Comme des bêtes – Violaine Bérot

Comme des bêtes couverture

On a retrouvé une fillette nue dans la montagne. Elle était sur le haut, sur un versant bien isolé, proche de la grotte aux fées. Vers la maison de Mariette et son fils, le grand et muet, et paraît-il, simplet jeune homme surnommé l’Ours. Et comme l’Ours était là aussi, proche de la petite quand on l’a retrouvé, c’est tout le village d’en-dessous, de la vallée, qui se chamboule et se met à parler.

Je l’ai eu comme élève. Il doit y avoir vingt ans de cela. Dans une classe à plusieurs niveaux. En primaire.

Il était vraiment grand de taille. Bien plus grand que ceux de son âge. Et même – il me semble- plus grand que sa mère. Mais je peux me tromper. C’était l’impression que ça donnait. Il était trapu pour un enfant de cet âge. Carré d’épaules. Large, vraiment. Mais surtout – oui, je le répète- vraiment grand.

Non, il n’a pas fini son primaire. Ça s’est – comment dire-, ça s’est mal passé. Pas avec lui, non, avec lui c’était finalement assez simple. Mais avec sa mère. Elle n’a pas voulu accepter. Ce que nous préconisions, elle n’a pas voulu. Le parcours proposé, ce que l’on fait dans ces cas-là, elle a refusé. Elle s’est bloquée, totalement butée. À partir de ce moment-là, il n’est pas revenu. Il n’est plus retourné en classe.

Non, il n’aimait pas l’école – enfin, je ne sais pas si je dois le dire de cette façon. Disons plutôt qu’il avait peur des autres enfants. De moi aussi, je crois. Il avait vraiment peur- du moins c’est mon point de vue, à cause des réactions qu’il pouvait avoir. Je l’avais installé au fond, tout seul. C’était important pour lui, de rester seul. C’était convenu avec les autres élèves. On ne l’approchait pas, on respectait sa solitude. Même moi, j’allais le moins possible vers lui. Si on le laissait au fond, seul, si on l’oubliait- enfin je veux dire si on faisait comme si on l’oubliait- c’était plus facile.

Nous sommes dans les Pyrénées, dans un village petit entouré de hameaux accrochés à la montagne. Peu de gens, tout le monde se connaît et s’interconnecte, ou pas. Mariette y est installée depuis trente ans, dans une grange qu’elle a réaménagée, loin du village. En autarcie, presque, avec son fils. Alors la découverte de cette fillette de six ans, nue et apparemment bien portante, en compagnie du grand fils idiot du village ou force de la nature, selon les témoignages, ça va ouvrir les bouches (surtout si c’est la gendarmerie qui demande). Il y a celles et ceux qui ne les connaissent pas mais ont bien sûr un avis très tranché, celles et ceux qui les fréquentent de loin et préfèrent la nuance, et les autres, dont beaucoup ignoraient l’existence, qui les connaissent vraiment, Mariette et son fils.
Les fantasmes ont la vie dure, et la mère célibataire et son trop grand, trop fort et trop silencieux enfant en transportent beaucoup. Ils se mêlent aux légendes pyrénéennes : ce garçon serait-il, comme le dit l’histoire, le fils d’un ours ? Et la petite, est-elle la fille de l’un ou de l’autre ou bien a-t-elle été enlevée par les fées et confinée dans leur grotte ?

Les témoignages se succèdent dans la gendarmerie, traçant à traits grossiers puis de plus en plus finement l’histoire d’une famille marginale, mais peut-être pas tant que ça, dans un village qui se veut soudé, mais peut-être pas tant que ça. Certaines apparences doivent être préservées quand d’autres s’avèrent trompeuses. Mais même celles-ci doivent parfois rester visibles, pour maintenir l’illusion fragile à laquelle tout le monde s’agrippe. Dans ces cas-là, les autres versions, les possibles vérités seront filtrées, on y prendra ce qui colle au récit, et on préfèrera parfois, peut-être à raison, pour une fois, les légendes à la réalité. Parce que ce sont peut-être bien les fées qui ont récupéré la petite, et l’avoir arraché à leurs bras, à leur grotte, portera malheur à bien des gens.

Cette farandole de témoignages découpe cette petite société et notamment son principal protagoniste, l’Ours, le Grand Muet, le seul qui ne prend jamais la parole, parce qu’il ne l’a pas et parce qu’on ne la lui donne pas. Celui qui, plus qu’un autre, est défini par les autres et dont le destin dépendra des voix qui s’élèveront plus fort. Elle donne aussi, dans les creux, la vie et le sort des femmes, qu’elles soient dites fées, ermites ou putains.

Lectrice, lecteur, fée qui garde mon cœur, je me délecte en ce moment de courts romans qui sont comme des cailloux dans mes godasses (et je m’y connais, en chaussures pleines de cailloux), ces textes prenants dont on a l’impression de les dévorer et d’en ressortir chamboulée. Mais l’expérience venant, je peux te le dire maintenant, ce sont eux qui nous dévorent. Et « chambouler » n’est pas le bon mot. Comme des bêtes, tu le liras vite, car d’une part, il est court et d’autre part, c’est très très bien écrit, et ça se lit donc très très bien. Par contre, tu n’en ressortiras pas vraiment. Tu sentiras encore sous tes pieds l’estive pyrénéen ; sous tes yeux la montagne qui coule gentiment, toute en roche, en crêtes et en herbes sèches ; dans ta bouche le goût du fer imprègnera tes dents des morsures qui te démangent de donner. Dans la minéralité des Pyrénées il n’y a que les roches, les bêtes et les fées qui savent retrouver encore les traces d’humanité.

Éditions Buchet-Chastel
149 pages

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