Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Tu parles comme la nuit – Vaitiere Rojas Manrique

    Notre narratrice a quitté son pays, le Venezuela, pour la Colombie. Arrivée à Bogotá avec son mari Alberto et leur petite fille Alejandra, elle se retrouve face à une nouvelle forme de solitude et d’abandon. Isolée et apeurée, elle décide d’écrire des lettres à Franz, son correspondant imaginaire.

    Franz, ami inespéré,
    Je n’entamerai pas cette correspondance par d’hypocrites formules de politesse. Je serai sincère dès la première ligne : j’ai du mal à m’intéresser aux autres. Aujourd’hui, je ne m’enquiers de la vie de personne, sauf du père de ma fille, alors même que, retournement de situation, il ne voit plus l’intérêt de me raconter la sienne. Il faut dire qu’il y a cinq ans, je me payais le luxe de m’en soucier comme d’une guigne. C’était une autre époque, peut-être meilleure que celle d’où je t’écris. À présent tout a changé, les rares points d’appui et autres combines que j’avais ont disparu, partis en sucette.
    Je passe donc les comment vas-tu ?
    Je parie que si l’occasion se présentait de prendre un café avec toi, de connaître ton visage, de te parler en tête à tête, je la gâcherais. Me voilà désarmée, sans recours, parée de mon unique paire de lunettes rayées, cassées, et quand j’essaie de parler aux autres, les mots s’agglutinent au fond de ma gorge, collent à ma langue, alors je malmène les oreilles de mes auditeurs avec mes bafouillages, j’oublie ce que je voulais dire une seconde plus tôt et je fuis.
    Heureusement, je peux encore écrire, je peux encore exprimer un peu de ce qu’il y a de bon en moi, je n’ai pas tout perdu. Un de ces jours, je risque de me réveiller en parfaite bonne à rien.

    Elle fait partie de ces millions de Vénézuélien·nes qui ont quitté leur pays ces dix dernières années, fuyant la crise économique, politique, la faim et la violence. Comme beaucoup d’autres, elle est partie en Colombie, le voisin, dans une inversion des flux sans précédent. Le déclic de la fuite, ce fut sa fille Alejandra, deux ans, encore nourri au sein par manque de nourriture. Mais l’arrivée en Colombie n’est pas le havre de paix, le nouveau départ rassérénant.
    À sa naissance, pour cacher une blessure involontaire, les infirmières ont annoncé à sa mère que la petite « rejetait son environnement ». Annonce fausse mais anticipatrice des difficultés sociales qui poursuivront la narratrice toute sa vie. Au Venezuela, les médecins n’ont jamais su dire exactement ce qu’elle avait, ce qu’elle était. En Colombie, le parcours recommence, et en parallèle de la recherche d’un diagnostic (autisme, trouble bipolaire, dépression…), la narratrice tente de se retrouver en retraçant son chemin. L’exil a définitivement coupé les liens avec une famille qu’elle n’appréciait guère, exacerbe sa rage devant la déchéance de son pays et la met face au racisme quotidien qui vient lui clouer la langue. Car en plus de ses difficultés à s’intéresser et aller vers les autres, de peur de buter, de s’égarer, se tromper, ennuyer, prendre la parole à Bogotá c’est se dévoiler, se dire vénézuélienne, faire entendre l’accent voisin mais étranger, celui qui envahit, qui prend le travail des autres, qui mendie, c’est une faille que le moindre commentaire peut rendre béante. Seule avec sa fille la majorité du temps, elle prend donc un correspondant, Franz (tu auras sans doute deviné le nom de famille), et trouve dans l’écriture la seule manière de faire sortir les angoisses, les questionnements et la colère. Les doutes, aussi. Cet exil si douloureux et difficile qui laissait miroiter un nouveau départ, fallait-il le faire ? Ou bien rester au pays, à ne plus attendre que les choses aillent mieux mais sans espoir déçu.
    Étrange étrangère dans un pays inconnu, dont la langue, bien que commune, trahit et blesse, elle ne trouve que dans cette correspondance et dans la littérature le lieu de son repos. Mais pour Alejandra, elle le sait, elle doit parvenir à dépasser cela.

    Récit de l’exil et de la recherche, Tu parles comme la nuit raconte à vif les multiples départs et fuites consécutives à l’arrachement géographique. Vaitiere Rojas Manrique interroge la destruction et la reconstruction, la perte de sens et l’incompréhension autant sociale qu’intime, personnelle, politique d’une situation aberrante et insaisissable tant pour les autres que pour l’exilée. Remuant et poétique, c’est une voix forte qui s’élève, qu’il faut écouter et ne pas oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco
    Éditions Payot-Rivages
    171 pages

  • Widjigo – Estelle Faye

    Jean Verdier, jeune lieutenant de la jeune république française, est envoyé à la recherche du noble Justinien de Salers afin de le mettre aux arrêts. Nous sommes en 1793, et les particules n’ont pas bonne presse. Lorsqu’il trouve enfin sa cible, enfermé au sommet d’une tour en pleine tempête, le vieil homme lui demande une nuit dernière nuit avant de l’emmener, pour lui raconter son histoire. Car plus jeune et rejeté par son père, Justinien est parti pour le Canada, où il s’est retrouvé confronté à de bien cruelles aventures.

    Basse-Bretagne, 1793
    À chaque pas, la vase accrochait les semelles cloutées des Bleus, qui devaient libérer leurs pieds de son étreinte, dans un concert de chuintements liquides évoquant des sanglots. Avec la marée descendante, la côte empestait l’algue et la pourriture, en accord avec ce printemps malade où la jeune Révolution s’enlisait dans la guerre civile et le sang. Au-delà des écueils laissés à découvert, l’océan moutonnait, fouetté par le noroît. Le vent gerçait les lèvres des hommes et portait les embruns jusque sur la colonne de soldats. A l’horizon, une barre de nuages d’encre tranchait entre le gris des vagues et celui du ciel. Une tempête approchait.
    À la tête des soldats de la République, Jean Verdier, un lieutenant de vingt ans à peine, qui, avant la levée en masse, n’avait jamais quitté Paris, releva la pointe de son bicorne et examina le donjon.
    Ultime vestige d’une forteresse depuis longtemps arasée par les flots, la tour se dressait sur un récif affleurant à peine au-dessus de la surface, un îlot la plupart du temps, que les grandes marées d’équinoxe changeaient quelques heures par an en presqu’île. Un escalier taillé à même la roche menait à l’édifice, les premières marches rongées par le sel et recouvertes d’un épais manteau de coquillages.
    Jean couva d’un regard mauvais l’austère bâtisse de granit piqueté de criste-marine, au sommet de laquelle criaient des goélands. Leur proie les attendait là-bas, calfeutrée entre ces hauts murs. Justinien de Salers, ci-devant marquis des Eaux-Mortes.

