Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Eva et les bêtes sauvages – Antonio Ungar

    Eva est une jeune femme de bonne famille qui virevolte dans les milieux de la nuit. Drogue, alcool, sexe et fête sont les piliers de son quotidien. La naissance de sa fille Abril pourrait être un garde-fou, mais l’addiction est trop forte. Alors son diplôme d’infirmière en poche, Eva décide que la seule chose pour sortir de cette spirale mortifère, c’est de partir. De lien en lien, elle entend parler d’un dispensaire au milieu de la jungle, au cœur de l’Amazonie, dans la petite ville de Puerto Inírida. Sous les ordres du Dr. Andrade, entourée des prostituées du bordel de La Madrina, Eva va découvrir tout un écosystème, aussi déroutant que violent.

    La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choix de la douleur lui parvinrent en même temps. Une douleur qui ne ressemblait à rien qu’elle connût : trop forte pour les cris, pour les larmes, une douleur qui l’empêcha de bouger à nouveau et l’étouffa presque. Comme si elle n’était pas là, comme si tant de souffrance l’avait projetée hors de son corps, elle se demanda si la balle avait traversé son cœur, si elle avait fait éclaté une artère. Peut-être que c’était comme ça que tout finissait.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos

  • La maison hantée – Shirley Jackson

    Eleanor est conviée par le docteur Montague, qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, à passer quelques temps dans la demeure de Hill House, sise près du village de Hillsdale. En compagnie dudit docteur, de Theodora et de Luke Sanderson, héritier de la maison, elle va devoir noter les impressions, pensées et comportements étranges qu’elle observerait ou ressentirait. Car Hill House a mauvaise réputation, la maison serait hantée…

    Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire.
    Après des études de philosophie, le docteur John Montague s’était tourné vers l’anthropologie afin de mieux poursuivre sa véritable vocation : l’analyse des manifestations surnaturelles. Il tenait particulièrement à se faire appeler par son titre universitaire, espérant ainsi conférer un air de respectabilité à ses travaux jugés non scientifiques. La location de Hill House pour trois mois il avait coûté cher -autant en agent qu’en fierté-, mais il comptait bien être largement récompensé lorsqu’on ne manquerait pas de saluer la publication de son ouvrage sur les causes et les effets des perturbations parapsychologiques dans une maison que beaucoup déclaraient « hantée ».

    Nos quatre protagonistes se retrouvent donc volontairement isolés dans la maison sur la colline, éloigné d’un village qui semble ne pas vouloir avoir quoi que ce soit à voir avec la demeure et avec comme seul autre contact régulier Ms Dudley, la femme du gardien et elle-même cuisinière et femme de ménage, qui vient le matin, repart le soir, et est à cheval sur les horaires.
    Aucun des quatre ne se connaît, et nous sommes, lecteurices, au plus près d’Eleanor. La jeune femme vient de perdre sa mère après l’avoir soignée pendant onze ans. Elle déteste sa sœur et sa famille et semble avoir bien peu de raisons d’être heureuse. C’est donc une sacrée aventure qui l’appelle, et qu’elle rejoint avec autant de peur que d’excitation. Mais les quatre assistants du docteur n’ont pas été choisi au hasard, les deux jeunes femmes du moins ont déjà été victimes, ou témoins, de phénomènes paranormaux.

    Après avoir adoré Nous avons toujours vécu au château, je me délecte enfin du classique de l’autrice états-unienne. Shirley Jackson a le don de créer une ambiance pesante, mystérieuse et angoissante, dans laquelle elle vient perdre des personnages dont on ne sait trop, au fil de l’avancée de l’histoire, si l’on peut leur faire confiance. Eleanor, qui nous raconte finalement cette histoire, est une femme perdue et fragile, en même temps que narcissique et en quête de nouveauté. Prête à fuir sa vie, elle est d’abord dans une grande joie face à à ses nouveaux camarades. Mais les manifestations surnaturelles de la maison vont ébranler cet embryon de confiance qu’elle tentait de simuler et la faire plonger dans les plus grandes angoisses. Considérant malgré tout la maison comme son foyer, oscillant entre grande amitié et répulsion totale pour ses compagnons, Eleanor devient aussi étrange et insaisissable que Hill House.

    On a peur, on rit aussi, un peu car Shirley Jackson désamorce certaines situations avec des personnages burlesques, et vient parfois accentuer l’impression d’étrangeté avec un brin d’humour. Mais tout au long, on s’enfonce dans l’inquiétant et l’incompréhensible, sous le coup des esprits frappeurs, des tirades automatiques, des courants d’air et du regard perdu d’Eleanor. Un vrai grand classique !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols, révisée par Fabienne Duvigneau
    Éditions Rivages
    270 pages

  • Marcher vers son essentiel – Pauline Wald

    En 2017, épuisée, Pauline Wald plaque tout : la promotion, le boulot dans la finance, l’appartement à Paris. Elle retourne dans sa famille, à Strasbourg, remplit son sac à dos et se met en chemin. Et le chemin qu’elle choisit, c’est le GR 65, le GR à la coquille, celui qui traverse la France en diagonale et l’Espagne en ligne droite, jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.

