Catégorie : Amérique du Sud

  • Les serpents viendront pour toi – Émilienne Malfatto

    En 2019 dans la Sierra Nevada de Santa Marta, sur la côte Caraïbes de Colombie, Maritza Quiroz Leiva est assassinée. Elle vivait avec son dernier fils, Camilo, dans une ferme très isolée sur le versant nord de la sierra, un endroit appelé El Diviso. Pourquoi cette femme a-t-elle été exécutée, alors même que la situation en Colombie serait revenue au calme et à l’apaisement ?

    Voilà. La mala hora est arrivée. Dans quelques instants, Maritza Quiroz Leiva sera morte. Il fait noir sur les premières pentes de la Sierra Nevada. Des lumières filtrent par les interstices de la finca de Maritza, même pas une ferme, une masure de béton et de bois perdue dans le café, le cacao et les cris d’oiseaux. L’endroit s’appelle El Diviso. Pour y parvenir, il faut compter plus d’une heure à moto sur des pistes défoncées, glissantes, boueuses en saison des pluies, des virages serrés à l’assaut de la Sierra, cette titanesque étoile de roc, des cordillères comme des bras tendus vers le sommet et entre elles des rivières aux noms magiques qui coulent comme entre les doigts d’une main ouverte.
    La ferme est sur la gauche, accrochée aux pentes de caféiers, au bout d’une chemin bordé de mandariniers. Il n’est pas tard mais on ne distingue rien en cette nuit sans lune. Nous sommes les 5 janvier et Maritza va mourir.
    À l’intérieur, Maritza et son fils Camilo dorment encore. Ou peut-être Maritza est-elle déjà éveillée. Ce sont les coups sur le bois qui réveillent Camilo, ou peut-être sa mère, d’une pression sur l’épaule, il ne se souvient plus. Il est dans cet état un peu second du dormeur de l’après-midi qui revient à lui après le coucher du soleil. La radio ronronne en fond sonore, voix d’homme et voix de femme, une émission religieuse. Camilo se redresse sur le mauvais lit, ensuqué de sommeil, c’était une sieste vespérale, ils n’avaient pas encore dîné.

    Pourquoi ? C’est donc la question que se pose Émilienne Malfatto, et qui la pousse à aller enquêter en Colombie. Maritza Quiroz est ce que l’on appelle là-bas une « leader social », un terme assez général qui regroupe les syndicalistes, les activistes de tout bord, les citoyens engagés, bref, toute personne qui décide de revendiquer ses droits, contre l’état ou les paras.
    Maritza connaissait bien ces luttes, elle qui, assassinée à 61 ans, a grandi puis élevé ses enfants dans une pauvreté sourde et la menace constante de la guerilla, des groupes paramilitaires, de l’armée… La vie en Colombie a toujours été un combat, celui de la survie et des apparences, pour ne pas se faire buter par un groupe ou l’autre. Mais toute sa vie elle s’est battue, justement, et n’a rien lâché. Après la mort de son mari, et des années de misère crasse, elle retrouve la propriété et un bout de ferme grâce à un projet de l’état pour les victimes et déplacées du conflit armé. Mais rien n’est jamais clair en Colombie, et qui sait qui se cache derrière.

    Émilienne Malfatto mène une enquête sur la brèche, qui la conduit dans la jungle de la Sierra Nevada, à la frontière du Venezuela, jusqu’à la côte de Santa Marta. Elle suit la piste et la vie de Maritza, et avec elle le sentier du conflit armé qui déchira la Colombie et continue de brûler des vies, à coup de braises incandescentes que beaucoup font mine de ne pas voir passer. Qu’il s’agisse de brouilles et vexations datant de l’époque des FARC, de vengeances des paramilitaires ou bien de la main invisible mais omniprésente des narcos dont la violence et l’inhumanité dépassent l’entendement, les raisons de la colère sont nombreuses et bien souvent multiples. Interrogeant la famille, les voisins, d’anciens guerilleros, elle tente de comprendre le parcours de cette famille qui n’a tenté que de vivre au mieux, dans une dignité tranquille, de son travail de la terre et a dû composer toute sa vie avec la violence et les combats, les racontars et les menaces. Comme beaucoup d’autres vies qui se sont éteintes dans le son devenu banal des balles dans la moiteur ou la pénombre, celle de Maritza aura été complexe et d’un héroïsme simple d’une femme qui se bat pour faire vivre ses enfants et réclamer ce qu’on lui doit, payant le prix en double, pour être une femme, et pour se lever.

    C’est à Maritza qu’elle s’adresse d’abord, lui racontant ses rencontres, ses découvertes, ses doutes et ses échecs, une adresse post-mortem comme un dû de la vérité ou du moins de sa recherche. Jamais manichéenne tout en tressant son récit de l’émotion venue d’un pays et de ses vies brisées, Émilienne Malfatto sait que toute enquête de ce type ne sera jamais claire, que la vérité de chacun comporte des zones d’ombres et des mensonges, que personne ne peut être vraiment cru. Chacun a sa violence en lui, subie ou infligée, pour des raisons nombreuses, et devant la fausse paix qui muselle la Sierra Nevada jamais la parole ne sera libre et réparatrice.