    Quarante ans plus tôt, Justinien de Salers mène donc une vie de dépravé dans les rues de Paris. Son père l’envoie donc au Canada, où il continuera de fréquenter tripots et bars et de diluer son maigre argent dans l’alcool. Récupéré par un riche commerçant en fourrure, celui-ci lui demande de participer à un voyage en direction de Terre-Neuve à la recherche d’une expédition géographique disparue. C’est donc en compagnie de Clément Veneur, botaniste, le jeune Gabriel, unique membre de l’expédition géographique à être rentré, Marie, une voyageuse, coureuse des bois, autochtone, qu’il embarque en direction de l’île. Mais le bateau essuie une terrible tempête, et les survivants se retrouvent jetés sur une plage de Terre-Neuve, livrés à eux-mêmes. Le groupe de Justinien est au complet, en compagnie d’un trappeur, d’un officier anglais et d’un pasteur et sa fille. Mais rapidement, Justinien ressent au fond de lui qu’ils ne sont pas seuls, et une présence fantomatique et menaçante accompagne le trajet des naufragés.

    Plongés dans une forêt peu accueillante en fin d’hiver, nos naufragés vont devoir affronter l’hostilité de la nature, du climat et d’eux-mêmes. Chacun arrive avec ses peurs et ses secrets, ses croyances et ses dangers. Dans une ambiance de brume lourde et de verglas, poursuivi par des monstres qui vivent peut-être parmi eux, la survie passe avant tout par une confrontation avec soi qui sera peut-être la plus difficile.

    Lectrice, lecteur, mon insaisissable errance, malgré la chaleur, prends un plaid, car ce roman risque de te glacer le sang. Estelle Faye, que je découvre enfin, brille ici de plusieurs manières. Déjà par son grand talent pour nous envelopper dans une atmosphère des plus inquiétante. Que l’on soit dans la forêt de Terre-Neuve ou au sommet de la tour avec Verdier et son prisonnier, la paix et la quiétude sont balayées bien loin et nous restons sur un qui-vive constant, dans un air habité par les légendes et les peurs de chacun. Et bien sûr par son talent de narratrice. Prenant du début à la fin, Widjigo développe non seulement son intrigue mais aussi ses personnages. Estelle Faye nous entraîne dans la psyché de ces naufragés que la nature et l’abandon poussent dans leurs derniers retranchements.

    Mêlant vengeance, magie et expiation, Widjigo est un formidable roman fantastique et une plongée dans l’obscurité des monstres qui veillent au creux de nos poitrines.

    Albin Michel Imaginaire
    249 pages

  • La vie de couple des poissons rouges – Guadalupe Nettel

    Quels que soient nos rapports, nos liens avec eux, les animaux de toutes espèces peuplent nos vies à chaque instant. Choisis, aimés, repoussants, envahissants, dérangeants, ils mêlent leur présence à nos errances et peuvent impacter, littéralement, le cours de nos existences.

    Hier soir, Oblomov, notre dernier poisson rouge, est mort. Je le pressentais, l’ayant à peine vu bouger dans son bocal rond depuis plusieurs jours. Il ne s’ébattait plus comme avant, pas même pour attraper la nourriture ou poursuivre les rayons du soleil qui égayaient son habitat. Il semblait victime d’une dépression ou un équivalent dans sa vie de poisson en captivité. Je n’ai pu apprendre que très peu de choses sur cet animal. Je ne m’approchais que très rarement de la paroi vitrée de l’aquarium pour l’observer attentivement, et quand cela se produisait, je ne m’y attardais pas longtemps. Le voir là, seul dans son bocal, me faisait de la peine. Je doute fort qu’il ait été heureux. C’est ce qui m’a le plus affligée quand je l’ai trouvé hier soir, flottant tel un pétale de coquelicot à la surface d’un bassin. Lui, en revanche, a disposé de plus de temps, plus de sérénité pour nous observer, Vincent et moi. Et je suis sûre qu’à sa façon, il a aussi eu de la peine pour nous. En général, on apprend beaucoup des animaux avec lesquels on vit, même les poissons. Ils sont comme un miroir qui reflète les émotions et les comportements latents que nous n’osons pas voir.

    Nous croiserons donc des poissons rouges, propriétés d’un couple qui attend et accueille son premier enfant ; des cafards qui déferlent dans la cuisine d’un foyer bien sous tout rapport ; deux chatons qui déboulent (de poil) dans la vie d’une étudiante en pleine rédaction de son mémoire et de demandes de bourses doctorales ; un champignon qui s’invite dans une liaison passagère et un serpent trop soudainement surgi pour ne pas être symbolique.
    Ici les animaux apportent à leurs humains de garde, volontaires ou non, un miroir de leur vie. Alors que la narratrice de la première nouvelle sent que son compagnon s’éloigne d’elle, elle voit leurs poissons rouges se battre et se repousser. Les deux chatons recueillis par notre étudiante vont l’accompagner dans un tournant de sa vie en partageant une expérience forte.

    Lectrice, lecteur, mi pajarito colibrí, je ne t’en dirai pas plus sur ces différentes nouvelles, pour ne pas te priver du plaisir de les ressentir. Guadalupe Nettel nous dresse de magnifiques portraits de personnes en plein bouleversement, certains importants d’autres plus discrets, plus intimes, de ceux qui peuvent durer des années et marquer pour toujours, au fond de soi. Les animaux qui surgissent, qu’ils soient déclencheurs ou simples observateurs de prime abord, ne sont jamais neutres. Ils portent avec eux une clef de compréhension des chambardements humains. Qu’ils illustrent, partagent ou révèlent, leur présence et leurs actions montrent le lien vivace qui se créé entre les créatures vivantes et comment chacun habite les différentes facettes de mêmes situations, de mêmes sensations. Chaque nouvelle est un récit simple, intime et fouillé, mettant en lumière une recherche autant instinctive que réflexive sur ce qui nous meut et nous traverse. Étranges et lumineuses, ces nouvelles nous ramènent autant à notre animalité qu’à l’humanité des bestioles qui les peuplent et surtout à la chimie puissante qui se dégage de notre cohabitation.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Delphine Valentin
    Éditions Buchet-Chastel
    122 pages

  • Derniers jours d’un monde oublié – Chris Vuklisevic

    Il y a trois cents ans, la Grande Nuit s’est abattue sur le monde, et il ne resta que Sheltel, île seule au milieu d’une mer immense. C’est du moins ce que pensent les Sheltes.
    De l’autre côté de la lorgnette, et sur un bateau au milieu du grand Désert Mouillé, des pirates ont la grande surprise (et la très grande joie assoiffée) de voir apparaître là où les cartes des trois continents n’indiquaient rien, une île, semblant sortir du fond des mers et d’un autre temps. Après trois cents ans sans contact avec l’extérieur, les Sheltes sont-iels prêts à retrouver le reste du monde ?

