Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Sauter des gratte-ciel – Julia von Lucadou

    Riva Karnovsky est une jeune sportive en pleine hype. Star de sa discipline, elle a des millions de followers, décroche des contrats de sponsoring importants, vit dans un appartement fabuleux avec un photographe plein d’avenir. Elle est la plus grande sauteuse de son époque. Car c’est cela, son sport : s’élancer du haut des gratte-ciels de la ville dans une tenue adaptée, un Flysuit, et… sauter. Sans attache, sans filet, seulement un bon costume et du talent.
    Bref, une belle love story, et une impression de life achievement, non ? Pourtant, du jour au lendemain, Riva arrête de sauter et reste enfermée chez elle. Son entraîneur et l’Académie font alors appel à la société PsySolutions. C’est Hitomi Yoshida qui se retrouve chargée de ce dossier complexe et sensible

    Imaginez le monde.
    Imaginez le globe terrestre qui flotte dans l’espace.
    De là où vous êtes, le monde est rond et lisse. Savourez cette régularité, imaginez qu’elle n’existe que pour vous. Fermez les yeux un instant, respirez profondément puis, en rouvrant les yeux au bout de quelques secondes, jetez un regard nouveau sur la Terre.
    Zoomez un peu, à présent. Vous découvrez des défauts dans la régularité de la surface terrestre, des bosses et des creux. Elles forment un relief doux, ondulé, le passage du rouge au bleu puis au brun esquissant un motif moucheté.
    En vous approchant encore un peu, vous verrez une tache argentée émerger de ce dessin couleur terre. Ce que vous voyez là, et qui est encore loin, mais se rapproche inexorablement, est une ville. Elle brille, car elle est faite d’acier et de verre, vous le voyez à présent. La Ville au-dessous de vous est un secret qui ne demande qu’à être dévoilé. N’hésitez pas à zoomer davantage, n’ayez pas peur, vous y avez pleinement droit.

    Hitomi est une jeune psychologue diplômée depuis peu, mais pleine d’enthousiasme et plutôt douée. En plus de son emploi chez PsySolutions, sous les ordres de H.H. Master, elle travaille en free-lance pour Call-a-Coach et pratique bien évidemment activités physiques et méditation. Le suivi de Riva est une grande opportunité pour sa carrière, elle qui est junior mais entend bien ne pas décevoir.

    Lectrice, lecteur, mon envol, voici sans doute l’une des dystopies les plus flippantes et proches que tu puisses lire. Flippante parce que proche. Parce que déjà un peu là. La Ville, dans tout son urbanisme transparent, se montre pour ce qu’elle est : le signe de la réussite éclatante. Si tu vis en ville, bravo, il faudra se montrer digne d’y rester, mais tu as déjà fait un grand pas. Si tu ne vis pas dans la Ville, alors tu es dans les Périphéries, et peut-être qu’un jour, ou peut-être pas.
    Ici pour devenir quoi que ce soit (sauteureuse de gratte-ciels, psy, avocat-e, comptable…) tu dois passer devant un jury qui décidera si tu peux ensuite aller te former dans l’Académie idoine. Tout est spectacularisé, minuté, écrit. Tout est aussi potentiellement gentil et égalitaire (mais que nenni, bien sûr, tu t’en doutes). Notre chère Hitomi doit faire ses exercices physiques quotidiens ainsi que ses moments de mindfullness, pour son propre bien, au risque d’être virée, quand même. Les interactions amoureuses sont principalement organisées par des apps qui s’assurent que les partenaires se ressemblent assez pour s’assembler (pas tant dystopique, n’est-ce pas ? Plutôt proche, en effet). Tout est visible, tout est accessible : les notes, les activités de chacun-e, les navigations internet. Un activity tracker enregistre les rythmes biologiques, accessibles à votre employeur qui ne manquera pas de vous reprendre si vous ne dormez pas assez, n’avez pas fait assez de sport. Pour votre bien, of course. Tout est marketé, conceptisé, trademarké : une salle de repos ? La RoomOfRest . Même les phrases d’accroche : everything’s gonna be okay . Les enfants ne sont pas élevés par leurs bio-parents, ici, et d’ailleurs tout le monde n’a pas d’enfants, les femmes sont généralement stérilisées. Les concepts de famille sont assez éloignés, et reste des images fantasmées mais un peu honteuses, reliées à un mouvement naturaliste qui fait office de menace politique un peu lointaine. Le langage est mâtiné d’un business-english qui n’a rien d’un métissage linguistique mais se rapproche plus d’une réduction de la pensée, d’un assèchement du vocabulaire. On vit pour la performance et le rendement, et rien ne doit être caché. Hitomi observe, via les nombreuses caméras de surveillance installées dans son appartement, le quotidien de Riva. Elle lit ses messages, creuse les SecureCloud pour retrouver son journal intime, analyse ses mouvements, ses interactions. Jamais elle ne lui parle, ne la voit.
    Malheureusement ce contrat va s’avérer plus dur à mener que prévu, Riva plus réticence, plus butée, et Hitomi commence à perdre pied, d’une part devant son incompréhension du comportement de sa patiente, et d’autre part sous la pression mise par Master et les actionnaires de l’Académie de saut, l’entraîneur et les sponsors de Riva. Les exercices de Mindfullness n’y feront rien, les cachets, les pilules non plus. Et de logs en respiration, elle plonge dans une autre version, un nouveau versant de son monde si lisse, si pur et si juste, lui semblait-il jusque-là.

    Je ne peux que t’encourager à lire Sauter des gratte-ciels, qui est non seulement très prenant et terrifiant, mais qui en plus t’emmènera dans les nuances les plus délétères et absurdes de la marchandisation et merchandisation d’une société qui a définitivement pris comme assise libéralisme et marketing. Il y a encore beaucoup plus que ça dans ce roman, mais le mieux est encore d’écouter l’autrice en parler, notamment lors de cet entretien pendant le Littérature live 2023.

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Stéphanie Lux
    Éditions Actes Sud
    276 pages

  • Poubelle – Sylvia Aguilar Zéleny

    Nous sommes à Ciudad Juárez. Alicia a été abandonnée par ses parents puis par sa mère adoptive. La Grande Reyna, feu Raymundo, tient une maison close dans le quartier de Azteca. Gris est docteure, mais de l’autre côté du pont, à El Paso. Ce qui relie ces trois femmes aux destins si différents, c’est la décharge de Ciudad Juárez et la violence de la ville-frontière. Alicia s’y est installée pour survivre, Gris vient étudier les effets de la décharge sur ses habitants et Reyna accueille les nouvelles venues, les perdues, les fuyardes à la recherche d’un bout de trottoir et de protection.

