueille une expérience de vie communautaire. Puis ce sera un saut à Tahiti avant le retour en Amérique du Sud et le débarquement à Buenos Aires. Elles croiseront des émigrés espagnols, italiens, français, ukrainiens, rencontreront des autochtones Ona et Mapuches. Les enfants naissent, les femmes meurent, les montres marquent toujours le passage du temps. Sans jamais renier leurs convictions, s’engueulant souvent sur les théories ou la méthode, chacune s’inscrit à sa manière dans la construction d’une utopie inatteignable, faisant de son chemin sa propre expérience, sans s’arrêter devant des de Rodt, des colonel Falcón ou des potences. Les femmes meurent, les montres restent, disparaissent et reviennent, tic-toquant les morts violentes, les viols et la vengeance de leur retour.

    C’est l’histoire d’un voyage qui rassemble plusieurs rêves, réalistes, sans grands sentiments ni idéalisation, le conte des sœurs Grimm et leurs compagnes, menées par la conviction forte et précise comme une montre suisse qu’une vie et une société plus juste, plus égalitaire et plus libre pourrait nous rendre plus heureux·ses, et que le meilleur moyen de le savoir, c’est d’essayer.

    Éditions Buchet-Chastel
    138 pages

  • L’impératrice du Sel et de la Fortune – Nghi Vo

    L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, est en route pour la capitale de l’empire. Elle y assistera à l’éclipse du mois, ainsi qu’à la première cérémonie du Dragon de l’impératrice. En chemin, elle fait halte au bord du lac Écarlate où il rencontre Sun, alias Lapin, ancienne servante de l’impératrice In-yo. Accompagné de son neixin, la piquante huppe Presque-Brillante, il va séjourner quelques temps auprès de la vieille dame, et découvrir son histoire.

    « Quelque chose veut te manger, lança Presque-Brillante, perchée sur un arbre voisin. Je ne lui en voudrais pas s’il y parvient. »
    Un tintement. Chih se remit debout et examina soigneusement le cordon de clochettes qui entourait le bivouac. Un instant, elle se crut de retour à l’abbaye des Collines-Chantantes, en retard pur une nouvelle tournée de prières, de corvées et de laçons, mais les Collines-Chantantes n’étaient ordinairement pas baignées d’une odeur de fantômes et de pin humide. On n’y sentait pas se dresser les poils de ses bras en signe d’alarme ni bondir son cœur dans sa poitrine sous l’effet de la panique.
    Les clochettes étaient de nouveau immobiles.
    « J’ignore ce que c’était, mais le danger est passé. Tu peux redescendre. »
    La huppe poussa un gazouillis, qui parvint à exprimer en deux notes tant le doute que l’exaspération. Néanmoins, elle se posa sur la tête de Chih, où elle se balança, mal à l’aise.
    « Les protections doivent toujours être en place. Nous sommes très près du lac Écarlate à présent.
    -Nous ne serions jamais arrivés si loin si on ne les avait pas neutralisées. »
    Chih y réfléchit un instant, puis enfila ses sandales et se glissa sous le cordon de clochettes.
    Effarouchée, Presque-Brillante s’envola dans un tourbillon de plumes avant de redescendre sur l’épaule de l’être humain.
    « Adelphe Chih, regagne tout de suite le campement ! Tu vas te faire tuer et je serai obligée de rendre compte à notre Céleste de ton irresponsabilité.
    -Je compte sur la précision de ton rapport, rétorque Chih d’un air absent. Maintenant, chut ! Je crois distinguer ce qui a fait ce raffut. »
    La huppe exprima son mécontentement d’un battement d’ailes mais enfonça plus fermement ses griffes dans l’habit de Chih. En débit de sa bravade, celle-ci se sentit réconfortée par la présence de la neixin sur son épaule et elle leva la main pour lui caresser doucement la crête avant de s’avancer entre les pins.