    Le matin où les étrangers arrivèrent sur l’île, la Main de Sheltel fut la première à les voir.
    Elle allait revêtir son masque quand, par la fenêtre, elle aperçut un point sombre à l’horizon. Un mirage, crut-elle ; un tremblement de la chaleur sur l’eau. La mer était vide, bien sûr. Rien ne venait jamais de l’océan.
    Elle ne lança pas l’alerte.

    Désert des tortues plutôt que des Tartares, Sheltel se pense seule au monde depuis trois cents ans et ne peut donc décemment croire que ce bateau est vrai. Et pourtant. Après une mise en quarantaine le temps de savoir quoi en faire, les navigateurices, leur capitaine en tête, débarquent sur l’île, tout aussi étonné-es de l’existence de l’île et de son fonctionnement.
    Sur Sheltel, tous les habitants ou presque sont détenteurs d’un don, plus ou moins utile, plus ou moins puissant, allant de la capacité à allumer sa clope sans feu à celui de faire jaillir une source d’eau pure à travers le sol, en passant par le déchaînement des vents et le pouvoir de voler. Ces dons doivent être au service de la communauté, régie elle-même par le Natif, un roi héréditaire qui tient son pouvoir des écailles qui recouvraient ses ancêtres, mais de moins en moins leurs descendants. C’est Arthur Pozar qui régule les dons des habitants et décide qui fait quoi et qui, le cas échéant, ne fera rien du tout.
    La Main, celle qui incrédule n’a pas donné l’alerte, est la détentrice du droit de vie et de mort sur l’île, littéralement. Elle accompagne les naissances, autorise les mariages et les grossesses et prend les vies, maintenant un équilibre tant génétique qu’économique. Car sur cette île perdue, toutes les ressources sont précieuses car limitées et surtout l’eau, qui par période vient à manquer, provoquant sécheresse et révoltes.

    Ce qui s’est passé lors de la Grande Nuit, nous ne le saurons pas, ni comment s’est développé le monde qui les Sheltes croyaient mort. Ici, ce qui intéresse l’autrice, c’est la rencontre et comment elle vient bouleverser une société. Sheltel évolue depuis des siècles dans un régime féodal auquel s’adosse le culte de la Bénie. Les habitants se divisent en deux peuples, les Sheltes, présents sur l’île lors de la catastrophe, et les Ashims, issus d’un navire naufragé sur l’île peu de temps après la Grande Nuit. Ces derniers, ostracisés, sont reclus sur une partie du territoire et les deux peuples ne se mélangent guère. Tous, néanmoins, subissent le joug de la dynastie du Natif et son pouvoir de plus en plus dur tandis que les ressources viennent à manquer. Chaque protagoniste va voir dans l’arrivée de ces pirates, annonciateurs d’une nouvelle ère, un potentiel d’enrichissement ou d’effondrement qu’iel tentera de mettre à profit pour sauver sa peau.

    Entrecoupés de petits textes reproduisant de extraits de journaux, d’encarts publicitaire et autres communiqués nous laissant deviner une autre perception des intrigues ainsi que le futur de l’île, le roman raconte la fin d’un monde qui voit non seulement ses bases s’effriter mais son destin lui échapper, les chemins des possibles soudain si nombreux qu’ils en deviennent illisibles. Prenant et original, Derniers jours d’un monde oublié est une très belle découverte dans l’univers de la fantasy française et laisse espérer de beaux jours pour la suite !

    Folio SF
    352 pages

  • La république des femmes – Gioconda Belli

    La petite république de Faguas est en ébullition. Alors qu’elle célébrait le jour de la Pleine Égalité, la présidente Viviana Sansón est victime d’un attentat. Tandis que les médecins ignorent si et quand elle se réveillera d’un profond coma, Viviana se souvient de l’aventure qui l’a menée avec ses amies à briguer et gagner la présidence de leur petit pays d’Amérique centrale, aux dépens et en dépit des hommes. Car qui aurait pensé que lorsqu’elles décidèrent de créer le Parti de la Gauche Érotique (Partido de la Izquierda Erótica, ou PIE), parti résolument féminin et féministe, elles finiraient dans le palais présidentielle, aidées par un coup de pouce du destin et du volcan Mitre.

    C’était une après-midi de janvier balayée par un vent frais. Le souffle puissant des alizés faisait tanguer le paysage. A travers la ville, les feuilles des arbres tournoyaient, planaient d’un trottoir à l’autre et, en effleurant les caniveaux, produisaient un grattement rythmé en sol mineur. Face au Palais présidentiel de Faguas, l’eau de la lagune soulevée par la houle prenait une teinte ocre. Dans l’air flottaient des effluves de jaune, de fleurs sauvages piétinées, de corps en sueur serrés les uns contre les autres.
    Debout sur l’estrade, la Présidente Viviana Sansón acheva son discours et leva les bras au ciel en signe de triomphe. Il lui suffisait de les agiter pour que s’élève de la foule une nouvelle vague d’applaudissements. C’était sa deuxième année de mandat et, pour la première fois, on célébrait en grande pompe le « Jour de la Pleine Égalité », journée qui avait été rajoutée sur les calendriers du pays à la demande du gouvernement du PIE. La Présidente était si émue qu’elle en avait les larmes aux yeux. C’était grâce à tous ces gens qui la regardaient avec exaltation qu’elle se trouvait là, sur cette estrade, et qu’elle se sentait la femme la plus heureuse du monde. Ils lui transmettaient une telle énergie qu’elle aurait aimé continuer à leur parler de ce rêve fou qui était devenu réalité, déjouant tous les pronostics de tous les sceptiques qui n’avaient pas cru qu’un jour, elle et ses compagnes du Parti de la Gauche Érotique seraient capables d’accéder au pouvoir, récoltant ainsi les fruits de leur audace et de leur travail acharné.