    La maison était petite. C’était une maison avec tous les jours de quoi manger. Quatre murs bien solides. Des fenêtres, une porte et une serrure. Une bonne serrure. Deux lits de camp, trois chaises, une table et une petite gazinière. Des tasses, des assiettes, des cuillères, des couteaux. Oui, la maison avait une serrure.
    Je vivais là avec elle.
    Si je ferme les yeux, je la revois. Le visage comme fraîchement lavé. Les cheveux en queue-de-cheval. Toujours un tablier enfilé par-dessus ses vêtements, les poches avant bourrées de clefs, de petites pièces, de billets de vingt pesos, d’image de la Vierge, de fil à coudre. Avec une aiguille glissée dans la bobine.
    Elle faisait le ménage de l’autre côté, là-bas, chez des gringos ou peut-être chez des Mexicains qui vivaient comme des gringos, je ne sais pas. Je sais seulement qu’elle traversait le pont du centre-ville tous les jours pour aller à Gringoland. Elle disait à qui voulait l’entendre que c’était une tannée, ces allers-retours, mais une tannée bien payée. Elle fourrait son tablier dans son sac pour que les flics à la frontière ne se doutent pas qu’elle travaillait de l’autre côté. Parfois, elle poussait même un chariot de supermarché, va savoir où elle le dégotait. Un chariot rempli de trucs. Les gringos, ou peut-être les Mexicains qui vivaient comme des gringos, lui refilaient toujours de la nourriture, des fringues, des chaussures. Elle rentrait rarement les mains vides. Et peu importe ce qu’elle rapportait, j’étais toujours contente.

    Ciudad Juárez est mondialement connu pour être la triste capitale des féminicides. Si la violence y touche tout le monde, les femmes sont particulièrement visées et victimes. Sa position de ville-frontière, séparée des États-Unis et de sa jumelle El Paso par le Río Bravo et quelques ponts, en fait un point névralgique pour les deux pays.

    Nous allons suivre ici trois voix, trois femmes à la vie bien différente et qui n’auraient sans doute jamais dû se croiser, si ce n’était finalement là, à Ciudad Juárez. Alicia, après une jeune vie chaotique, s’est construit une sacrée carapace et fait partie des femmes importantes de la société interne à la décharge où elle a fini par s’installer, y trouvant le seul endroit avec un minimum de sécurité. Elle va y rencontrer Gris, qui étudie avec d’autres scientifiques états-uniens comment cet environnement si nocif impacte celles et ceux qui y vivent. Originaire de Ciudad Juárez, elle a grandi à El Paso avec sa sœur et sa tante après la mort de ses parents. Mais sa tante, une femme indépendante qui a consacré sa vie à sa carrière d’avocate, perd peu à peu la mémoire. Reyna, elle, a eu plusieurs vies. La dernière, l’actuelle, c’est celle de tenancière de maison close. Une maison qu’elle veut sécurisée et dans lesquelles ses filles, qu’elles soient cis, trans, hétéro, bi ou n’importe où dans le spectre, se sentent en famille. Elle recueille et forme les débarquées récentes, leur raconte sa vie tumultueuse et écoute par bribes la leur, cheminement unique et pourtant aux ondes répétitives de filles en filles.
    Chacune à leur lutte intérieure et extérieure, avec leurs problèmes et leur histoire, nos trois héroïnes nous racontent la vie de et à Ciudad Juárez entre la corruption, les trafics, les violences mortelles des gangs est de la police, celle, banale, du quotidien, ponctué malgré tout par des moments de joie, des plaisirs communs qui prennent une nouvelle dimension.
    Gris doit affronter, en plus de son terrain d’étude, la perte de mémoire de sa tante et donc l’histoire de sa famille, tandis que Reyna se fait la mémoire sans faille de son quartier et des filles qu’elle a rencontrées, avec qui elle a travaillé. Alicia de son côté se concentre sur le présent, le maintenant, la survie, son passé n’étant qu’abandon et mensonges et son futur un rêve trop douloureux.

    Sans fausse pudeur ni pathos, Sylvia Aguilar Zéleny nous emmène dans cet écosystème grouillant de tout en tirant sur un fil qui espère faire ressortir de cet enfer qu’est Ciudad Juárez la possibilité d’une autre vie qui pousserait d’une solidarité indispensable et lucide entre celles qui en ont trop vu, trop vécu mais continuent à lutter pour exister.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine
    Éditions Le bruit du monde
    250 pages

  • Amatka – Karin Tidbeck

    Vanja arrive tout droit d’Essre dans la colonie d’Amatka, bien au Nord. Là, elle est accueillie par Nina, Ivar et Ulla, qui seront ses nouveaux camarades. Envoyée par l’administration centrale, elle doit faire une étude de marché des produits d’hygiène utilisés dans la colonie septentrionale afin de connaître les besoins des colons et comment seraient reçues par les habitants de nouvelles marques, de nouvelles formules. Passionnant, non ?

    Vanja de Brilar Essre Deux, assistante d’information auprès des Experts de l’hygiène d’Essre, était là seule passagère de l’autotrain pour Amatka. Dès qu’elle eut grimpé les marches, la porte se referma derrière elle et le train démarra d’un coup sec. Vanja raffermit sa prise sur sa besace et sa mallette de machine à écrire, puis, du pied, poussa sa valise de l’autre côté de la porte coulissante. Il faisait parfaitement noir. Elle tâta le mur et découvrit un interrupteur près du seuil. Une lumière jaillit, diffuse et jaune.
    Le wagon voyageur était un espace exigu, vide à l’exception de couchettes en vinyle marron flanquant les murs et de porte-bagages chargés de couvertures et d’oreillers plats, assez larges pour qu’on puisse également y dormir. La voiture était conçue pour la migration, le transport des pionniers à la conquête de nouveaux espaces, ce qui, en l’occurrence, ne présentait aucune utilité.
    Vanja laissa ses affaires devant la porte et s’assit sur chacune des couchettes. Elles étaient aussi dures et peu confortables les unes que les autres. Leur revêtement, lisse d’apparence, se révéla rugueux et désagréable au toucher. Vanja choisit la banquette la plus éloignée de la porte, au fond à droite, juste à côté de la salle commune, d’où on voyait l’ensemble du compartiment. Ces lieux lui rappelaient vaguement le dortoir de la maison d’enfants 2 : mêmes matelas en vinyle sous les draps, même odeur tenace de corps. À cette différence que le dortoir regorgeait d’enfants et bourdonnait de voix.