    Vendue pendant sa plus tendre enfance au palais impérial, Lapin passe plusieurs années à laver et récurer les couloirs puis les chambres du palais. Lorsque l’empereur prend pour femme In-yo, fille d’un seigneur du Nord vaincu, Lapin se sent fascinée par cette jeune femme forte et méprisée par le reste de la cour, qui la prend pour une barbare déchue venue de contrées sauvages. Elle l’accompagnera plusieurs années, pendant son séjour au palais puis lors de son exil au bord du lac Écarlate.
    Chih, dont la mission est, entre autres, de recueillir les histoires pour tramer la grande histoire, découvrira la destinée improbable de cette femme du peuple qui aura vécu aux côtés d’une impératrice puissante dont les actes transformeront le pays. Au détour de leurs conversations provoquées par la découverte d’objets disparates disséminés dans la maison, elle apprendra le grand intérêt de l’impératrice pour les voyants et autres devins, la surveillance constante dont elle faisait l’objet de la part du pouvoir impérial, la sororité qui grandira entre Lapin et elle, mais aussi avec les dames de compagnie qui ne feront que passer à Fortune-Prospère, afin d’éviter justement, de trop grands liens.

    Cette novela, premier tome des Archives des Collines-Chantantes, nous entraîne dans un monde qui mêle traditions, folklore et géo-politique aux résonances chinoises et sud asiatique, peut-être lao ou vietnamiennes. Derrière cette forme courte qui se lit avec facilité, sous ses allures de livres de souvenirs décousus, Nghi Vo nous raconte surtout la résistance d’une femme face à la domination de son peuple et sa lutte pour survivre malgré le danger qu’elle représente. Elle nous montre aussi comment la grande histoire, celle qui pourrait être la plus importante, celle de l’impératrice, prend un sens complètement autre quand elle se reflète dans celle de Lapin. Elle parle enfin, à travers l’adelphe Chih et son oiseau, de la transmission et de l’importance égale des récits pour avoir une vue la plus grande et la plus complète possible des vies, dans leur complexité et leurs variétés.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mikael Cabon
    Éditions L’atalante
    120 pages

  • Le chant des survivants – Paul Tremblay

    Natalie et son mari Paul attendent impatiemment l’arrivée de leur premier enfant. Enceinte de 8 mois et demi, Natalie patiente en enregistrant des messages pour son bébé sur son téléphone portable. Mais ces dernières semaines sont plutôt mouvementées : une épidémie de rage s’étend sur le Massachussetts. Virulente et encore incontrôlée, elle a provoqué un confinement de la population. Mais en ce beau matin d’automne, un homme malade force la porte de leur maison, tue Paul et mord Natalie. Commence alors pour elle une course contre la montre pour obtenir un vaccin, avec l’aide de sa meilleure amie Ramola

    Prélude

    En des temps anciens,
    Lorsque les vœux se réalisaient encore

    Ceci n’est pas un conte de fées. Du moins pas le genre qui a été aseptisé, homogénéisé et disneyifié, anémique dans tous les sens du terme, peuplé de monstres aux griffes arrachées, aux canines émoussées, où les enfants sont retrouvés sains et saufs, des leçons difficiles tirées de vies tout aussi difficiles, perdues puis oubliées, et ce à dessein.

    Ceci n’est pas un conte de fées. Ceci est un chant.

    La veille, on avait demandé aux habitants d’éteindre les lumières -s’agissait-il d’une recommandation ou d’une obligation en accord avec le couvre-feu imposé par le gouvernement ? Après que son mari, Paul, se fut endormi, au lieu d’allumer une bougie, Natalie se rendit aux toilettes en s’éclairant avec la lampe de son téléphone portable. Elle avait de plus en plus de mal à se déplacer et ne s’imaginait pas traverser la maison une flamme à la main.
    À présent, il est onze heures et quart et, oui, elle est aux toilettes à nouveau. Avant que Paul s’en aille, trois heures plus tôt, elle lui a dit qu’elle devrait songer à y installer un lit de camp et un bureau. Les toilettes sont au rez-de-chaussée, la fenêtre donne sur le jardin semi-privé et la palissade qui, blanchie par le soleil, aurait besoin d’une nouvelle couche de peinture. L’herebe a succombé depuis des mois à la chaleur d’un énième été aux températures record.
    L’épidémie sera imputée à la chaleur. Un tas d’autres méchants seront désignés, et quelques héros, aussi. L’arbre phylogénétique du virus mettra des années à être établi, et même alors, il subsistera des douteurs, des détracteurs, des politiciens à l’opportunisme cynique. Comme toujours, certains s’entêteront à ignorer la vérité.