    Lectrice, lecteur, mon amoureuse révolte, c’est à un voyage détonnant et réflexif auquel je te convie aujourd’hui, car cette République des femmes est ma foi une œuvre forte et perturbante à la fois. C’est au détour de plusieurs soirées de discussion que le futur gouvernement du PIE met sur pied son plan d’action : pour lutter contre la pauvreté, les violences notamment faites aux femmes, la corruption et j’en passe, il faut un gouvernement de femmes à ce pays, car il a besoin d’un bon coup de balai, de briller comme un sou neuf. Ce slogan quelque peu questionnant pour certains courants féministes de nos contrées européennes vient se doubler de propositions bien audacieuses : mise au repos des fonctionnaires hommes, qui resteront à la maison à s’occuper des enfants et du foyer pendant que leurs épouses travailleront, afin qu’ils comprennent le quotidien des femmes qui les entourent ; construction de crèches, écoles et lieux de vie communs dans les quartiers par les mêmes hommes si la femme souhaite rester à la maison ; nettoyage et entretien des rues pour créer une atmosphère légère et agréable ; développement de la culture des fleurs pour développer le commerce international du pays ; réforme orthographique pour abandonner le masculin universel… Les propositions fusent dans l’esprit des membres du PIE, toutes issues de la société civile, comme on dit, et inspirées par les dirigeantes et les penseuses, philosophes, écrivaines du monde. Le nom de leur parti est d’ailleurs un hommage à une poétesse guatémaltèque, Ana Maria Rodas et son recueil Poèmes de la gauche érotique.

    Il me paraît important ici de faire un petit aparté pour présenter particulièrement l’autrice de ce roman. Gioconda Belli, tu en as peut-être entendu parler il y a quelques mois, lorsque le président du Nicaragua Daniel Ortega a privé de nationalité plus de 200 prisonniers politiques ainsi que près d’une centaine d’opposants, dont des journalistes, écrivain·es, etc. Gioconda Belli en faisait partie (elle a depuis accepté la nationalité chilienne que lui a offert le gouvernement de Boric). Militante sandiniste dans ses jeunes années, poétesse et écrivaine reconnue dans toute l’Amérique latine, son œuvre a été récompensé par plusieurs prix, dont le prestigieux Premio Casa de las Américas. Je ne me risquerai pas plus avant dans une description de l’histoire politique nicaraguayenne ou du mouvement sandiniste, tout cela étant bien complexe et touffu pour moi ^^ Ce qu’il faut savoir de Gioconda Belli est que son engagement pour les droits sociaux, les droits des femmes, l’égalité et la lutte contre l’autoritarisme est ancien et profond (et qu’elle a été membre d’un mouvement appelé.. le PIE ! ).

    Cette République des femmes me paraît en tout point à l’image de son autrice. Manifeste politique autant qu’œuvre littéraire, Gioconda Belli y imagine l’état pour lequel elle se bat depuis sa jeunesse, tant dans la vie que dans ses livres. On y trouve de la joie, de la sensualité, du désir et de l’espoir. Loin d’être une utopie totale, comme le montre son point de départ, elle a conscience des obstacles que pourraient rencontrer ses héroïnes dans le monde et y cherche des solutions, des voies de secours. Solidarité et espoir sont ses maîtres-mots, comme l’internationalisme et l’union des femmes du monde pour se prêter main forte, partager ses expériences et avancer ensemble vers autre chose. Pas de haine des hommes ici, loin de là, Viviana Sansón et son gouvernement trouveront des alliés parmi eux et chercheront à convaincre les autres des bienfaits de leur programme. L’ennemi commun, c’est le patriarcat, le libéralisme et l’interventionnisme. Si les femmes en sont les premières et plus lourdes victimes, les hommes aussi en souffrent, et certains trouveront en effet leur bonheur dans ce nouveau système. À grands pas ou plus petits selon les situations, elle esquisse une société qui doucement se transforme, mais qui se heurte au conservatisme, tout autant masculin que féminin. Les propositions sont chiffrées, calculées, éprouvées, et bien que démunies en début de campagne, les militantes du PIE feront de bric, de broc et de bout de ficelles pour aller jusqu’à la victoire.
    Alors bien sûr, du point de vue de la femme blanche et européenne que je suis, certaines choses me troublent, me paraissent limitées, limitantes, pas assez grandes. Mais nous ne sommes pas en Europe, et c’est un élément primordial à garder en tête (et quand on voit ce qui peut d’ailleurs se passer dans certains pays « occidentaux », on ferait bien de le garder en tête pour chez nous également). La vision des femmes semble parfois essentialiste : la mère, la ménagère ; la légalisation de l’avortement réduit à peu. Mais Gioconda Belli parle d’un pays en particulier, d’un état dans lequel l’avortement est interdit et passible de prison ; d’un état très chrétien, déchiré pendant des décennies par des guerillas sans fin contre des dictatures sous influence états-uniennes. Un pays machisme (dixit Belli) dans lequel les femmes doivent lutter quotidiennement pour exister. Avec cela en tête, les propositions et l’axe politique du PIE prennent tout leur sens : le parti s’appuie sur ce que sont le pays et le peuple, sur des références communes, une culture commune, pour faire basculer la société et, de là, faire évoluer les regards. Cela n’empêche pas, bien au contraire, comme je le soulignais plus haut, certaines propositions complètement radicales (qui soulèveraient un tollé de par nos contrées !).
    Chez Gioconda Belli, la révolte se nourrit de sentiments, de sensualité et de joie autant que de convictions, de programmes et d’économie. Et si le volcan Mitre le veut, il prêtera longue vie au PIE et à sa présidente Viviana Sansón.

    Un roman qui rend la politique poétique et sensuelle, brasse l’espoir et les réflexions et donne diablement envie de creuser l’œuvre de cette autrice, trop peu connue de par chez nous.