    Janvier 2021
    J’entends le bruit des vagues depuis mon appartement. Je viens d’atteindre Sagres, dans le Sud du Portugal. Comme à chaque arrivée dans un nouvel endroit, j’ai besoin d’un temps d’adaptation. Mes repères extérieurs ont changé, ceux de l’intérieur ont besoin de s’habituer. Je viens de parcourir plusieurs centaines de kilomètres rapidement, en bus ; mon corps n’a pas encore pris ses marques.
    Ma première mission de la journée est d’aller faire des courses au magasin le plus proche, qui est à trois quart d’heures de marche. Le trajet, sous un soleil au zénith, est long et éreintant. J’essaie d’arrêter des voitures en levant le pouce. Tant de voitures ne transportant qu’un seul passager vont dans la même direction.
    Personne ne s’arrête.

    Lectrice, lecteur, je sais, je ne t’ai pas habitué-e à parler de livres de ce genre, des récits de vie, des témoignages, surtout quand ils touchent au spirituel. Je ne suis pas une habituée non plus, à vrai dire. Mais voilà, déjà, ce livre, c’est mon papa qui me l’a offert, ce qui est une première excellente raison pour le lire. Et puis, s’il me l’a offert, ce n’est pas par hasard, c’est parce qu’en août 2023, j’ai fait mes premiers pas sur le chemin qui me mènera moi aussi, je l’espère, à Saint-Jacques-de-Compostelle.
    Nos expériences du Chemin sont différentes, et pourtant il y a tant en commun. Je n’ai pour l’instant marché que 250 km, 11 petits jours quand Pauline Wald a passé 4 mois sur la route. Mais il y a une synchronicité, il y a cet esprit qui s’agite, cette magie qui s’incarne. Ce qu’elle raconte, je l’ai ressenti, à mon niveau, avec des interprétations différentes bien sûr, -nous n’avons pas le même vécu, nous ne sommes pas parties marcher pour les mêmes raisons-, mais la thérapie par le chemin, cette randonnée tant pédestre qu’intérieur, cette impression que le Chemin nous amène ce dont nous avons besoin, les rencontres qui arrivent au bon moment… Alors bien sûr, tu vas me dire qu’il n’y a pas vraiment de magie, et je sais bien.
    Mais quand même.

    Ce que raconte Pauline Wald, c’est que le chemin vers Saint-Jacques n’est pas une randonnée comme les autres, chacun-e y part pour une raison, chacun-e créé son chemin, se confronte à soi-même aidé par la route et par les autres. Jour après jour, on recommence, on pense, on pleure, on rit, on parle et on écoute. Et c’est tout ça qui créé cette magie : retrouver une connexion simple et entière avec les personnes qui orbitent autour de nous, sans rapport de force, sans attentes particulières. Réussir à se détacher du quotidien, en créer un autre loin de nos habitudes, de ces fausses échappatoires, pour avoir ce luxe de se recentrer sur l’essentiel, loin des parasitages constants des RS, du travail, des pressions et injonctions (les autres, les nôtres). Un luxe, oui c’en est un. Tout le monde ne peut pas partir 2, 3 mois. Tout le monde ne va pas jusqu’à Saint-Jacques. Mais finalement, qu’est-ce qui est important, l’arrivée, ou le Chemin ?
    Il n’y a pas de fin, pas de durée, pas de manière de bien faire. Pas de vrai-es ou de fau-sses pèlerin-es. On y croise toutes sortes de gens, on y a toutes sortes de pensées, on ne rentre pas meilleur-e, car là n’est pas la question, mais plus ouvert-e à ce qui se trame autour, à même de décomposer les événements comme des kilomètres et relativiser, questionner nos peurs, nos attentes, nos désirs…
    Pauline Wald et ses compagnes et compagnons de route, à qui elle donne la parole, témoignent de ce que le chemin leur a apporté. Avec parfois une approche plutôt spirituelle, voire religieuse qui me touche moins, mais cela ne change rien au fond, iels racontent leurs motivations, leurs difficultés et leurs espoirs.

    Chaque expérience est unique mais mettre un pied sur le GR à la coquille, c’est rejoindre une toile qui marque, entamer une route qui va au-delà de la Galice, car c’est à la fin du pèlerinage que commence le chemin.

    Éditions Eyrolles
    302 pages

  • Les brises de décembre – Marvel Moreno

    Nous sommes à Barranquilla, dans les années 50 puis les suivantes. On croisera Lina, Dora, Catalina, Beatriz et leur famille, représentantes de la bourgeoisie colombienne, qui descendantes de colonisateurs espagnols, d’immigrés italiens, les blancs, les métisses, les branches paysannes… De leur jeunesse, celles de leurs aïeux, à leur mort ou presque, on plongera dans les strates les plus malsaines et les plus violentes de la bonne société barranquillera.