    Tout ceci te rappelle quelques souvenirs, lectrice, lecteur, ma rage au cœur ? C’est normal, ça n’est pas fini, mais heureusement limité au contexte. La rage qui sévit dans l’état du Massachussetts se distingue non seulement par la rapidité de son affection mais aussi par la violence qu’elle provoque chez les malades, qui succombent ensuite rapidement.
    Natalie sait ce qu’elle a pu entendre aux infos et lire sur les réseaux sociaux. Du vrai, du pas sûre et beaucoup de rumeurs souvent bien fausses. Sa meilleure amie Ramola, elle, est par contre bien mieux informée. Pédiatre, elle a été réquisitionnée pour rejoindre les équipes d’intervention d’urgence à l’hôpital de Boston dès le lendemain, et elle connaît les protocoles, elle voit les questionnements, les inquiétudes des médecins et les théories qui se construisent à l’observation sur le mécanisme de la maladie. Et pour le moment, on a vu des patients déclarer la rage une heure post-exposition.
    C’est donc un sprint qui attend nos deux héroïnes. Alors prends une grande inspiration avant de plonger. Repense au printemps 2020, au confinement, l’inquiétude, l’inconnu, les lieux fermés, la police, la panique. Tu y es ? Maintenant ajoute une maladie bien plus rapide et surtout qui peut transformer la personne assise à côté de toi en quelqu’un d’une violence incontrôlable qui veut te faire du mal et ton chien en Cujo. Des routes fermées, des hôpitaux débordés, des gens agressifs sans être malades, d’autres qui pensent en savoir assez pour régler le problème eux-mêmes en milice, plongeant dans les théories complotistes d’un deep state et de grands remplacements.
    Paul Tremblay mène sa barque avec un talent tout cinématographique. Chaque nouveau défi est un risque terrible pour Natalie et Ramola, et la dramaturgie va crescendo, sans que l’on sache parfois nous-mêmes ce qui serait le mieux à faire. Fort·es de notre expérience covidienne, riche d’une nouvelle sagesse épidémique, le bon sens se heurte parfois violemment à notre raison, comme cela arrive à Ramola qui, pour sauver la vie de son amie et son enfant à naître, sera prête à tout ou presque.
    Thriller à l’arrière-chant de conte, chant d’une odyssée macabre et brutal, Le chant des survivants nous ramène à notre basse humanité, pleine de contresens, de brutalité, de choix, mais aussi de soutien et surtout de comptines.

    Sorti aux États-Unis en juillet 2020, Le chant des survivants prend a posteriori des allures de conte d’un printemps perdu et, comme tous les contes, d’un avertissement glaçant aux lecteurices.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Juliane Nivelt
    Éditions Gallmeister
    322 pages

  • La saison des ouragans – Fernanda Melchor

    La Matosa est un petit village mexicain, quelque part entre Mexico et la mer, mais plutôt très éloigné des deux. Assez éloigné aussi des champs de pétrole, suffisamment pour que les emplois lui échappent. Entouré de champs de canne à sucre, le village entasse les cabanes bancales faites de tôles et de briques, colmatées à la sueur et aux cris. Seule, une grande maison à la sortie. C’est celle de la Sorcière. Cette femme terrifiante tiendrait ses pouvoirs autant de sa mère que du diable, et propose aux femmes potions et sorts, et aux hommes plaisirs charnels et drogues. Mais un beau jour, on découvre le cadavre de la Sorcière dans une rivière.