    Amatka est la colonie 4. Il y en a, en avait 5. Située dans le nord, elle produit des champignons, ingrédient indispensable dans ce monde, tant à manger que pour fabriquer toutes sortes de produits. Ce monde, c’est un monde de repli pour une humanité décimée. Organisée en plusieurs colonies avec chacune sa spécificité, on y trouve une organisation très précise, très réglée. Les enfants grandissent dans des maisons d’enfants loin de leurs parents, chaque adulte est affectée à un travail et peut en changer de temps en temps. Tous se retrouvent pour partager des moments de loisirs, et le bien et la sécurité commune est la première des priorités. Tu vas me dire, lectrice, lecteur, mes mots d’amour, que tout cela ressemble un peu au Meilleur des mondes ou 1984. Mais c’est sans compter sur la particularité de ce monde : ce qui n’est pas nommé disparaît, ce qui est mal nommé se transforme. Tous les objets, bâtiments, vêtements… sont marqués de leur nom : fourchette, chaussette, valise, école, entrepôt… les habitants les nomment en les utilisant et régulièrement, ils se réunissent pour réécrire et repeindre les lettres qui maintiennent solides leur univers.
    Vanja arrive donc à Amatka pour une mission somme toute assez banale. Elle est envoyée là-bas car un peu fragile, elle semble, comme son monde, toujours sur la brèche, incertaine de la réalité des choses. Lorsqu’elle était enfant, son père s’est révolté contre ce qui lui paraissait une atteinte à la nature des choses et a été puni comme il se doit dans une contrée où le langage est destructeur : on lui a enlevé la possibilité de parler. Vanja va prendre le rythme de vie de sa nouvelle colonie et tomber tendrement dans la douceur d’un amour simple avec Nina. Mais la colonie cache dans son passé des événements troublants, et sa stabilité vacille de jour en jour.

    Dans cette dystopie au style aussi froid et dépouillé que l’est son univers, Karin Tidbeck parvient à nous guider en même temps que son héroïne vers les mystères que cachent Amatka et cette nouvelle terre. Derrière cette obligation de nommer correctement se dissimulent beaucoup de contraintes, d’interdictions, de malédictions. Quid de la création ? Elle est ici littéralement création et transformation. Celles et ceux qui sentent gronder en elleux l’anormal de la situation, l’étriquement de leur société et de leur vie doivent faire preuve d’un acte de foi, car personne ne sait ce qui se passera, si l’on cesse de nommer, si l’on change, si l’on manipule les objets pour les emmener sur une autre voie. Devant ce saut dans le vide, la fragilité de Vanja et la froideur de l’atmosphère se mettent à trembler, à grésiller, prêts peut-être à changer le cours des choses sous l’impulsion des mots et de la création.

    Traduit de l’anglais et du suédois par luvan
    Éditions Folio SF
    314 pages

  • Fun Home – Alison Bechdel

    Alison est étudiante lorsque son père meurt, écrasé par un camion. Elle pense suicide, bien que la thèse de l’accident reste l’officielle. Quelques temps avant, elle avait annoncé à ses parents qu’elle était lesbienne. Et, dans la foulée, elle avait appris que ce père au caractère si complexe était lui aussi homosexuel. C’est un tourbillon vertigineux sur son enfance et le rapport au père qui s’ouvre alors, pour tenter de comprendre cet homme autoritaire et cultivé.

    Alison Bechdel est d’abord connue pour son fameux test de Bechdel, visant à déterminer la représentation de femmes, et donc le potentiel niveau de sexisme, dans un film via trois questions. Mais elle est surtout l’autrice d’une œuvre graphique importante tant par son rayonnement que sa reconnaissance. Avec Fun Home, elle se livre à l’exercice de l’autobiographie, qui prend ici l’apparence d’une analyse poussée de son enfance et surtout, tu l’auras compris, de son père.
    Alison grandit dans une petite ville de Pennsylvanie avec ses frères et ses parents. Ils vivent dans une vieille maison de style néo-gothique patiemment et minutieusement retapée par le paternel, passionné par les arts décoratifs et vouant un certain culte à l’esthétisme. Professeur d’anglais le jour, il est également à la tête de la petite entreprise familiale de pompes funèbres de la ville, le Funeral Home. Bruce Bechdel est un homme aussi dur et impatient avec ses enfants et sa femme qu’il se montre attentionné et méticuleux lorsqu’il s’agit de meubler, retaper, se vêtir, assortir. Homme de peu de mots, ceux-ci sont souvent durs et amers et seule la beauté des choses et de sa maison semble lui apporter un quelconque plaisir. Et la littérature. Bruce est passionné de littérature, art qui deviendra bientôt le meilleur moyen pour sa fille de créer un lien avec lui.

    Cette autobiographie graphique est une œuvre d’une richesse et d’une complexité rare. Alison Bechdel creuse, déterre et revient sur différents éléments marquants de son enfance et de son adolescence, les décrivant et analysant à l’aune des nouvelles découvertes qu’elle fait et de son regard évoluant avec l’âge et la prise de conscience de qui elle est elle-même. La révélation de l’homosexualité de son père la fait replonger d’une part dans les souvenirs qu’elle pouvait avoir de lui avec des hommes (parfois bien jeunes) qui passaient donner un coup de main pour les travaux, les emmenaient camper elle et ses frères, mais aussi sur son rapport au genre, à sa féminité et sa masculinité et celle de son père.
    Homme de lettres, Alison Bechdel utilise les auteurs et œuvres favorites de son père pour tenter de mieux le cerner. De Proust à Joyce et de Wilde à Fitzgerald en passant par Camus, ces livres lui donnent de multiples clefs de lecture qui tracent un chemin dans les fourrés de la jungle paternelle, et par-là même, dans le décryptage de leur vie et leur relation. Raconté avec un dessin tout aussi précis et minutieux que l’est son enquête et son analyse quasi-psychanalytique, Fun Home est une immersion totale dans les secrets d’une famille d’apparence banale qui contient, bien enfermées, bien étouffées, beaucoup des souffrances contemporaines.