    « Je suis le Seigneur, ton Dieu, le puissant, le jaloux, qui punit la méchanceté des parents chez leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
    Car la Bible, qui, aux yeux de sa grand-mère, renfermait tous les préjugés capables de rendre l’homme honteux de ses origines, et non seulement de ses origines, mais aussi des pulsions et désirs inhérents à sa nature, transformant le bref instant de la vie en un enfer de culpabilité et de remords, de frustration et d’agressivité, la Bible, donc, contenait également toute la sagesse d’un monde qu’elle avait aidé à créer depuis l’époque où elle fut écrite, et il fallait la lire soigneusement et méditer sur ses affirmations, pur aussi arbitraires qu’elles parussent afin de comprendre parfaitement le pourquoi et le comment de sa propre misère et de celle d’autrui. Ainsi, lorsque quelque événement venait troubler la surface confuse, bien qu’à première vue sereine, des existences identiques qui, depuis plus de cent cinquante années, avaient constitué l’élite de la ville, sa grand-mère, assise dans une fauteuil en osier, au milieu de la cacophonie des grillons et de l’air dense, écrasant, de deux heures de l’après-midi, lui rappelait la malédiction biblique, en lui expliquant que les faits, ou plutôt leur origine, remontaient à un siècle, ou plusieurs, et qu’elle-même, sa grand-mère, s’y était attendue depuis l’âge de raison, depuis qu’elle était capable d’établir des liens de cause à effet.

    Ces vies nous les découvrons par le regard de Lina, qui raconte ses aventures et celles de ses amies, au fil des années, à trois femmes : sa grand-mère Jimena et ses grands-tantes, Eloisa et Irene. Toutes les trois connues et respectées, craintes, avec leur aura de mystère voire de scandale. Comme le dit dès le début la grand-mère, les événements qui viennent heurter la vie de sa petite-fille et ses amies n’arrivent pas de nulle part. À chaque nouveau scandale, nouvelle question, nouveau mariage, les trois anciennes, telles les Parques de Barranquilla, déroulent le fil des années antérieures, des vies précédentes, remontant à l’origine des familles et des folies qui s’égrainent à chaque génération. Les violences conjugales, les jalousies, les revanches, les vengeances… Chaque jeune fille récupère dans son corps et son foyer son histoire et celle du mari et avance avec les armes qui viennent avec. Immobilisme, folie ou libération.
    Marvel Moreno est une figure importante des lettres colombiennes, qui a passé une grande partie de sa vie en France, où elle est morte en 1995. Longtemps oubliée en Colombie et dans les autres pays hispanophones, elle commence à revenir sur le devant de la scène. Issue elle-même de la haute société de Barranquilla, elle fréquente pendant un temps les cercles littéraires au même moment que Gabriel Gárcia Marquez. Dans Les brises de décembre, elle nous emmène dans ce milieu qu’elle connaît si bien pour en montrer la violence sourde, le lourd silence et la manière dont le patriarcat pose des chaînes de fer sur les femmes et les filles.
    En trois partie, on creuse donc la vie de trois amies de Lina, sous le regard et l’analyse pointue, parfois silencieuse, mais toujours très lucide et intelligente, de l’une de ses aïeules : Jimena, Eloisa, Irene. Elles connaissent l’historique de chacune de ses jeunes femmes, elles qui ont fréquenté en leur temps leur mère, grand-mère, père ou oncle. Chaque partie est également introduite par une citation biblique et son commentaire par l’aïeule avec qui Lina échange. L’héritage, la rébellion, la différence sont les tremplins pour découdre les violences de toutes sortes qui émaillent leur vie. Il n’est pas de manichéisme ici non plus : si les femmes sont les victimes d’un système de domination tant sociale que patriarcal, inférieures en tant que femmes mais pourtant précieuses en même temps, garantes de l’honneur et de la vertu de la famille et du couple, les hommes ne sont pas violents par nature, chacun-e est l’héritier-e de son histoire, qui vient peser et posséder selon les marges de liberté autorisées. L’une peut s’en arroger plus, attraper un coin de liberté et s’en emparer, en conscience du déclassement qui ira avec et qui pèsera tant sur elle que sur ses enfants. L’histoire dira si les enfants en garderont la liberté ou l’opprobre.

    C’est un roman extrêmement fort, complexe et engagée, qui exige de toi toute ton attention, l’autrice aimant les digressions et circonvolutions pour agréger à la trame quelques détails, anecdotes et saillies piquantes sur les situations, mais jamais pour rien. On y trouvera aussi une critique de la religion qui réchauffe le cœur et de sublimes parties poétiques et un peu mystiques, un jeu de miroirs, de recherches porté par les brises chaudes de décembre.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Eduardo Jiménez
    Éditions Pavillons poche – Robert Laffont
    483 pages

  • Histoire d’un chien mapuche – Luis Sepúlveda

    C’est l’histoire d’un chien qui accompagne un groupe d’hommes blancs, dans les montagnes et la forêt. Ce groupe d’hommes en cherchent un autre, et le chien doit le traquer. Un « indien ». Mais si le chien, attentif et inquiet, cherche le jeune Mapuche, ce n’est pas pour les mêmes raisons que les hommes.