    Ils sont arrivés jusqu’au canal par le fossé qui monte depuis la rivière, armés de frondes prêtes pour la bataille, les yeux à peine ouverts, comme si le soleil de midi les avait cousus. Ils étaient cinq et le chef était le seul à avoir un maillot de bain : un short rouge qui étincelait au milieu des plants de canne à sucre, assoiffés et encore bas en ce début du mois de mai. Le reste de la troupe le suivait en caleçon, tous les quatre avaient des bottines en caoutchouc et portaient à tour de rôle le seau rempli de petits graviers que le matin même ils avaient pris dans la rivière ; tous les quatre, renfrognés et farouches, étaient tellement disposés à s’offrir en sacrifice que même le plus petit d’entre eux n’aurait pas osé avouer qu’il avait peur mais avançait prudemment derrière ses camarades, l’élastique de la fronde bandé entre ses mains et un caillou bien serré au creux de la lanière de cuir, prêt à être lancé sur ce qui pourrait surgir en cas d’embuscade. Ils progressaient sous le chant du passereau recruté pour jouer les sentinelles dans les arbres, dans leur dos, sous le tintement des feuilles violemment écartées, ou le bourdonnement des pierres fendant l’air tout près d’eux, ou encore sous la brise chaude pleine d’urubus éthérés se découpant sur un ciel presque blanc, dans une puanteur plus redoutable encore qu’une poignée de sable jetée au visage, une véritable infection qui donnait envie de cracher pour éviter qu’elle ne s’enfonce jusque dans les tripes et qui leur ôtait l’envie d’avancer.

    Trois hommes seront suspectés de cet assassinat : Luismi, Munra et Brando. Mais ce n’est pas dans une enquête policière que nous allons nous embourber, dans la moiteur collante et étouffante de La Matosa, mais dans la vie quotidienne morne, violente et sans issue de ses habitant-es.

    Lectrice, lecteur, adorée tempête en mon cœur, il va te falloir prendre une grande inspiration et retenir ton souffle à l’ouverture de ce livre, qui te laissera asphyxiée et exsangue, mais emplie de cette urgence et cette colère qui habite nos narrateurices. Fernanda Melchor nous raconte ce drame à travers les voix de différents protagonistes. Yesenia, aussi surnommée Lézard, qui doit veiller sur sa grand-mère et ses sœurs, et tente de gérer un cousin qui joue la fille de l’air tout en bénéficiant de l’amour aveugle et irrationnel de l’aïeule, nourrissant chez la jeune fille une jalousie proche de la rage. Munra, qui fut un homme séduisant et séducteur avant un accident qui le laissa boiteux, et qui partage sa vie avec Chabela et Luismi, fils inutile et junkie de celle-ci. C’est lui qui conduisait le camion dans lequel la Sorcière a été emmené dans la rivière. Nous écouterons Norma, qui a fui sa mère, ses six frères et sœurs et le corps lourd de son beau-père et est tombé sur Luismi en arrivant dans la région. Elle, elle est allée voir la Sorcière pour un avortement. C’est interdit et il y a eu des complications. Et puis Brando, qui traîne avec Luismi et d’autres potes, tuant l’ennui et ratant les cours pour prouver à chaque minute qu’il est un homme. Paumé, macho, homophobe et empli de fantasmes, à la recherche d’un père qui a refait sa vie ailleurs et d’une vie moins ennuyeuse.

    Dans ce récit croisé, roman choral, chaque personnage amène avec sa vie des éléments du puzzle de la vie du village, son histoire, ses conflits. La Sorcière, fille de sa mère la Sorcière, incarnait les craintes et les désirs. On la disait riche, très, puissante, trop, aguicheuse, mais on le taisait. Cristallisation des frustrations, symbole de ce qui ne peut pas être défini ni contrôlé, la tristesse et le pathétique potentiel du quotidien de la Sorcière est transcendé par ce que les habitants, femmes, et surtout hommes, veulent y voir, et donc maîtriser entièrement.
    Alors que les gangs, la drogue, la corruption déciment et écrasent, l’air se charge d’humidité, l’électricité dans l’air grésille, et dans un souffle, chacun hurle au vent sa rage et sa vérité, ses raisons de haïr ou d’aimer. Dans un style puissant et physique, une écriture charnelle, dure et parfois suffocante, Fernanda Melchor nous installe dans l’œil d’un cyclone qui ne cessera jamais.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba
    Le livre de poche
    284 pages

  • Matrix – Lauren Groff

    Marie de France, bâtarde au sang royal, est venue en Angleterre après la mort de sa mère. Elle vit à la cour d’Aliénor pendant quelque temps, avant que celle-ci ne l’envoie devenir prieure d’un couvent au fin fond de la campagne anglaise. Vue et vécue comme une punition, cette mise à l’écart va se transformer, pour Marie, en une épiphanie qui lui permettra d’exprimer toute sa puissance et ses idéaux.

