La république des femmes – Gioconda Belli

La petite république de Faguas est en ébullition. Alors qu’elle célébrait le jour de la Pleine Égalité, la présidente Viviana Sansón est victime d’un attentat. Tandis que les médecins ignorent si et quand elle se réveillera d’un profond coma, Viviana se souvient de l’aventure qui l’a menée avec ses amies à briguer et gagner la présidence de leur petit pays d’Amérique centrale, aux dépens et en dépit des hommes. Car qui aurait pensé que lorsqu’elles décidèrent de créer le Parti de la Gauche Érotique (Partido de la Izquierda Erótica, ou PIE), parti résolument féminin et féministe, elles finiraient dans le palais présidentielle, aidées par un coup de pouce du destin et du volcan Mitre.

C’était une après-midi de janvier balayée par un vent frais. Le souffle puissant des alizés faisait tanguer le paysage. A travers la ville, les feuilles des arbres tournoyaient, planaient d’un trottoir à l’autre et, en effleurant les caniveaux, produisaient un grattement rythmé en sol mineur. Face au Palais présidentiel de Faguas, l’eau de la lagune soulevée par la houle prenait une teinte ocre. Dans l’air flottaient des effluves de jaune, de fleurs sauvages piétinées, de corps en sueur serrés les uns contre les autres.
Debout sur l’estrade, la Présidente Viviana Sansón acheva son discours et leva les bras au ciel en signe de triomphe. Il lui suffisait de les agiter pour que s’élève de la foule une nouvelle vague d’applaudissements. C’était sa deuxième année de mandat et, pour la première fois, on célébrait en grande pompe le « Jour de la Pleine Égalité », journée qui avait été rajoutée sur les calendriers du pays à la demande du gouvernement du PIE. La Présidente était si émue qu’elle en avait les larmes aux yeux. C’était grâce à tous ces gens qui la regardaient avec exaltation qu’elle se trouvait là, sur cette estrade, et qu’elle se sentait la femme la plus heureuse du monde. Ils lui transmettaient une telle énergie qu’elle aurait aimé continuer à leur parler de ce rêve fou qui était devenu réalité, déjouant tous les pronostics de tous les sceptiques qui n’avaient pas cru qu’un jour, elle et ses compagnes du Parti de la Gauche Érotique seraient capables d’accéder au pouvoir, récoltant ainsi les fruits de leur audace et de leur travail acharné.

Lectrice, lecteur, mon amoureuse révolte, c’est à un voyage détonnant et réflexif auquel je te convie aujourd’hui, car cette République des femmes est ma foi une œuvre forte et perturbante à la fois. C’est au détour de plusieurs soirées de discussion que le futur gouvernement du PIE met sur pied son plan d’action : pour lutter contre la pauvreté, les violences notamment faites aux femmes, la corruption et j’en passe, il faut un gouvernement de femmes à ce pays, car il a besoin d’un bon coup de balai, de briller comme un sou neuf. Ce slogan quelque peu questionnant pour certains courants féministes de nos contrées européennes vient se doubler de propositions bien audacieuses : mise au repos des fonctionnaires hommes, qui resteront à la maison à s’occuper des enfants et du foyer pendant que leurs épouses travailleront, afin qu’ils comprennent le quotidien des femmes qui les entourent ; construction de crèches, écoles et lieux de vie communs dans les quartiers par les mêmes hommes si la femme souhaite rester à la maison ; nettoyage et entretien des rues pour créer une atmosphère légère et agréable ; développement de la culture des fleurs pour développer le commerce international du pays ; réforme orthographique pour abandonner le masculin universel… Les propositions fusent dans l’esprit des membres du PIE, toutes issues de la société civile, comme on dit, et inspirées par les dirigeantes et les penseuses, philosophes, écrivaines du monde. Le nom de leur parti est d’ailleurs un hommage à une poétesse guatémaltèque, Ana Maria Rodas et son recueil Poèmes de la gauche érotique.