    La manada de hombre tiene miedo. Lo sé porque soy un perro y el olor acido del miedo me llega al olfato. El miedo huele siempre igual y da lo mismo si lo siente un hombre temeroso de la oscuridad de la noche, o si lo siente waren, el ratón que come hasta que su peso se convierte en lastre, cuando wigña, el gato del monte, se mueve sigiloso entre los arbustos.
    Es tan fuerte el hedor del miedo de los hombres que perturba los aromas de la tierra humeda, de los árboles y de las plantas, de las bayas, de los hongos y del musgo que le viento me trae desde la espesura del bosque.
    El aire también me trae, aunque levemente, el olor del fugitivo, pero él huele diferente, huele a leña seca, a harina y a manzana. Huele a todo lo que perdí.
    – El indio se oculta al otro lado del río. ¿No deberíamos soltar al perro? – pregunta uno de los hombres.
    – No. Está muy oscuro. Lo soltaremos con la primera luz del alba – responde el hombre que comanda la manada.

    La troupe d’hommes a peur. Je le sais parce que je suis un chien et que l’odeur acide de la peur arrive à mon odorat. La peur sent toujours de la même manière, que ce soit un homme qui a peur dans l’obscurité de la nuit, ou waren, le rat qui mange jusqu’à ce que son poids devienne un fardeau, lorsque wigña, le chat sauvage, avance en secret parmi les broussailles.
    La puanteur de la peur des hommes est si forte qu’elle trouble tous les parfums de la terre humide, des arbres et des plantes, des baies, champignons et mousses que le vent m’apporte depuis le fond de la forêt.
    L’air m’apporte aussi très légèrement l’odeur du fugitif, mais elle est différente, elle sent le bois sec, la farine et la pomme. Elle sent tout ce que j’ai perdu.
    – L’Indien se cache sur l’autre rive. On ne devrait pas lâcher le chien ? demande l’un des hommes.
    – Non. Il fait trop noir. On le lâchera aux premières lueurs de l’aube – répond l’homme qui commande la troupe.

    Traduction Anne-Marie Métailié

    Avec ce roman, Luis Sepúlveda veut d’abord rendre hommage aux histoires que lui racontaient ses grands-parents, et notamment un grand-oncle Mapuche. Des histoires de renards, de condors, de chats sauvages et autres animaux, contées aux enfants en mapudungun. Bien que ne comprenant pas la langue, Sepúlveda comprenait les histoires et y trouvait une partie de son héritage, lui-même Mapuche. Il nous ramène donc sur les terres de son enfance, de ses ancêtres, en Araucanie, la terre des Mapuches, des « Gens de la Terre ».
    Le chien Afmau, Loyal, a été sauvé par nawel, le jaguar, alors qu’il n’était qu’un pichitrewa, un chiot perdu dans la montagne. Déposé par nawel dans un village mapuche, il grandit auprès de Aukamañ, son frère-homme. Le petit garçon et le chiot deviennent vite inséparable, mais un beau jour, un groupe armé surgit dans le village et bouleverse leur vie. Aukamañ en fuite, le chien est capturé par les hommes blancs. Alors qu’il doit traquer un homme blessé, Loyal reconnaît l’odeur de sa jeunesse et des belles années auprès de son presque frère. Il n’aura de cesse de vouloir le retrouver pour le sauver.

    Comme nous l’avions vu avec Histoire d’un escargot… Luis Sepúlveda ne craint pas de raconter la dureté, voire la violence de la vie aux enfants, toujours avec beaucoup de sagesse et de philosophie. Il raconte ici, à hauteur de chien, l’histoire de la spoliation des terres des Mapuches, l’assassinat et la traque des peuples indigènes et leur révolte pour faire valoir leurs droits. Il nous transmet aussi, en parsemant le récit d’Afmau de mots mapudungun, la manière de voir des Mapuches, leur rapport à la terre, à la nature et aux autres. Très critique sans non plus tomber dans l’essentialisation d’un combat nature/civilisation, Sepúlveda décrit l’injustice, le combat pour la vie, l’amitié, la loyauté et l’importance de vivre avec le monde plutôt que contre lui. Tu vas pleurer, lectrice, lecteur, ma küdemallü, mais ce sera beau, comme toujours.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié
    Éditions Métailié
    98 pages

  • Contes – Leonora Carrington

    De mystérieuses demeures isolées dans une forêt étrange et menaçante ; des chevaux qui parlent et convient une jeune femme à une fête ; une nature qui s’insinue dans les êtres ; des corps qui changent, mutent, se transforment ; des rêves éveillés ou des vies endormies… Bienvenue dans l’œuvre de Leonora Carrington !

    Un jour, vers midi et demi, alors que je me promenais dans un certain quartier, je rencontre un cheval qui m’arrête. -Venez, dit-il, j’ai des choses à vous montrer en particulier. Il désignait de la tête une rue étroite et sombre. -Je n’ai pas le temps, lui répondis-je, tout en le suivant malgré moi. Nous arrivons à une porte à laquelle il frappe de son pied gauche. La porte s’ouvre. Nous entrons. Je me dis que je vais être en retard pour le déjeuner. Il y avait là certains êtres en vêtements ecclésiastiques. -Montez donc l’escalier, me disent-ils, vous verrez notre joli parquet. Il est tout de turquoise et les lattes en sont assemblées avec de l’or. Étonnée de cette hospitalité, j’incline la tête et fais signe au cheval de me montrer ce trésor. L’escalier avait des marches monumentales, mais nous montons sans difficulté, le cheval et moi. -Vous savez, ce n’est pas si beau que ça, me dit-il à voix basse, mais il faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? L’on vit tout à coup le parquet qui garnissait le bas d’une grande pièce vide. Ce parquet était d’un bleu éclatant, et les lattes en étaient assemblées avec de l’or. Je le contemple poliment ; le cheval, d’un air pensif : -Eh bien ! Voyez-vous, ce métier m’ennuie, je ne le fais que pour l’argent. En réalité, je n’appartiens pas à ce milieu-là. Je vous montrerai cela, le prochain jour de fête ! Je me dis qu’en effet, ce cheval n’est pas un cheval ordinaire et qu’il est facile de le remarquer.