    Elle sort de sa forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France.
    An de grâce 1158, le monde attend avec lassitude la fin du carême. Bientôt ce sera Pâques, qui vient tôt cette année. Dans les champs, les graines se déploient dans le sol noir et glacial, prêtes à jaillir à l’air libre. Pour la première fois, Marie voit l’abbaye, pâle et hautaine au sommet d’une butte dans cette vallée humide où les nuées venues de l’océan se tordent contre les collines et déversent leurs averses incessantes. La plupart du temps, l’endroit est émeraude et saphir, il éclate sous la pluie, rempli de pinsons, moutons, moucherons, champignons délicats émergeant du riche humus, mais en cette fin d’hiver, tout est grisaille et ombres.
    Sa vieille jument de guerre avance d’un pas mélancolique et laborieux, et un faucon merlin frissonne dans sa cage en rotin posée sur la malle, derrière Marie.
    Le vent se tait. Les arbres cessent de s’agiter.
    Marie a l’impression que la campagne tout entière observe son avancée.

    La vie de Marie de France est assez trouble. Je ne te ferai pas l’affront, lectrice, lecteur, ma douce amie, de tenter d’en dresser les faits connus, parce que je suis nulle en histoire de France et en royauté. Ici, Lauren Groff s’appuie sur les faits connus et nous conte sa version de la vie oubliée mais importante de cette femme de poigne. Grande, laide, bâtarde, si l’on écoute les ragot de la cour, Marie n’a pas grand-chose pour elle, si ce n’est d’être malgré tout fille de roi. Lorsqu’elle arrive dans cette abbaye, elle y trouve des nonnes affamées, un cheptel moribond et des caisses vides. Au cours des décennies qu’elle y passera comme prieure puis abbesse, l’abbaye va prospérer et devenir un lieu de culture, de libération, ce qui ne se fera pas sans jalousie.
    L’utopie créée par Marie dans son abbaye prend plusieurs niveaux. Quelque peu frondeuse sur les bords, elle s’affranchira sans peur de certaines règles édictées par l’Église : enluminures, gros travaux, confessions… Elle veut donner à chaque femme accueillie dans ce lieu protégée la possibilité de s’épanouir dans ses tâches et de s’émanciper, tout en aidant les villageois, les vilains et donc remplir au mieux leur mission chrétienne. Elle veut aussi montrer à Aliénor ce dont elle est capable, l’éblouir, la charmer, elle, son grand amour. Car Marie est également lesbienne devant l’éternel. Sous sa gouvernance, l’abbaye aura plutôt tendance à encourager les amours saphiques et nos chères nonnes s’en donneront à corps et à cœur joie !

    Lauren Groff nous raconte donc la vie résolument rebelle d’une femme incroyable qui aura transformé son exil en bataille pour l’émancipation des femmes et leur protection, la poésie et l’amour. Utopie sororale forte, poétique et d’une grande fluidité, Matrix se lit d’une traite et amène un peu de douceur et d’onirisme dans une époque que l’on imagine violente et écrasante. Marie, femme hors-norme rattachée à la mythique famille Plantagenêt porte en elle la conviction des Croisées de sa famille, la même intelligence politique et stratégique qu’Aliénor avec qui elle gardera un lien fort toute sa vie et l’aura des mystiques, guidée par les visions qui l’habitent. Entourée d’une communauté de femmes pleines de ressources qu’elle tentera de porter à leur meilleur, Marie fera l’expérience des autres et d’elle-même dans la construction et la vie de cette micro-société qui déborde sur le monde qui l’entoure.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau
    Éditions de l’Olivier
    301 pages