    Œuvre forte et rigoureuse, Fun Home dresse le portait d’une famille et d’une époque en plein bouleversement, dont on ne sait pas ce qu’il en sortira, mais qu’il convient de continuer à explorer toutes les facettes, celle du genre, de la sexualité et de l’expression de soi à travers et sous l’influence des autres.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn et Corinne Julve
    Éditions Points
    240 pages

  • Un fil rouge – Sara Rosenberg

    Miguel est un documentariste argentin qui a autour de trente-cinq ans. Nous sommes dans les années 80, approximativement. Après 83, assurément, car la démocratie est de retour en Argentine. Originaire de Tucumán, Miguel a survécu aux dictatures qui se sont enchaînées avec peu de répit. Mais il porte en lui une blessure qui ne cesse de s’ouvrir, celle du destin de Julia, son amie d’enfance et militante d’extrême-gauche qui n’a pas réapparu. Il décide de lui consacrer un documentaire et part sur les traces et à la recherche de celles et ceux qui l’ont connu, l’ont aimé ou détesté, pour reconstituer sa jeune vie jusqu’à la fin.

    Enregistrement n°1
    (Catamarca, 1990, après Madrid)
    La maison a explosé tellement fort qu’on a même retrouvé des décombres sur le chemin des oliviers. Les animaux ont été bien secoués par la détonation, du coup, le percheron s’est échappé dans la montagne. On ne savait pas encore si Julia se trouvait à l’intérieur avec son fils Federico. Des hommes, une quinzaine, armés jusqu’aux dents, sont descendus de quatre voitures ; ils se sont divisés en groupes avant d’encercler la maison en criant et en mitraillant la porte et la fenêtre, puis ils ont posé des explosifs. Ensuite, ils ont couru jusqu’au chemin et ils ont disparu à toute vitesse.
    Ma sœur et moi nous étions là-bas à épier, derrière la palissade, où on fait sécher les figues sur les roseaux tressés. Ils ne pouvaient pas nous voir et, en plus, ils étaient tellement pressés qu’ils n’ont même pas regardé, comme s’ils étaient poursuivis par le diable. La plupart des gens se sont cachés dans la grande bâtisse où nous avions tous l’habitude de nous réunir pour regarder la télévision. Quelques-uns étaient restés chez eux et d’autres ont entendu la détonation dans toute la vallée, sans savoir d’où ça venait exactement. Le bruit a été si fort qu’il nous a rendues complètement sourdes toute une journée.
    À mes soixante-dix ans, j’ai vu bien des guerres passer sur ce chemin, mais jamais aucune n’était arrivé si près, juste là, en face.

    Lectrice, lecteur, mon fil rouge, Julia est de ces femmes qui bouleversent celles et ceux qui la croisent et provoquent autant rage qu’admiration. Née Berenstein, elle est descendante d’une première vague d’immigrés d’Europe de l’Est et s’engage dans sa jeunesse auprès de la trotskyste ERP, l’Armée Révolutionnaire du Peuple, en tractant et participant à des actions armées. Jeune femme révoltée, provocatrice et libérée dans une région encore très rurale et codifiée, elle vit son corps, ses amours et ses combats politiques avec ardeur et dévouement. Arrêtée, enfermée, amnistiée, elle s’exilera avec mari et enfant mais n’arrêtera jamais la lutte, jusqu’à sa dernière arrestation et sa mort en détention.
    Laissée, comme des milliers d’autres, sans sépulture, Julia a néanmoins tellement marqué de sa présence et ses actions les personnes qu’elle a croisé que sa vie reste imprimée dans la vie des autres. Avec son documentaire, Miguel va tenter de reconstituer son histoire, sa présence et son corps, et peut-être créer en lui-même une tombe pour Julia sur laquelle il pourra, enfin, se recueillir et verser sa culpabilité d’avoir survécu.

    Sara Rosenberg nous guide de témoignages en confessions, de ressentis en ressentiments et disperse au vent des pages les morceaux de vie de Julia tels que vécus par les autres et recollés patiemment par Miguel. Sa transgression des règles de la société par son émancipation des codes assignés aux femmes : elle veut exister dans une guérilla très masculine, se coupe les cheveux ras, s’affirme sur la place publique, vit ses relations avec les hommes comme un moyen de sortir de sa famille pour vivre plus libre. De Tucumán aux prisons de Patagonie, d’un exil mexicain et bolivien aux listes des desaparecidos, la vie de Julia est suturée à celle de l’Argentine et aux arrachements de la dictature. C’est un regard cru et lucide sur la complexité de vivre pendant cette succession de périodes noires et cruelles, avec à peine quelques mois de répit avant le retour de la tourmente, que nous donne Sara Rosenberg à travers les fragments de vies de Julia et la quête de Miguel. Ses personnages, les témoins, Miguel, Julia, sont les pièces d’un patchwork complexe et discordant, cousues au fil rouge, le même qui a cousu, pendant tant d’années, la carte humaine et sociale d’un territoire qui cherche encore à se remettre des brûlures et des lacérations.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Belinda Corbacho
    Éditions La contre-allée
    258 pages

  • Mon cœur bat vite – Nadia Chonville

    Alors que le soleil se couche sur la mer Caraïbes, Édith soulève du plat du pied la poussière qui recouvre le plancher d’une case. Le lendemain, elle se rendra au procès de son frère, Kim. Car cinq ans plus tôt, Kim a tué, il a tué plusieurs personnes, dont le fils de sa sœur. Et avant d’affronter ce procès, pour tenter de comprendre, ou du moins de savoir, de tenter de cerner les causes de ces gestes aberrants, Édith fait appel à ses ancêtres et revient cinq ans, quinze ans, cent ans en arrière pour retracer l’histoire de son frère et de sa famille, tirer sur les fils de sang qui mène à la mort de son fils.