    Pour creuser un peu sur le féminisme et le félicisme dans ce roman, un article, en espagnol, de Rosemary Castro Solano, de l’université du Costa Rica

    Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Claudie Toutains
    Éditions Yovana
    252 pages

  • Défriche coupe brûle – Claudia Hernández

    Elle est la mère de cinq filles, dont quatre ont grandi auprès d’elle. La première, celle qui a grandi loin, lui a été enlevé peu après sa naissance, alors qu’elle avait été confiée à des bonnes sœurs pendant que la mère retournait combattre dans la guerrilla. La mère retrouve sa trace à Paris, dans une famille d’adoption. Les autres, celles qui ont grandi auprès d’elle, avancent cahin-caha dans la vie de ce pays maintenant en pays mais toujours déchiré.

    Elle n’est jamais allée à Paris. Elle sait que c’est la capitale de la France parce que la question lui a été posée à un contrôle, dans ses premières années d’école, et qu’elle a dû demander la réponse à une camarade, malgré la peur que la prof la surprenne et lui confisque sa copie, l’expulse de la salle de classe, l’emmène voir la directrice et fasse appeler sa mère pour lui raconter ce que sa fille faisait au lieu de réviser tous les jours ses leçons, comme on lui avait demandé au début de l’année. On lui avait dit que c’était mal de copier et elle sentait qu’elle ne devait pas le faire, mais en pesant rapidement le pour et le contre, il lui avait semblé que ce serait pire d’avoir à expliquer chez elle qu’elle n’avait pas obtenu le 10 sur 10 voulu par sa mère, qu’elle s’était engagée à lui ramener à la maison. Elle était tellement nerveuse au moment de demander la réponse à la question numéro 7 qu’elle n’avait pas de voix. D’ailleurs, sa camarade ne s’était pas retournée vers la place où elle était assise parce qu’elle avait entendu son appel au secours, mais parce qu’elle avait senti qu’on l’observait. Après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas de la prof, elle avait dû lui demander plusieurs fois ce qu’elle voulait et deviner sa requête, parce qu’il était impossible de l’entendre ou de lire sur ses lèvres, qui remuaient à peine.
    Elle avait eu pitié d’elle et avait commencé à lui passer toutes les réponses. Elle les connaissait déjà. Elle n’avait besoin que d’une seule. La plus facile.

    Celle de ses filles qui vit loin, elle l’a eu avec un autre soldat de la guerrilla, un plus âgé. L’aînée, la deuxième et la troisième de celles qui vivent auprès d’elle ont le même père, un membre de la guerrilla aussi, mort pendant la paix, mais peut-être quand même à cause de la guerre. La petite dernière, son père est parti vivre ailleurs, avec une femme plus jeune, et d’autres enfants. La mère ne lui en tient pas rigueur. Elle a grandi dans un pays en guerre, son père a rejoint les rangs des guerrilleros et elle a fini par le rejoindre, lui, puis la cause, quand elle était encore jeune pour échapper au viol. De ces années de lutte dans la forêt, elle en a gardé un grand instinct de survie, une volonté inébranlable de n’être redevable de rien à personne et un désintérêt pour la cuisine. Dans le village, il y a aussi la mère de la mère, des civils qui l’étaient déjà pendant la guerre, et d’anciens guerrilleros qui ne savent pas s’ils redeviendront un jour civils.

    Elles n’ont pas de noms, ces femmes et filles du village. Elles ont une histoire, une famille, un passé, et peut-être un avenir, mais qui est une guerre en soi. Après ses années de lutte armée, la mère espérait, comme son père, comme son époux, que leur combat n’aura pas été vain et que la vie sera plus juste pour tout un chacun·e. Mais de fait, elle reste une chienne, surtout pour les femmes. Ne possédant que son moulin pour vivre, la mère économise chaque sou pour que ses filles puissent espérer quelque chose, ne serait-ce qu’un repas le moment venu. L’aînée de celles qui vivent avec elle avait obtenu une bourse pour l’université de la capitale, mais son mari lui a fait renoncer. La seconde s’est démenée pour y aller, donnant des idées aux suivantes. Mais l’argent. Mais les gens.

    La mère est prête à tout pour ses filles, elle sait que malgré la paix, la vie reste dure et injuste, et elle oscille constamment pour faire bien, les en protéger et les armer, comme elle a été armée en son jeune temps. La méfiance est toujours là, les rancœurs aussi. Et malgré l’engagement de nombreuses femmes dans la guerre, elles restent les lésées, celles que l’on oublie, que l’on relègue tout en leur faisant porter l’image et un certain honneur de la famille. Élever ses filles est une nouvelle guerre, un combat continu dont de nombreuses batailles seront perdues, car sur les ruines laissées par la guerre repousse l’ordre classique du patriarcat, qui nie à ses anciennes sœurs d’armes leur avenir, leur présent et leur passé. Les hommes habitent avec une présence envahissante ou une absence résonnante ce pays et les femmes s’accrochent au paysage, retrouvent dans les chemins de la forêt une histoire qui n’est plus que la leur, intime, puisque l’état leur refuse la commune.

    Avec une narration anonymée et chorale, Claudia Hernández donne voix à ces femmes combattantes qui n’ont pas récolté les fruits de leurs luttes, de leurs sacrifices, et qui oublient elles-mêmes les cicatrices externes, internes, profondes dont les hommes se glorifient. Passant de l’une à l’autre pour raconter des destins uniques et pourtant universels, elle se fait cheffe d’orchestre d’un chœur immense, dont la poésie tranchante vient lacérer les liens bien trop épais qui les enserrent.

    Traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
    Éditions Métailié
    303 pages

  • La fin des coquillettes – Klaire fait Grr

    Connais-tu le lien entre Gargantua, DSK, Chirac, Lustucru (père et pâtes), Mickaël Jackson et le cassoulet ? Non ? La cuisson des coquillettes. Sisi.