    La maison de la peur

    Leonora Carrington est pour le moins une artiste à découvrir et redécouvrir. j’ai pour ma part fait sa connaissance grâce à mon vrai travail, et ça me rend très heureuse de l’avoir dans ma vie désormais, avec ses compagnes Remedios Varo ou Leonor Fini. Née en Angleterre d’une famille de riches industriels, elle vit en France, où elle rencontrera Max Ernst, puis par en Espagne et enfin au Mexique, où elle vivra le reste de sa vie. Écrivaine, peintre, sculptrice, Leonora Carrington a exploré tous les arts qui la transcendait et est l’une des figures majeures du surréalisme. Je ne peux que t’enjoindre à regarder un peu son travail pictural (et celui de ses contemporaines), qui me semble peu connu de par chez nous. Pour finir la présentation et le jeu du Who’s who, elle est devenue copine avec Frida Kahlo, une fois au Mexique.

    Elle a donc peint, mais aussi écrit, pas mal, des nouvelles, des récits, du théâtre. Ici je vais te présenter un recueil de ses contes, écrits entre 1937 et 1975, en trois langues : anglais, français puis espagnol, au fil de ses déplacements et de ses créations.
    L’œuvre de fiction de Leonora Carrington s’inscrit elle aussi dans un univers surréaliste largement inspiré de sa vie et de ses origines. On y trouve des jeunes filles dans des châteaux, des forêts épaisses, des chevaux qui parlent, des hommes inquiétants. Tout est assez inquiétant, d’ailleurs, dans ces contes-là. Inquiétant et drôle, car souvent l’étrange et le terrifiant vont de paire avec une dérision et une légèreté qui prennent le contrepied de nos premières impressions et nous enserrent un peu plus dans une perte de repère et d’équilibre. Les personnages principales de ses histoires croisent à l’improviste des animaux qui leur font des propositions étonnantes, des événements impromptus organisés par des personnes mystérieuses. Chacune est poussée autant par la curiosité que par la peur et les sensations lors des péripéties qui traversent les nouvelles sont vécues comme dans un mauvais rêve. Les corps sont menteurs et illusoires, les paroles menteuses, dissimulatrices ou joueuses. On y vit en transe et on meurt sans étonnement.

    Dans une atmosphère à la fois fantasmatique et cauchemardesque, c’est un vrai chamboulement que de passer de nouvelle en nouvelle, une perte de repère addictive et un plaisir sans fin de pouvoir enfin découvrir l’univers ensorcelant de Leonora Carrington.

    Traduit de l’anglais (Angleterre) par Catherine Chénieux-Gendron et de l’espagnol par Karla Segura Pantoja – Préface de Marc Kober – Postface de Catherine Chénieux-Gendron
    Éditions Fage
    208 pages

  • Bariloche – Andrés Neuman

    Tous les matins, Demetrio et Negro embarquent dans leur camion pour écumer les rues encore désertes de Buenos Aires et les vider de leurs ordures. Ensuite ils prennent un café au bar, toujours le même, même table, mêmes habitués. Puis Negro file à son deuxième travail. Demetrio rentre chez lui, et fait des puzzles ou bien va acheter des puzzles. Pas n’importe lesquels : des puzzles représentant des vues de Bariloche, où il a grandi.

    Quatre heures venaient de sonner quand Demetrio Rota éclaira légèrement la nuit de sa tenue fluorescente. Presque sans réfléchir, il lança un crachat dans la grille d’une bouche d’égout. Il se réjouit d’avoir visé juste. La bouffée moite du Ro de la Plata remontait du port le long de l’avenue Independencia pour aller s’atténuant jusqu’à l’avenue 9 de Julio, où le souffle hivernal de Buenos Aires campait à son aise : épais, continu, corrosif. Le froid n’était qu’un détail.
    Près du camion, qui dégageait une chaude odeur de moteur et d’ordures, de peaux d’orange, d’herbes à maté et d’essence, Demetrio Rota et son camarade grelottaient avec une indifférence d’Esquimaux. Balance les sacs, balance-les-moi, lui criait Negro. Demetrio n’entendait pas. Il regardait la bouche d’égout sans bouger, la tête rentrée dans les épaules comme s’il avait oublié de les baisser. Allez, grouille, qu’est-ce tu fous ? Demetrio l’avait très bien entendu, mais il demeurait figé, les sacs à ses pieds tel un bataillon de bestioles dégoûtantes. Je te signale qu’il est déjà cinq heures, on va tous les deux se foutre dans la merde, Demetrio. Alors celui-ci soupira et se baissa pour envoyer le premier sac à Negro. La bouche d’égout laissait entendre un lointain écoulement, tout au fond.