    D’abord, Kim caresse la bouteille. Il glisse ses doigts infinis sur le corps droit et anguleux du verre trempé, où l’or brut gît. Ses yeux noirs transpercent les profondeurs liquides et enlèvent aux anges la part dérobée. Du pouce, il saut le bouchon. Sa main fermement saisit ce corps et fait glisser ses eaux incandescentes dans un verre froid. Alors la cascade de soleil emporte dans son lit la douleur de Kim, sa fièvre, son cœur en dérive, et dans la musique chatouilleuse de l’alcool sur la glace s’abîme le reflet de son souvenir. Il respire, et une heure s’étire entre ses narines sans oser ni parler ni soupirer. Restent juste la clameur ciselée du temps qui passe et les commandements que le rhum glisse à son oreille.
    L’alcool lui dit : fais-moi danser, Kim. Berce-moi dans le creux généreux de tes paumes. Fais vibrer sur mes eaux tes lèvres brunes et charnues, tes narines saillantes, et ferme les yeux. Kim abaisse les paupières et l’alcool lui dit : grimpons ensemble sur la cime de tes errances. Je te ramènerai aux flancs du morne vert où tout a commencé. Nous réveillerons le silence qui tu as enterré là. Partons creuser ensemble les hauteurs du morne qui domine la mer et l’océan. Plonge tes mains là, dans la terre des tiennes, là où l’odeur moite du sang répandu dans l’humus étire en longs soupirs les cris des martyrs.
    Le verre de Kim est vide, mais le rhum lui parle encore, et la nuit de Kim murmure ainsi en mélancolie sans lui souffler jamais d’à nouveau remplir ce verre.

    Édith et Kim auraient pu ne pas grandir malheureuses. Leur mère a toujours été travailleuse, et le départ du père lorsqu’elles avaient une quinzaine d’années, n’a pas été pour déplaire. Mais pesait déjà sur elles plusieurs poids. Celui de la société, de la violence des hommes, de leur histoire familiale, qui rassemble en un fagot importable tout cela. Elles descendent d’Ayo, arrivée sur un bateau négrier et qui libérait d’une vie d’esclave les fruits des amours salvatrices ou des viols coloniaux. La lignée s’étend jusqu’à nous, sorcières en contact avec les esprits, connaisseuses des plantes, des remèdes guérisseurs comme des infusions létales. Mais cette lignée de femmes porte en elle l’histoire coloniale de la Martinique. Esclavage, femme à soldats, violence, racisme… Jusqu’à l’inceste, le corps du père, lourd sur celui d’Edith, et Kim qui ne sait qu’en faire. En grandissant, Kim se sentira de plus en plus étrangère à ce corps féminin, et taira toujours que, comme sa grande sœur, il peut entendre ses aïeules. Devenu le frère, le garçon imprévu d’une lignée uniquement féminine depuis des décennies, il ne peut plus supporter la violence sans fin et sans limite qui écrase les femmes de sa famille et décide de la purger dans le sang.

    Lectrice, lecteur, scintillement de mes larmes sur l’écume, c’est une voix à nulle autre pareille que nous présente ici la formidable maison Mémoire d’encrier (que je ne me lasse pas de découvrir). Nadia Chonville, autrice martiniquaise, nous conte ici par le menu et avec une poésie d’une brutalité tissée dans la dentelle et les herbes séchées la violence coloniale et patriarcale, le poids encore trop présent de la conquête, la séparation sociale entre les îles et la France, qui renvoie bien ses enfants des Antilles à ce qu’ils étaient originellement, selon elle. Elle nous parle de l’histoire de ces femmes qui ne peut se départir de celle de cette violence, inhérente et imbriquée, fatalement, qui a imbibé les âmes comme le chlordécone pourrit les sols. Elle raconte les liens qui restent, au-delà des temps, les traditions et la magie, pour transmettre aux suivantes la force et la connaissance des précédentes. Mais cela doit être appris, suivi, et Kim, lorsqu’il était encore assignée fille, n’a jamais voulu dire que lui aussi, avait dans l’oreille ses puissantes ancêtres. Et la colère ancestrale se mêle à la rage contemporaine.

    Assignation. C’est peut-être l’un des mots à retenir de ce roman si renversant. Si celle de Kim en tant que fille dans son enfance est la plus littérale, elle est accompagnée de tant d’autres, qui se coupent et se mêlent. L’assignation à partir en métropole pour les jeunes insulaires, l’assignation à être l’épouse, la mère, la bonne chrétienne et la serviable voisine, la femme soumise et silencieuse, la fille pas pute. La pute. L’homme violent. Le bon Noir. Le révolté. La sorcière. La femme à protéger. Kim, comme Édith, comme leurs aïeules, leurs voisin·es, leurs ami·es sont enroulé·es dans des bobines de fils collants et brûlants des rôles qu’on leur assigne et dont iels doivent démêler ce qui les constituent et tenter de s’extraire du reste, d’imposer leurs êtres multiples, complexes.

    Mon cœur bat vite est un roman d’une poésie brûlante, douleur vive, prégnante et régénératrice qui nous révèle une voix puissante des Antilles.

    Éditions Mémoires d’encrier
    201 pages

  • Je tremble, ô matador – Pedro Lemebel

    On l’appelle la Folle du Front. Elle vit à Santiago dans une vieille maison, et après s’être prostituée pendant quelques temps, elle brode, désormais. Des nappes, des napperons, des angelos, des fleurs et des vases. On est en 1986, et cette femme transgenre plus toute jeune accepte, par amour pour un tout frais étudiant révolutionnaire, de garder chez elle des caisses qui contiendraient des livres. Plus probablement tout ce qu’il faut pour attenter à la vie de Pinochet.

    Comme un voile soulevé sur le passé, un rideau brûlé flottait à la fenêtre de la maison en ce printemps 86. Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. Un Santiago qui venait de s’éveiller au martèlement des casseroles et aux fulgurantes coupures de courant ; des chaînes étaient jetées en l’air, sur les câbles électriques parcourus d’étincelles. Alors venait la nuit noire, les phares d’un camion blindé, les arrête-toi, connard, les détonations et les cavalcades terrifiées lézardant la nuit feutrée dans un bruit de castagnettes métalliques. Des nuits funèbres, ourlées de cris, de l’inlassable « Il va tomber » et de tant et tant de communiqués de dernière minute dont on entendait chuchoter l’écho au « Journal de Radio Cooperativa ».
    Avec ses trois étages et son escalier unique, colonne vertébrale conduisant aux combles, la petite maison maigrelette occupait alors un coin de rue. De tout là-haut, on pouvait voir la ville pénombre que couronnait le voile blafard de la poudre. C’était en fait un pigeonnier, muni d’une simple balustrade pour étendre les draps, les nappes et les slips que brandissaient les mains tam-tam de la Folle du Front. Lors de ses matinées fenêtres ouvertes, elle fredonnait Je tremble, ô matador, j’ai peur de voir flotter ton sourire le soir. Tout le voisinage était au courant de la particularité du nouveau voisin, une fiancée trop enchantée d’avoir trouvé cette ruine. Une tantouze au sourcil froncé, venue demander un jour si la bâtisse lézardée par les tremblements de terre à l’angle de la rue était à louer.