    Des coquillettes, me dis-je.
    J’ai vraiment réussi à foirer des coquillettes.
    Les pâtes mollasouilles me regardent avec mépris depuis leur bol, et sans mentir je peux sentir leur mépris trop cuit me rouler les yeux au ciel. Sûr qu’elles me regarderaient de haut si elles pouvaient, mais au vu de la config’, c’est moi qui les regarde par au-dessus en pensant voilà bien une preuve de la supériorité de l’humaine sur la coquillette.
    J’ai vraiment réussi à foirer des coquillettes.
    Il y a des jours comme ça où les étoiles s’alignent, les éléments s’entrelacent et les nuages s’écartent pour laisser dégueuler une douce lumière d’espoir et de joie.
    Pas là.
    Là, il y a moi, un bol de coquillettes ratées et mon « espace-bureau », c’est-à-dire la table basse du salon + mon cul sur le canap, le dos plié en sept et le cou tordu en mille car je n’aime rien tant que voir poindre la fin du jour et constater qu’une fois de plus je me suis bousillé les vertèbres rien qu’en existant.
    J’aimerais vous dire que c’est là que tout a commencé, qu’à cet instant, ni une ni deux, j’ai pris en main mon avenir culinaire et ma souris sans fil mais ce serait faux. Car ce qu’il s’est passé à cet instant, en vérité, c’est que je suis retournée chercher le sel à la cuisine -toujours noyer les pâtes ratées dans un excès de sel.

    Lectrice, lecteur, amor, amor de mis amores, Klaire fait Grr est entrée dans ma vie sans qu’elle ne le sache il y a une bonne dizaine d’années, je dirai. Peut-être un peu plus. D’ailleurs je ne sais plus tellement comment. Était-ce via ses billets dans NeonMag, ou peut-être un blog ? Le début s’est perdu dans l’eau de cuisson mais l’amour est resté. Déjà, on a presque le même âge, à un an près, alors forcément, on partage quelques références. Et puis il faut dire qu’elle me fait tant rire, pourquoi s’en priver ? Mais elle n’est pas juste très drôle, Klaire fait Grr (même si elle l’est), elle est aussi très douée avec les mots, les histoires en tout genre et le mélange des deux : les raconter. Que ce soit pour expliquer à des nouilles comme moi les scandales politico-financiers de type Bygmalion ou bien revenir sur l’origine d’une expression ou d’une fête, la clarté, la précision et la documentation sont au rendez-vous. En plus d’une bonne dose d’humour, tu l’auras compris. Et cet humour me demanderas-tu, c’est quel genre ? Bah genre drôle, en fait. Absurde, surprenant, piquant, acéré, doux… Elle a toute la palette.
    Et cette sombre histoire de coquillettes, alors ? Et pourquoi Gérald Darmanin ?

    Dans La fin des coquillettes, un récit de pâtes et d’épées, Klaire fait Grr tire le fil (d’emmental) qui part de l’origine des pâtes, de comment on a pu les tremper dans un peu de racisme, de sexisme (les pâtes sont antifa, ça fait plaisir), passe ensuite par la Saint-Valentin et Mickaël Jackson pour arriver aux pruneaux, et bon an mal an revenir à cette question forte : comment ne pas foirer la cuisson des coquillettes (et pourquoi Gérald Darmanin ?). À travers ses recherches apparemment guidées par le hasard d’un lien wikipédia attirant et d’un onglet Firefox mal fermé, elle revient sur des expressions, des concepts, des certitudes qu’elle fait voler en éclats telle une feuille de lasagne échappée de mains fébriles et démontre comment au fil des siècles (et des années récentes) le sexisme s’est toujours immiscé dans notre construction du monde et comment le marketing en est quand même un bien super vecteur. Elle ressort des tréfonds des internets ce qui pourrait sembler anecdotique, ou juste rigolo, mais en extrait l’histoire en fond, le bouillon amer ou l’oubli volontaire pour nous mettre devant nos propres contradictions. De la protection acharnée des « vraies versions » des contes à la défense des recettes traditionnelles, du commandant Cousteau à la FFCT, elle donne à un fatras d’informations foutraques une orientation, un sens et un contenu insoupçonné, sorte de puttanesca de culture, mais avec des coquillettes : tout va parfaitement ensemble. Un concentré de bordel, de rage, de colère, d’incompréhension de ce que tout ça dit de notre société et qui aboutit à Gérald Darmanin. Elle nous dit que dans la culture et l’histoire, rien n’est anodin.

    Rageant, drôle, touchant, absurde, drôle, révoltant, intéressant et drôle (oui, j’ai beaucoup ri), La fin des coquillettes est un indispensable de ta bibliothèque, car non seulement tu apprendras des choses, tu en comprendras d’autres, tu seras un brin énervé-e (bon, un peu plus qu’un brin) par ce que tu apprendras et comprendras, mais tu le feras en riant, et ça, de nos jours, c’est assez rare pour être souligné.

    Klaire fait Grr a également la bonne idée de faire des spectacles qui tourneront peut-être vers chez toi et du podcast, alors tu peux aussi la (re)découvrir dans les super Mycose the night, avec Élodie Font, Mon prince à la mer, Troll 50 (attention, ça brasse), Plaisir d’offrir et tant d’autres, sur Arte Radio, France Culture et Binge audio.

    Binge Audio Éditions
    191 pages

  • Les bâtardes – Arelis Uribe

    Deux cousines séparées par une dispute entre mères se retrouvent quelques années plus tard ; une chienne seule dans une rue, la nuit ; une passion naissante entre deux jeunes femmes qui n’ont rien en commun ; les premières amours virtuels qui prennent corps, parfois qu’on le veuille ou non et sans que l’on ne sache quel sera ce corps ; une visite bouleversante dans une école du sud ; une question irrépondue sur le stockage des heures perdues en attendant le 29 février ; deux amies inséparables séparées, qui, peut-être vont se retrouver.

    Quand j’étais petite, avec ma cousine, on s’embrassait. On jouait à la poupée Barbie, à manger de la terre ou à frapper dans nos mains en chantant. Je passais un week-end sur deux chez elle. On dormait dans son lit. Parfois, on enlevait le haut de nos pyjamas et on jouait à plaquer nos tétons les uns contre les autres, à l’époque ce n’était que deux taches rosées sur un buste plat. On avait toujours été ensemble. Nos mères étaient tombées enceintes à deux mois d’intervalle. Elles nous avaient allaitées en même temps, changées en même temps, on avait eu la varicelle en même temps. Il était presque évident que plus tard on habiterait ensemble et qu’on jouerait à la dînette et à la poupée, cette fois dans la vie réelle. Je croyais que ce serait toujours elle et moi. Mais les adultes abîment tout.