    Bariloche, dans une géographie fantasmée, c’est un peu Saint Moritz dans les Andes : des montagnes, des sapins, des lacs et du ski. Grande destination touristique pour toute l’Amérique du Sud, c’est aussi une région d’exploitation forestière, domaine dans lequel travaillait le père de Demetrio, avant la fermeture. Pour lui, Bariloche ce sont les souvenirs âpres de la rudesse paternelle et de la tendresse du premier amour. À travers ces puzzles qu’il acquiert et complète, ce sont des morceaux de son passé qui apparaissent et disparaissent, illusions volatiles et rêves lourds dans l’esprit de Demetrio. Au milieu des montagnes de déchets de la capitale, il se sent de plus en plus déconnecté, poupée mécanique d’un jeu qui lui échappe ; les habitudes se troublent, ne rassurent plus, les amours arrachées sont sans espoir car il est incapable de penser son futur.
    Demetrio n’appartient ni à son présent, à ces rues de Buenos Aires qui alignent les destinations lointaines comme les ordures et les âmes ignorées ; ni à son passé, morcelé entre les souvenirs rudes et les images d’Épinal de ses puzzles, une échappatoire illusoire qui ne trompe pas. Détaché, égaré, Demetrio trouvera-t-il une attache, une carte, une boussole, pour retrouver un semblant de sens ?

    Andrés Neuman a décidément beaucoup de talent, notamment celui de nous raconter des personnages faillibles, touchants et perdus. Après le voyage autour du monde, du temps et de la vie de Yoshie Watanabe dans Fracture, il nous emmène, dans un format beaucoup plus court mais tout aussi beau et intense, auprès d’un homme qui a déjà perdu sa route et qui semble se demander s’il faut vraiment la retrouver. Avec poésie et humanité, Andrés Neuman dresse une géographie argentine qui montre les gouffres et les frontières internes, et raconte les cartes fragiles et éphémères que l’on dessine pour se retrouver.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
    Éditions Buchet-Chastel
    180 pages

  • Patagonie route 203 – Eduardo Fernando Varela

    Parker, saxophoniste à temps perdu, parcourt au volant de son camion les routes secondaires de Patagonie. Chargé de produits pas toujours bien déclarés, bossant pour une entreprise pas toujours bien réglo, il se repaît de sa solitude et des étendues désertiques et sauvages de ce bout du monde soumis aux caprices d’un vent incessant. Mais au détour d’une bourgade au nom mal définie, un stand de Chamboultou et sa tenancière vont faire chavirer son cœur. Voulant à tout pris la revoir, Parker se lance dans un jeu de piste à travers la géographie très incertaine et changeante de Patagonie.

    La route traversait la steppe et s’étendait comme un trait sinueux entre collines et vallées, puis montait et descendait par les flancs, si bien que la ligne de l’horizon s’inclinait, restant dans cette position pendant des kilomètres comme si elle flottait en l’air. Vers la cordillère, le continent courbait l’échine comme un félin prêt à bondir ; vers l’océan, le ciel et l’horizon se disputaient une immense plaine. Le vent qui descendait des glaces éternelles agitait les herbages d’une caresse nerveuse comme s’il dépeignait la terre. Quand les rafales se mêlaient à la brise de mer, d’énormes tourbillons de poussière grimpaient au ciel en lentes spirales. Au loin, confondu avec le paysage, le camion roulait en oscillant à un rythme qui semblait sourdre des profondeurs de la planète. Les courbes molles du terrain lui donnaient des allures de serpent paresseux et, plus qu’un déplacement, c’était un glissement, une reptation liquide sur la surface inclinée.
    Parker conduisait le regard fixé sur la route, sans ciller, une main appuyée sur le volant et l’autre sur le dossier du siège, comme s’il étreignait un invisible passager. Après des heures de solitude et de vide, il voyageait hypnotisé par le mouvement lent et régulier, l’esprit dans le vague, bercé par le roulis. Rien d’autre autour de lui qu’un immense désert limitant le reste de la planète et ses conventions, mais ici, dans la solitude amplifiée par l’espace, le conducteur n’était limité que par ses propres règles et caprices.

    En général, de par nos contrées, lorsque l’on pense à la Patagonie on pense Terre de Feu, glaciers, mer sauvage et randonnée. La Patagonie de Parker, qu’il parcourt en long, en large, en travers et en camion est un paysage aussi sauvage que désolé, tailladé de lignes droites croisant des lignes courbes vallonnant les pentes de la cordillère et les falaises de l’Atlantique. Ces routes principales, secondaires voire tertiaires sont parsemées de villages plus ou moins vivants et plus ou moins peuplés, souvent moins, d’ailleurs. On s’arrête à Jardín Espinoso ou Mula Muerte, on longe le Salar Desesperación, on tombe en panne à Teniente Primero López. Mais peut-être est-ce El Suculento ou Teniente López tout court, d’ailleurs. Ici, les gens sont à l’image du paysage, comme on dit : fluctuants, rudes et peu subtils. Ou trop subtils.
    Parker les déteste, eux qui sont incapables de répondre simplement à une question. Solitaire invétéré, chaque arrêt est un jeu de cache-cache pour éviter ses pairs et chaque interaction avec les gens du cru un calvaire. Jusqu’à Maytén, la belle, l’incroyable Maytén. Pourrait-elle tomber sous le charme, elle qui vit dans un mariage qui n’a jamais été très heureux, qui rêve de fuir ce Sud sauvage qui la tient captive, de cette fête foraine minable et des deux Boliviens illuminés qui tiennent lieu d’employés ? Quelle vie Parker pourrait-il lui offrir, lui qui fuit comme la peste tout ce qui fait vibrer Maytén : les lumières de Buenos Aires, les discussions, les brouhahas des foules ? Et que vient faire dans tout ça la sombre histoire d’un éventuel sous-marin nazi naufragé ?