    Lectrice, lecteur, mon océan interdit, ferme les yeux. Dans ce magnifique roman de Pedro Lemebel, tout est sensation, tout est émotion, tout est rage et passion. Notre héroïne, la Folle du Front, après une enfance violente et abusive et une première partie de vie tout aussi dramatique, entre trottoir et drogue, se pose dans cette maison bancale avec ses fils, ses aiguilles et son amour pour les chansons d’amour. Grandiloquente et passionnée, elle ne s’en laisse pas pour autant compter. Et malgré les silences de Carlos et de ses compagnons qui viennent squatter et son salon et son grenier pour de soi-disant club de lecture ou groupe de révision, elle comprend bien que ce qui se trame derrière n’est ni très catholique, ni très pinochet-compatible. Mais de tout ça, elle ne veut pas s’en mêler. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les militants et autres n’ont jamais fait grand cas des homosexuels, au mieux. Et pourtant que son cœur bat, que son corps vibre et que la cordillère tremble quand elle croise les yeux du jeune militant et que leurs peaux s’effleurent.
    C’est ici l’histoire flambante et flamboyante d’un amour trouble et impossible dans une période qui pourtant pourrait annihiler toute passion. Un amour aussi intense qu’il reste suspendu à son impossibilité, à sa naissance au mauvais endroit, au mauvais moment, entre les mauvaises personnes. Celle qui aime trop et trop tard, et celui qui se laisse aimer à trois pas de distance, préférant épouser sa cause et ses idées. Mais tout amour est bouleversement, et la Folle du Front, qui avait décidé de ne pas se sentir concernée par la dictature autrement que par la tristesse devant ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes, accepte de regarder en face et d’exister dans l’espace politique que lui amène Carlos. Notre jeune étudiant, quant à lui, aura peut-être appris à accepter certaines parts de lui-même et à donner un sens autre que politique à sa lutte : celle pour plus d’humanité.
    Avec ses envolées lyriques et poétiques lumineuses, la narration de Lemebel ressemble à son personnage : la Folle du Front enivre sa vie et son quotidien de chansons d’amour, de volants, de chapeaux de couleur et de mille accessoires et attentions qui détonnent dans la violence de Santiago. Au contrepied et à contre-temps, nous entrons par moment dans l’intimité du couple dictatorial dans lequel la Première Dame assomme son sanguinaire mari de sa logorrhée insensée tandis que le dictateur se perd dans les souvenirs d’une enfance aigrie et les cauchemars d’une chute imminente. Là où la Folle du Front s’approprie avec goût et détermination les vêtements et les objets pour ramener de la joie dans la vie, la Première Dame ne les voit qu’avec dédain, signe de mauvais goût ou de supériorité. Par deux fois et à distance se croiseront les deux couples, reflet diffracté d’un miroir brisé irrémédiablement que seul une chute pourrait réparer.

    Je tremble, ô matador est un roman d’une puissance incroyable, une histoire d’amour d’une beauté comme seule l’ont ces amours dont on sait qu’elles ne seront jamais mais sur lesquelles on ne peut se résoudre à fermer ni les yeux ni le cœur, ni l’âme, tant elles irradient au-delà des amants malheureux. Pedro Lemebel brode, comme sa Folle, des mots d’une finesse dans la violence, la merde et les incendies ainsi que des scènes absolument majestueuses, de la traversée par notre Folle d’une armada de flics telle une reine, au fantasme révoltant d’une tribu de généraux se gavant et dégorgeant de bouffe et de haine sur une nappe à l’innocence violentée. Comme le dit si bien Emmanuelle Bayamac-Tam dans la préface, « Dans Je tremble, ô matador, rien n’est absolument frivole et tout est politique ». Telle une envolée de pétales chamarrés dans les nuages gris des lacrymos, Je tremble, ô matador est un feu d’artifice flamboyant, sensuel et subversif dans le chaos d’un pays brisé.

    Je tremble, ô matador a été adapté au cinéma par Rodrigo Sepúlveda

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Préface d’Emmanuelle Bayamac-Tam, Quentin Zuttion et Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Gallimard
    194 pages

  • Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

    Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

    Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
    À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
    Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
    Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
    Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
    Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
    Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

    Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

    Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
    Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

    On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

    P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

    Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions L’atalante
    170 pages

  • L’autre guerre – Leila Guerriero

    Le 2 avril 1982, le dictateur argentin Galtieri envoie des bataillons des forces armées argentines débarquer sur les îles Malouines. Occupées par les britanniques depuis 1833 et réclamée par les Argentins depuis lors, Galtieri fait de ce débarquement armé une manœuvre pour retrouver un peu de gloire auprès du peuple, qui manifeste de plus en plus son mécontentement devant cette énième dictature. Las, cette guerre qui devait être d’une efficacité totale et redonner au général et au pays sa gloire et ses territoires perdus va s’achever en quelques mois à peine par une victoire anglaise et une déroute sanglante pour le gouvernement dictatorial, marquée par la mort de plusieurs centaines de soldats argentins.