    Huit nouvelles pour raconter le Chili à hauteur de jeunes filles et femmes dont le quotidien, morne, semble se limiter à une vie de banlieue grise, un lycée triste et décrépi, des amitiés fortes vouées à se dissoudre dans des injonctions sociales strictes, des amours écrasées par les classes sociales et les avenues qui séparent les quartiers populaires des résidences bourgeoises de Santiago. À l’ombre de la cordillère, le Pacifique n’existe pas et Santiago est une île au milieu d’un Chili lui-même insulaire. Pas de misérabilisme, de défaitisme, de grandes tragédies ici, seulement une vie quotidienne que les narratrices habitent en ayant l’impression qu’une autre vie leur échappe. La vie des établissements privés inatteignables, seule porte vers la réussite sociale, le beau mariage avec un homme blanc, les voyages en Europe. Avec leurs airs de journaux intimes, de confessions sous un arbre à l’oreille d’une amie dont on aurait presque honte du contenu tellement il nous paraît insignifiant et peu intéressant, les nouvelles d’Arelis Uribe racontent les jours ignorés de celles que le Chili met de côté. L’insécurité des rues la nuit qui pousse une jeune étudiante à se reconnaître dans cette petite chienne qui trottine à ses côtés, inconsciente, contrairement à la narratrice, du danger qui la guette. Les écoles délabrées, dans les quartiers populaires de Santiago, de l’Araucanie et d’ailleurs, là où la beauté renversante du paysage tranche avec la pauvreté, le racisme et la violence sociale qui enserrent les filles. La grossesse adolescente qui vient tuer le jeu de l’enfance, les possibilités d’un rêve qui n’existait pas et ancre l’enfermement dans un schéma qui n’en finit plus de se répéter.
    En racontant ce qui, pour elles, sont des petites déceptions de la vie, les premiers flirts déçus, le mépris pour les peuples autochtones et les métis qui se glissent jusque dans les conversations d’enfants, elles prennent voix, elles trouvent une parole jusqu’alors étouffée et qui, peut-être, a rejoint le cri de l’estallido social de 2019 dans un souffle rageur. Car les héroïnes d’Arelis Uribe comprennent, consciemment ou non, qu’elles sont prisonnières d’un ogre, de ce système néo-libéral autoritaire dont le Chili ne parvient pas à se libérer, d’un monde dans lequel, pour la majorité, la Bolivie est un ailleurs lointain et l’Araucanie une histoire médiatique de violences. Il suffirait peut-être d’une entorse, d’un coup de tête et de possibles retrouvailles pour prendre en main, ne serait-ce qu’un instant, un peu de pouvoir sur sa vie.

    Arelis Uribe donne un porte-voix à ces jeunes femmes, métisses, pauvres ou juste pas assez fortunées pour pouvoir prétendre à autre chose, amoureuses déçues d’avance qui perçoivent leur vie comme insignifiante, et y apporte tout son sens. Elle leur donne, enfin, leur place et leur importance.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Postface de Gabriela Wiener
    Quidam éditeur
    113 pages

  • Dix petites anarchistes – Daniel de Roulet

    Le petit village de Saint-Imier, dans le Jura suisse, vivote en ce milieu de XIXème siècle. À Saint-Imier, canton de Berne mais Jura francophone, on fait des montres, comme ailleurs en Suisse on fait du fromage. La vallée encaissée laisse parfois passer le soleil, ça dépend du versant sur lequel on est né·e. Là, une dizaine de jeunes filles, entraînées par le mouvement du monde qui résonne dans leur village, décident de se libérer de l’ordre imposé par la bourgeoisie et la police du capital, de vivre sans contraintes, ensemble, repoussant le poids du patriarcat et des règles chrétiennes. Elles décident de quitter leur vallon pour créer une communauté anarchiste, loin de leurs montagnes, en Amérique du Sud.

    Avertissement au lecteur pour qu’il sache qui a écrit ses lignes et pourquoi, sans oublier de préciser le rôle d’un certain cahier vert qui remplit les trous de la mémoire.
    On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845. On est la cadette des sœurs Grimm. À soixante-quatre ans, on a l’âge de faire les comptes.
    Jusqu’ici on avait surtout rédigé des chroniques de circonstances, des histoires romancées pour endormir les enfants ou la méfiance de nos ennemis, des lettres bien tournées à des amies. Et voilà qu’on va être la petite rapporteuse de nos compagnes.
    On n’a envie ne de se moquer ni de jouer les saintes. Juste des portraits, nos amours, nos convictions sans trop juger ni surplomber. Avec l’idée que ça pourrait être comme notre testament politique. Bref, une affaire sérieuse. Comme vous allez voir, on a toutes eu des existences bien remplies. Quand on se manifestait par écrit, on signait d’un pseudonyme ou bien « quelques femmes insouciantes ».
    On s’était promis une entraide qui dure jusque dans des actions que nous ennemis disaient violentes, alors qu’elles ne s’en prenaient qu’à l’injustice. Aujourd’hui, nous, Valentine, réfugiée en Uruguay, on a donc décidé de vous raconter, sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde.

    Le sachiez-tu, lectrice, lecteur, ma vie rêvée, avant de s’afficher en grandes lettres à Roland-Garros et sur les poignets des riches qui veulent le montrer, Breitling, Longines, Heuer, sont nés à Saint-Imier, ce petit village suisse proche de la frontière française. C’est aussi à Saint-Imier, cocasserie de l’histoire, que s’est réuni en septembre 1872 l’Internationale anti-autoritaire, qui met en avant les grands principes anarchistes, le village accueillant pour l’occasion Bakhounine et Malatesta, entre autres.
    C’est dans cette ambiance, marquée par des troubles avec la police et les autorités, que nos dix jeunes filles, les frangines Valentine et Blandine, Juliette et Colette les amoureuses, Adèle, Jeanne, Mathilde, Émilie, Blandine, Lison, Germaine, et les enfants que certaines d’entre elles ont déjà eux, partent pour les Amériques. Depuis Brest, sur la Virginie, direction Punta Arenas. Toutes unies par un même désir de vivre autre chose, autrement, et de le créer si ça n’existe pas. Avec pour seule richesse et lien entre elles toutes une Longines 20A, marqueur de leur aventure et de ce temps qui ne pourra jamais les briser. En Suisse elles étaient viroleuse-centreuse, régleuse, finisseuse d’aiguilles ; elles apprendront à scier, couper, raboter, panifier, pêcher et s’imposer. Parce que si l’anarchisme est l’une des pires engeances pour la bourgeoisie, qui saura trouver dans le socialisme un allié contre les porteureuses du drapeau noir à certains moments, quand les porteuses de la parole sont des femmes, c’est encore pire. Elles ne lâcheront pourtant pas, décomptant les mortes et gardant les montres en souvenir, les enfants en successeurs, les amant·es dans leur sillage, voire dans les valises. Accompagnées par la correspondance lointaine de Malatesta, alias Benjamin, amoureux de Mathilde, elles passent de la Patagonie chilienne à Talcahuano, avant d’embarquer pour l’archipel Juan Fernandez, l’île de Robinson, dirigé par un Suisse se croyant roi et dont l’une des baies accueille une expérience de vie communautaire. Puis ce sera un saut à Tahiti avant le retour en Amérique du Sud et le débarquement à Buenos Aires. Elles croiseront des émigrés espagnols, italiens, français, ukrainiens, rencontreront des autochtones Ona et Mapuches. Les enfants naissent, les femmes meurent, les montres marquent toujours le passage du temps. Sans jamais renier leurs convictions, s’engueulant souvent sur les théories ou la méthode, chacune s’inscrit à sa manière dans la construction d’une utopie inatteignable, faisant de son chemin sa propre expérience, sans s’arrêter devant des de Rodt, des colonel Falcón ou des potences. Les femmes meurent, les montres restent, disparaissent et reviennent, tic-toquant les morts violentes, les viols et la vengeance de leur retour.