    Premier roman d’Eduardo Fernando Varela, à qui l’on doit le très très bien Roca Pelada, on trouve ici des thèmes qui feront écho dans son second roman : un héros attaché à sa solitude et aux espaces arides et isolés, des personnages secondaires rocambolesques qui lui mènent une vie impossible, quelques légendes (ou pas ?) des peuples du passé, une géographie revisitée, vivante, qui fait du paysage un personnage à part entière capable de transformer le destin des protagonistes. On y trouve aussi cet humour absurde qui rend chaque situation un peu aberrante et oblige notre héros à se confronter au monde et un peu à lui-même. Et surtout ce ton doux-amer et mélancolique qui nous rappelle que, comme dans la vie, dans les romans le gentil héros touchant et un peu rustre n’est pas sûr de finir heureux et amoureux, car c’est le vent, souffle moqueur du destin, qui joue avec les chemins de chacun.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions J’ai Lu/Métailié
    360 pages

  • Jeudi – Eden Levin

    Lorsqu’Alex et Valencia rejoignent Elena dans la création d’une modeste troupe de théâtre étudiante, ils ne pensaient pas que cela finirait ainsi. Le Collectif Jeudi, après quelques échecs et un modeste succès, croise le chemin du collectif des Ravitailleurs. Mais quand ces derniers découvrent que Jeudi a écrit et publié, sous le nom du collectif et l’impulsion d’Elena, un pamphlet révolutionnaire, ils voient rouges : eux aussi veulent faire la révolution, et ce pays est trop petit pour deux collectifs au profil insurrectionnel…

    [Réflexions quant à la recherche d’un incipit fort pour un manifeste révolutionnaire]

    Pour faire entendre notre message, il va falloir tuer.
    Non, non, c’est trop fort.
    Pour faire entendre notre message, nous sommes prêts à tuer.
    Non.
    Nous sommes prêts à mourir.
    Non, toujours pas, ça fait corporate. Et puis « prêts à », ça sonne comme une fausse promesse. Nous allons mourir. Il faudra tuer. Mais c’est trop fort ça, personne ne voudra se ranger derrière ça. C’est pourtant vrai, non ? Pour faire entendre notre message, il va falloir cracher du plomb, perdre un œil, vomir nos tripes, couper des têtes. Qui nous lira, sinon ? Qui lit encore les vivants ?
    Une page ne vaut plus rien si elle n’est pas jonchée de cadavres.

    Ah, et puis merde.
    Il va falloir tuer ça sonne mieux, et je pourrai toujours dire au juge que je suis folle.

    Révoltés à l’idée que d’autres qu’eux puissent mener la révolution à laquelle ils rêvent, les Ravitailleurs veulent se venger. Notre collectif Jeudi, complètement dépassé, se retrouve emporté dans une succession d’événements aussi violents qu’ubuesques, auxquels viennent se coller, par le hasard d’un destin rieur, d’autres échos insurrectionnels peut-être provoqués par un manifeste oublié lors d’un festival de théâtre.
    Une révolution sociale, anticapitaliste, populaire et violente (faut pas déconner non plus) appartient-elle à quelqu’un-e ? Faut-il décrocher une légitimité quelconque pour la lancer ou y participer ? Et si oui, qui distribue les badges ? Alex, notre, narrateur, ne sait pas trop, et ne sait d’ailleurs pas trop grand-chose. Plutôt habitué à suivre, il s’accroche à son instinct de survie et son amitié pour ses deux amies et le grand et bel Allemand que Valencia vient de pécho dans un bar pour réagir à la violence absurde qui lui déferle dessus, et aux proportions insensées que prend cette histoire de manifeste.

    Il y a des lectures qui enragent et d’autres qui soulagent, Jeudi est un excellent mélange des deux. Eden Levin, en plus de s’amuser avec ses personnages et son histoire, joue avec les formes. À la manière de La guerre des salamandres il nous glisse régulièrement des coupures de presse nous informant de l’état du monde en parallèle de celui du collectif. Green-washing, nouveauté marketée et remous dans la cambrousse. Doucement ce pouls indirect du temps va résonner des événements déchaînés et tisser la fractale d’une révolte éclatée. C’est une pièce de théâtre qui nous attend en milieu de roman, avec pour protagoniste deux jeunes hommes dans un centre-commercial et comme élément perturbateur le McGuffin du roman, une paire de Yeezy Slides (tu ne sais pas ce que c’est ? Moi non plus je ne savais pas, mais des gens sont prêts à faire du mal pour elles). Et puis il y a les extraits du manifeste, le fameux qui enflamme les collectifs de théâtre, en attendant les foules. On enrage donc, devant l’absurdité et la violence quotidienne de notre société, devant la dissonance cognitive permanente qu’elle demande pour ne pas craquer. Et ça soulage aussi, les cris, les coups, le feu, la révélation de l’absurde sur une scène de théâtre, dans un élément factice, dans un centre commercial que l’on imagine rempli de mannequins de plastiques et non pas d’être humains.