    En 1982 l’Argentine était gouvernée par une dictature aux ordres du lieutenant général Leopoldo Fortunato Galtieri. Le 30 mars le mouvement ouvrier a appelé à une marche sur la place de Mai, Buenos Aires. Dès 1976, le régime militaire avait séquestré et assassiné des milliers de citoyens, aboli le droit de grève et interdit toute activité syndicale. Malgré tout, cinquante mille personnes ont rejoint la manifestation qui s’est déroulée sous le slogan « Paix, Pain et Travail », aux cris de « Galtieri fils de pute ! » et a fini en affrontements sauvages avec plus de trois mille arrestations.
    Deux jours plus tard à peine, le 2 avril, sur la même place, cent mille citoyens euphoriques hissaient des drapeaux patriotes et brandissaient des panneaux affichant « Vive la Marine nationale », tandis qu’un cri fervent avançait tel la proue bestial d’un bateau : « Galtieri ! Galtieri ! ». La télévision montrait le lieutenant général fendant une foule rugissante qui se disputait la meilleure place pour le toucher. La voix d’une commentatrice rapportait, véhémente : « Son excellence Monsieur le Président de la Nation est venu saluer son peuple ! Tous l’ont ovationné. Monsieur le Président s’est approché de cette foule qui l’acclamait, lui et les forces armées, pour l’action historique menée ces dernières heures. Merci à notre glorieuse Armée nationale ! » La commentatrice, le peuple, le lieutenant général célébraient le débarquement, quelques heures plus tôt, des troupes de la nation sur les îles Malouines, un archipel de l’Atlantique Sud sous domination anglaise depuis cent quarante-neuf ans appelé Falklands Islands, et sur lequel on réclamait depuis toujours la souveraineté.

    Sur les 907 morts au combat, 649 sont argentins. Devant l’inaction du gouvernement argentin sur la marche à suivre pour l’enterrement ou le rapatriement de ses morts, un officier anglais nommé Geoffrey Cardozo va prendre à sa charge leur inhumation. Pourquoi cet attentisme ? Parce que rapatrier les corps des soldats reviendrait à retirer définitivement toute présence argentine sur le sol des Malouines, accepter la défaite et laisser l’archipel aux britanniques.
    Le traitement des morts est un exemple déchirant de la gestion de cette guerre par l’armée. Celle-ci n’annoncera pas aux familles la perte de leur fils, père, frère, oncle. Elles l’apprendront en les attendant devant les casernes, en demandant aux camarades rentrés. Le gouvernement n’ayant pas voulu s’occuper de la mise en terre, personne ne saura pendant des années où sont enterrés les disparus, ni comment ils ont péri. Mais lorsque des particuliers, des associations ou des professionnels commencent à parler d’identifier les corps pour rendre aux morts leurs noms, c’est une vague de contestation incroyable et incompréhensible qui se lève. Comme si avec les morts des Malouines était enterrées les affres des dictatures et qu’il fallait les laisser là, sans nom, sans mot, pour que le temps continue de s’écouler.
    Leila Guerriero, avec son immense talent, retrace les vies de soldats, de famille et de celles et ceux qui ont rendu possible le travail d’identification des tombés au combat dans cette guerre d’orgueil, et met en évidence les plaies béantes d’un pays encore meurtri.
    Car c’est grâce à l’acharnement de quelques-uns, à des investigations au long cours dans l’indifférence, voire l’hostilité étatique, que les familles ont pu, au fil des ans, retrouver leurs morts. Tout commence avec Julio Aro, ancien combattant des Malouines, qui rencontre Cardozo lors d’un séjour à Londres, et apprend le travail l’inhumation et de répertoriage des corps en vue de leur future identification. Sidérés, les deux hommes découvrent l’omerta imposée sur le sujet par le gouvernement argentin. Julio Aro prendra ensuite contact avec Luis Fondebrider et son équipe, les membres de l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale, puis avec Gabriela Cociffi, une journaliste, puis…, puis… Lentement, c’est toute une troupe qui se lève pour les morts, quels qu’ils soient. Car n’oublions pas que la guerre des Malouines, lancée par le dernier dictateur argentin, a rassemblé dans les rangs des combattants autant de simples citoyens que les tortionnaires de la dictature, tous unis sous la dernière épitaphe des héros tombés pour la patrie.

    Leila Guerriero rend hommage à l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale et toutes celles eux ceux qui ont, pendant des années, mené minutieusement cette enquête légale et clandestine à la fois, qui vient remuer la douleur de la guerre et de la dictature et l’inaction totale du gouvernement. Elle raconte les entretiens avec les familles, les réticences de certains qui y voient un complot, les premiers vols des familles vers le cimetière militaire de Darwin, des vols hors de prix financés par Eduardo Eurnekian, milliardaire argentin. Elle y raconte les tensions, les incompréhensions, les soldats torturés par leurs officiers, la lutte pour le sens des mots qui vient brouiller les discours. Car les morts sans nom à la guerre sont, par certains, désignés comme NN (Nomen nescio), ce qui renvoient aux desaparecidos, aux disparus. Insultant pour certains pour qui leurs morts au combat étaient des fidèles au pays, pas des subversifs, et méprisants pour d’autres qui ne voulaient pas voir leurs disparus, celles et ceux engloutis par le régime dictatorial, mélangés avec des soldats qui auraient peut-être participé aux répressions.

    Cette magnifique enquête racontée avec délicatesse et force, qui tisse autant des histoires de vie que des conflits politiques est augmentée d’une postface, dans laquelle Leila Guerriero nous raconte sa rencontre avec l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale, ainsi que d’un article publié en 2007 dans El País dans lequel elle retrace l’histoire de cette équipe. Née de l’arrivée en Argentine de Clive Snow, anthropologue médico-légal états-unien venu pour identifier les corps de disparus de la dictature et qui recrutera autour de lui de jeunes étudiants et diplômés en anthropologie, qui feront de cette étrange activité leur sacerdoce. Appelées à maintes reprises notamment par le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, différentes Commissions Vérité aux Philippines, au Pérou, au Salvador, en Éthiopie… l’équipe deviendra une référence dans la recherche, l’enquête et l’identification des victimes de crimes de masse, ou encore de Che Guevara, tandis que ses membres, tous autant qu’ils sont, espèrent qu’un jour ils deviendront inutiles.