    C’est l’histoire d’un voyage qui rassemble plusieurs rêves, réalistes, sans grands sentiments ni idéalisation, le conte des sœurs Grimm et leurs compagnes, menées par la conviction forte et précise comme une montre suisse qu’une vie et une société plus juste, plus égalitaire et plus libre pourrait nous rendre plus heureux·ses, et que le meilleur moyen de le savoir, c’est d’essayer.

    Éditions Buchet-Chastel
    138 pages

  • L’impératrice du Sel et de la Fortune – Nghi Vo

    L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, est en route pour la capitale de l’empire. Elle y assistera à l’éclipse du mois, ainsi qu’à la première cérémonie du Dragon de l’impératrice. En chemin, elle fait halte au bord du lac Écarlate où il rencontre Sun, alias Lapin, ancienne servante de l’impératrice In-yo. Accompagné de son neixin, la piquante huppe Presque-Brillante, il va séjourner quelques temps auprès de la vieille dame, et découvrir son histoire.

    « Quelque chose veut te manger, lança Presque-Brillante, perchée sur un arbre voisin. Je ne lui en voudrais pas s’il y parvient. »
    Un tintement. Chih se remit debout et examina soigneusement le cordon de clochettes qui entourait le bivouac. Un instant, elle se crut de retour à l’abbaye des Collines-Chantantes, en retard pur une nouvelle tournée de prières, de corvées et de laçons, mais les Collines-Chantantes n’étaient ordinairement pas baignées d’une odeur de fantômes et de pin humide. On n’y sentait pas se dresser les poils de ses bras en signe d’alarme ni bondir son cœur dans sa poitrine sous l’effet de la panique.
    Les clochettes étaient de nouveau immobiles.
    « J’ignore ce que c’était, mais le danger est passé. Tu peux redescendre. »
    La huppe poussa un gazouillis, qui parvint à exprimer en deux notes tant le doute que l’exaspération. Néanmoins, elle se posa sur la tête de Chih, où elle se balança, mal à l’aise.
    « Les protections doivent toujours être en place. Nous sommes très près du lac Écarlate à présent.
    -Nous ne serions jamais arrivés si loin si on ne les avait pas neutralisées. »
    Chih y réfléchit un instant, puis enfila ses sandales et se glissa sous le cordon de clochettes.
    Effarouchée, Presque-Brillante s’envola dans un tourbillon de plumes avant de redescendre sur l’épaule de l’être humain.
    « Adelphe Chih, regagne tout de suite le campement ! Tu vas te faire tuer et je serai obligée de rendre compte à notre Céleste de ton irresponsabilité.
    -Je compte sur la précision de ton rapport, rétorque Chih d’un air absent. Maintenant, chut ! Je crois distinguer ce qui a fait ce raffut. »
    La huppe exprima son mécontentement d’un battement d’ailes mais enfonça plus fermement ses griffes dans l’habit de Chih. En débit de sa bravade, celle-ci se sentit réconfortée par la présence de la neixin sur son épaule et elle leva la main pour lui caresser doucement la crête avant de s’avancer entre les pins.

    Vendue pendant sa plus tendre enfance au palais impérial, Lapin passe plusieurs années à laver et récurer les couloirs puis les chambres du palais. Lorsque l’empereur prend pour femme In-yo, fille d’un seigneur du Nord vaincu, Lapin se sent fascinée par cette jeune femme forte et méprisée par le reste de la cour, qui la prend pour une barbare déchue venue de contrées sauvages. Elle l’accompagnera plusieurs années, pendant son séjour au palais puis lors de son exil au bord du lac Écarlate.
    Chih, dont la mission est, entre autres, de recueillir les histoires pour tramer la grande histoire, découvrira la destinée improbable de cette femme du peuple qui aura vécu aux côtés d’une impératrice puissante dont les actes transformeront le pays. Au détour de leurs conversations provoquées par la découverte d’objets disparates disséminés dans la maison, elle apprendra le grand intérêt de l’impératrice pour les voyants et autres devins, la surveillance constante dont elle faisait l’objet de la part du pouvoir impérial, la sororité qui grandira entre Lapin et elle, mais aussi avec les dames de compagnie qui ne feront que passer à Fortune-Prospère, afin d’éviter justement, de trop grands liens.

    Cette novela, premier tome des Archives des Collines-Chantantes, nous entraîne dans un monde qui mêle traditions, folklore et géo-politique aux résonances chinoises et sud asiatique, peut-être lao ou vietnamiennes. Derrière cette forme courte qui se lit avec facilité, sous ses allures de livres de souvenirs décousus, Nghi Vo nous raconte surtout la résistance d’une femme face à la domination de son peuple et sa lutte pour survivre malgré le danger qu’elle représente. Elle nous montre aussi comment la grande histoire, celle qui pourrait être la plus importante, celle de l’impératrice, prend un sens complètement autre quand elle se reflète dans celle de Lapin. Elle parle enfin, à travers l’adelphe Chih et son oiseau, de la transmission et de l’importance égale des récits pour avoir une vue la plus grande et la plus complète possible des vies, dans leur complexité et leurs variétés.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mikael Cabon
    Éditions L’atalante
    120 pages