Il me paraît important ici de faire un petit aparté pour présenter particulièrement l’autrice de ce roman. Gioconda Belli, tu en as peut-être entendu parler il y a quelques mois, lorsque le président du Nicaragua Daniel Ortega a privé de nationalité plus de 200 prisonniers politiques ainsi que près d’une centaine d’opposants, dont des journalistes, écrivain·es, etc. Gioconda Belli en faisait partie (elle a depuis accepté la nationalité chilienne que lui a offert le gouvernement de Boric). Militante sandiniste dans ses jeunes années, poétesse et écrivaine reconnue dans toute l’Amérique latine, son œuvre a été récompensé par plusieurs prix, dont le prestigieux Premio Casa de las Américas. Je ne me risquerai pas plus avant dans une description de l’histoire politique nicaraguayenne ou du mouvement sandiniste, tout cela étant bien complexe et touffu pour moi ^^ Ce qu’il faut savoir de Gioconda Belli est que son engagement pour les droits sociaux, les droits des femmes, l’égalité et la lutte contre l’autoritarisme est ancien et profond (et qu’elle a été membre d’un mouvement appelé.. le PIE ! ).

Cette République des femmes me paraît en tout point à l’image de son autrice. Manifeste politique autant qu’œuvre littéraire, Gioconda Belli y imagine l’état pour lequel elle se bat depuis sa jeunesse, tant dans la vie que dans ses livres. On y trouve de la joie, de la sensualité, du désir et de l’espoir. Loin d’être une utopie totale, comme le montre son point de départ, elle a conscience des obstacles que pourraient rencontrer ses héroïnes dans le monde et y cherche des solutions, des voies de secours. Solidarité et espoir sont ses maîtres-mots, comme l’internationalisme et l’union des femmes du monde pour se prêter main forte, partager ses expériences et avancer ensemble vers autre chose. Pas de haine des hommes ici, loin de là, Viviana Sansón et son gouvernement trouveront des alliés parmi eux et chercheront à convaincre les autres des bienfaits de leur programme. L’ennemi commun, c’est le patriarcat, le libéralisme et l’interventionnisme. Si les femmes en sont les premières et plus lourdes victimes, les hommes aussi en souffrent, et certains trouveront en effet leur bonheur dans ce nouveau système. À grands pas ou plus petits selon les situations, elle esquisse une société qui doucement se transforme, mais qui se heurte au conservatisme, tout autant masculin que féminin. Les propositions sont chiffrées, calculées, éprouvées, et bien que démunies en début de campagne, les militantes du PIE feront de bric, de broc et de bout de ficelles pour aller jusqu’à la victoire.
Alors bien sûr, du point de vue de la femme blanche et européenne que je suis, certaines choses me troublent, me paraissent limitées, limitantes, pas assez grandes. Mais nous ne sommes pas en Europe, et c’est un élément primordial à garder en tête (et quand on voit ce qui peut d’ailleurs se passer dans certains pays « occidentaux », on ferait bien de le garder en tête pour chez nous également). La vision des femmes semble parfois essentialiste : la mère, la ménagère ; la légalisation de l’avortement réduit à peu. Mais Gioconda Belli parle d’un pays en particulier, d’un état dans lequel l’avortement est interdit et passible de prison ; d’un état très chrétien, déchiré pendant des décennies par des guerillas sans fin contre des dictatures sous influence états-uniennes. Un pays machisme (dixit Belli) dans lequel les femmes doivent lutter quotidiennement pour exister. Avec cela en tête, les propositions et l’axe politique du PIE prennent tout leur sens : le parti s’appuie sur ce que sont le pays et le peuple, sur des références communes, une culture commune, pour faire basculer la société et, de là, faire évoluer les regards. Cela n’empêche pas, bien au contraire, comme je le soulignais plus haut, certaines propositions complètement radicales (qui soulèveraient un tollé de par nos contrées !).
Chez Gioconda Belli, la révolte se nourrit de sentiments, de sensualité et de joie autant que de convictions, de programmes et d’économie. Et si le volcan Mitre le veut, il prêtera longue vie au PIE et à sa présidente Viviana Sansón.

Un roman qui rend la politique poétique et sensuelle, brasse l’espoir et les réflexions et donne diablement envie de creuser l’œuvre de cette autrice, trop peu connue de par chez nous.

Pour creuser un peu sur le féminisme et le félicisme dans ce roman, un article, en espagnol, de Rosemary Castro Solano, de l’université du Costa Rica

Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Claudie Toutains
Éditions Yovana
252 pages

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