    C’est donc un hommage à ces enquêteurs discrets et indispensables qui relient les vivants avec leurs morts et luttent pour ramener la vérité des répressions, des crimes d’état, des massacres et empêcher ainsi leur négation par leurs instigateurs que rend Leila Guerriero à travers ces différents textes. Comme dans Les suicidés du bout du monde, elle parvient à mettre au cœur de son travail la parole de celles et ceux, aussi insignifiants paraissent-ils, qui tentent d’arracher au quotidien leurs vies et de remettre du sens dans l’histoire violente, l’abandon gouvernemental, les déchirures sociales. Leila Guerriero a en elle le pouls de l’humanité, et nous le confie avec beaucoup de précaution et de sensibilité, tels ces cailloux clandestins ramenés du cimetière de Darwin, dernière présence de morts ignorés pour l’orgueil d’une dictature périclitante qui n’aura eu de cesse de faire disparaître.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    187 pages

  • Les tentacules – Rita Indiana

    Acilde vivote tant bien que mal à Santo Domingo. Elle traîne au parc Mirador, repérant les messieurs plus ou moins vieux qui apprécieraient de se faire tailler une pipe par une jeune personne au physique androgyne. Son objectif : gagner assez de thunes pour pouvoir se payer le Rainbow Bright, un traitement qui lui permettrait enfin de devenir le garçon qu’elle sait être. C’est ainsi qu’elle croisera Eric, qui la mènera auprès d’Esther Escudera. Prêtresse de la Santería proche du président, celle-ci semble avoir un dessein bien en tête pour Acilde.

    La sonnette de l’appartement d’Esther Escudero a été programmée pour émettre un bruit de vague. Acilde, sa bonne, qui s’affaire aux premières tâches de la journée, entend quelqu’un en bas, à la porte de l’édifice, s’acharner sur le bouton, jusqu’à ruiner l’ambiance estivale obtenue quand on se contente d’une seule pression. Joignant l’auriculaire et le pouce, elle active dans son œil la caméra de sécurité qui donne sur la rue et voit l’un des nombreux Haïtiens qui passent la frontière pour fuir la quarantaine déclarée sur l’autre moitié de l’île.
    Reconnaissant le virus dont le Noir est porteur, le dispositif de sécurité de la tour lance un jet de gaz létal, puis informe à leur tour les autres résidents, afin qu’ils évitent le hall du bâtiment jusqu’à ce que les collecteurs automatiques, qui patrouillent dans les rues et les avenues, ramassent le corps et le désintègrent. Acilde attend que l’homme cesse de bouger pour se déconnecter et reprendre le nettoyage des vitres chaque jour noircies par une suie grasse, dont vient à bout le Windex. Tout en essuyant le produit avec un chiffon, elle voit, sur le trottoir d’en face, un collecteur chasser un autre sans-papier, une femme qui tente en vain de se protéger derrière un conteneur poubelle. L’appareil l’attrape à l’aide de son bras mécanique et la dépose dans son compartiment central avec la diligence d’un enfant glouton qui enfourne le bonbon sale qu’il vient de ramasser par terre.

    Nous sommes en 2027, et ça ne va pas fort fort. Suite à un tsunami et une abominable pollution bactériologique, l’océan et la mer des Caraïbes ne sont plus qu’une étendue morte et mortifère. Il existe un gros trafic de faune et flore marine, son extinction en milieu naturel l’ayant rendu dramatiquement rare. Et il se trouve qu’Esther Escudero a, chez elle, une anémone qui vaut très, très cher. Suffisamment pour permettre à Acilde de se payer son traitement. Mais les liens entre la jeune ado et la vieille dame sont ténus, Acilde fait figure d’élu pour les fidèles d’Esther Escudero. Possiblement Omo Olokun, iel serait celui qui sauvera la mer déjà morte.
    En parallèle, nous rencontrons Argenis quelques années plus tôt. Artiste paumé, technicien brillant mais en décalage, macho, accro, perdu, il est invité à participer à une résidence artistique par un riche couple qui cherche à construire une zone protégée de recherche et de préservation de l’océan et des récifs coralliens. Entouré d’artistes aux origines et à la sincérité diverses et variées, Argenis va se confronter à sa propre médiocrité, ainsi qu’à un rêve étrange et permanent qui l’emmène dans la peau d’un naufragé du XVIIème siècle, sur cette même côte.

    Lectrice, lecteur, mon sanctuaire, je t’invite à glisser dans les aspérités et les cavernes cachées tapissées d’anémones d’une mer en sursis, et à naviguer parmi les genres, les gens et les temps. Dans ce roman plutôt punk qui passe sans forcer de cyber-technologie et humain augmenté à la Santería et la biologie marine, il faudra lâcher prise et laisser Rita Indiana prendre la barre.
    Quels sont donc les liens qui uniraient Acilde à Giorgio Menicucci et Linda Goldman, les mécènes d’Argenis, et à leur projet de sanctuaire marin ?
    Rita Indiana nous trimballe dans tous les temps et dans tous les sens sans rien oublier. Critique acerbe du capitalisme et de l’autoritarisme, les régimes dominicains se succédant et se ressemblant régulièrement, jusqu’à Said Bona, responsable devant les Dieux, mais moins devant lui-même, du désastre écologique qui tue la mer des Caraïbes, le monde de 2027 a bien continué dans sa lancée et le gouffre social et économique a pris la taille de la fosse des Mariannes. Les apparences, les faux-semblants débordent toujours plus, le tourisme se pâme devant le faux, le reconstitué-plus-typique-tu-meurs. Racisme et machisme sont incarnés au poil par Argenis, le gars paumé qui rejette tant que possible la faute de ses échecs sur les autres et rêve de se venger sur les femmes qu’il désire. Pourtant, lui-même n’est finalement que le produit de cette société en effondrement dans un monde en déshérence, et peut-être n’a-t-il même pas la main sur sa propre vie. Ce rêve qu’il fait, dans lequel on l’appelle Côte de Fer, le naufragé français séduit par le chef du groupe, n’est-il qu’un rêve ou bien un souvenir, ou bien…
    Acilde et Argenis se promènent et tombent de vies en rêve, de défis en coups pour tenter de sauver le monde ou d’en réchapper. Mais jusqu’où cela en vaut-il la peine ? Peut-on être marionnettiste sans être marionnette, ou bien serait-ce l’inverse ?

    Roman tourbillonnant dans les eaux glauques qui bordent Saint-Domingue, Les tentacules nous enserre et nous colle devant un futur éclaté, ramifications d’un présent tel qu’on se demande s’il peut produire autre chose. Dès lors, doit-il être sauvé ?

    Je t’invite en sus à découvrir la musique de Rita Indiana y los misterios, qui sera ma foi parfaite en bande-son de ta lecture et dont je ne me lasse pas !

    Traduit de l’espagnol (République dominicaine) par François-Michel Durazzo
    Éditions Rue de l’échiquier
    174 pages