    Jeudi va crescendo pour terminer dans un rideau de nuit presque fantasmatique, dont les braises et étincelles enflamment une lune qui n’attendait que ça, et qui nous subjuguent un peu aussi, nous qui n’espérons plus rien.

    Éditions Noir sur Blanc
    324 pages

  • Tupamadre – L. Etchart

    Lucía est la petite dernière d’une famille multiplement décomposée et recomposée. Deux sœurs et un frère avec qui elle partage des parents, un chat, une ville (Montevideo), deux langues. La sienne, l’espagnol, et la leur en partie, le français. Ses parents ont été membres des MLN – Tupamaros dans les années 60-70 (à vérifier), et ont vécu en exil en France pendant plusieurs années. Lucía, arrivée plus tard, ne connaît que l’Uruguay, les rues de Montevideo, et ces femmes qui semblent reconnaître sa mère dans la rue.

    Mon pere il a touché a rien. Il touche pas. Il s approche pas. Il dort de son coté. Tes lunettes sont la. Ton livre marqué a la page 69. Trop drole. Tes médicaments. L ampoule de morfine ouverte, remplie. Je caresse tes lunetes. Je colle mon nez a ton oreiller. j ouvre ton tiroir. Tes collections. Tes petites boites avec dedans des boites plus petites avec dedans toutes sortes de petites merdes. Une dent, une chaussete bébé, tous les petits mots que je tai fais pour tes aniversaires, des cailloux, des tickets de bus, des feuilles seches, des bouts d ongles ?
    Des chouchous des bouts de tissu. Cest infini.
    Et la
    Derriere tout
    Au fin fond du tiroir
    Un tout petit carnet.

    Le français, c’est la langue dans laquelle elle nous raconte ces vies. Un français bien à elle, imprégné de sonorités personnelles, badigeonné de castillan et gratiné de parler, un français qui ferait hurler l’Académie (pour notre plus grand plaisir) et qui nous précipite dans ses pensées. Peut-être est-ce une petite revanche personnelle, elle qui entendait sa mère et ses sœurs parler dans cette langue étrangère quand elle était enfant et que le reste de la famille ne voulait pas qu’elle comprenne. Peut-être est-ce par défi, elle fille de révolutionnaires, queer, cherchant un autre modèle, un bien à elle. Peut-être est-ce parce que parfois il faut pouvoir inventer sa propre langue, sa propre orthographe et sa gram-mère pour que le récit soit au plus près du vécu et que le vécu colle à l’histoire.

    L’histoire, justement. C’est la sienne et celle de sa famille, celle de sa mère surtout. Cette femme forte et étrange, un peu étrangère sur les bords à sa propre fille. Cette femme que d’autres appellent par un autre nom, qui tait son passé, n’en laisse échapper que des morceaux qui risquent de s’effriter si Lucía pose une question ou respire au mauvais moment de la narration. Une mère qui tombe malade et qui s’apprête à disparaître avec toute l’histoire. Verónica/Susana/María.
    L’histoire à elle, à Lucia, qui dès petite se sait différente, une gouine comme une autre mais pas une petite fille comme les autres, qui essaie de cacher sa queerness avant de la vivre pleinement. Une fille pour qui les putes sont des « meufs wow » et la cumbia prend ses airs de « palala ». Dont le frère aîné, absent, se nomme Liber Túpac et dont l’absence et le nom contiennent déjà une part de l’histoire familial. Et dont la mère est apostrophée, parfois dans la rue, par des femmes très émues.

    C’est le cancer qui tombe en dernier sur sa mère, un mauvais, qui ronge le corps et attaque ce temps déjà insaisissable. Les corps changent, se meuvent, s’affaissent. Les identités maternelles multiples permettent de mettre à l’écart un temps la maladie, mais l’organisme est insensible aux alias.
    Au fil de cette langue hybride, intime et puissante, Lucía replonge dans ses souvenirs, convoquant la mère seule, la famille, les ami-es qui convoquent eux-mêmes le passé, la France, la prison, les non-dits. On découvre une personne, une autre, puis une autre, qui émergent dans les remémorations, les rêves, les listes et les télénovelas, points d’accroche pour plonger dans les non-dits d’une lutte passée qui a laissé des traces cachées tant dans le pays, dans la famille que dans les combattants.

    Avec sa langue propre, L. Etchart propose une autre manière d’aborder cette recherche intime et politique en prenant le contre-pied de tout pour trouver peut-être sa propre compréhension de tout cela.

    Éditions Terrasses
    209 pages

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