    Avec beaucoup de tact et de poésie, me rappelant Leila Guerriero, Émilienne Malfatto ramène sur le devant de la scène la vie et la mort de Maritza Quiroz Leiva et de toustes les autres leaders sociaux assassiné·es en Colombie et ailleurs et livre une enquête de grande ampleur et d’une pudeur bouleversante.

    Éditions J’ai Lu
    126 pages

  • La chienne – Pilar Quintana

    Damaris et Rogelio sont mariés depuis de nombreuses années maintenant. Ils vivent sur une falaise proche de la mer et aussi proche de la jungle, avec Danger, Mosco et Olivo, les trois chiens. Malgré leur désir, aucun enfant n’est venu s’ajouter à leur famille. Un matin, alors que Damaris est au village, sur un coup de tête, elle adopte une petite chienne, tout à peine née et orpheline.

    -Je l’ai trouvé là ce matin, les pattes en l’air, dit doña Elodia en désignant du doigt un endroit de la plage où s’amoncelaient les déchets que la mer apportait ou déterrait : troncs, sacs en plastique, bouteilles.
    -Empoisonnée ?
    -Je crois, oui.
    Et qu’est-ce que vous en avez fait ? Vous l’avez enterrée ?
    Doña Elodia acquiesça :
    -Mes petits-enfants, oui.
    -Dans le cimetière ?
    -Non, juste là, sur la plage.
    De nombreux chiens du village étaient morts empoisonnés. Certaines personnes affirmaient qu’ils avaient été tués volontairement, mais Damaris n’arrivait pas à croire qu’il y eut des gens capables de faire une chose pareille, et elle pensait plutôt que les chiens avaient mangé par erreur un appât avec du poison qu’on avait laissé pour les rats ou encore les rats eux-mêmes, affaiblis par le venin et donc plus facile à chasser.
    -Je suis désolée, souffla Damaris.
    Doña Elodia hocha seulement la tête. Elle avait eu cette chienne pendant très longtemps, une chienne noire qui passait tout son temps couchée à l’entrée du restaurant et qui la suivait partout où elle allait : à l’église, à la maison de sa belle-fille, au magasin, sur la jetée… Elle devait être très triste, mais elle ne le montra pas.

    Damaris rentre chez elle avec cette chienne calée dans son soutien-gorge. Dans leur relation, l’extérieur est danger. Rogelio, qui n’aime pas les animaux, n’a pas le droit de l’approcher, les autres chiens sont trop gros et trop brutaux ; la famille et les ami-es ne peuvent pas comprendre. Le lien entre Damaris et sa petite chienne est vibrant, brûlant. Toute l’attention de la femme est accaparée par l’animal, qui grandit sous le regard couvant de sa maîtresse. Et tandis qu’elle grandit, Damaris apprend que les autres chiots de la portée, l’un après l’autre, meurent, décuplant son inquiétude et sa surveillance.

    Lectrice, lecteur, mon amour échappée, ce petit livre, je le croise depuis un moment maintenant. Mais que veux-tu, je n’ai pas d’attirance particulière pour les histoires sur la maternité, ni sur les chiens. Heureusement, l’autrice est colombienne et le livre a été chaudement recommandé dans le podcast Litté’Racisée par la libraire de Cariño, alors j’y ai finalement plongé sans crainte, et ce fut une riche idée.
    Dans un style presque lapidaire mais d’une puissance renversante, Pilar Quintana raconte en quelques poignées de pages la détresse, la peur, l’humiliation, le bonheur, l’abandon, la perte, bref, toute la constellation éruptive des émotions d’une femme que la mort et la tristesse accompagne depuis longtemps. De l’ami d’enfance emporté aux enfants qui ne viennent pas ; des regards coupables pour cette disparition enfantine aux jugements adultes devant l’incapacité à devenir mère, la vie de Damaris semble courbée sous un fardeau importable. Alors cette petite chienne, vous pensez bien. Mais un animal n’est pas un enfant, et quand bien même, aucun être vivant ne peut être à la hauteur de celui fantasmé et espéré désespérément pendant des années.
    Pilar Quintana nous emmène donc dans le quotidien et le passé de Damaris, auprès de cet homme, sans doute aimant et bon à un moment donné ; auprès de ses souvenirs et de Nicolasito ; auprès de sa cousine Luzmilla. Elle nous montre aussi la dureté des traditions et des conventions, les soins, les chamanes et les désillusions. Damaris et sa pauvre vie, sa vie de pauvre, son corps inutile qui la dégoûte et la trahit, elle nous en parle avec une main sur la gorge, pour étouffer les cris et les larmes, elle nous en parle de la seule manière possible, sans fioritures mais avec la poésie de cette jungle menaçante qui se glisse partout avec ses branches, ses arbres et ses bêtes ; avec la sauvagerie de la mer qui frappe les falaises, amène la pluie et emporte les audacieux-ses et les imprudent-es.

    Un roman intense qui met à vif les désirs, leurs tranchants et leurs complexités. Avec une tendresse violente, Pilar Quintana montre son héroïne dans une entièreté bouleversante et renvoie dos à dos nos instincts et notre raison lorsqu’il s’agit d’enfants, de leur absence, de leur disparition.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions J’ai Lu
    153 pages

  • Tu parles comme la nuit – Vaitiere Rojas Manrique

    Notre narratrice a quitté son pays, le Venezuela, pour la Colombie. Arrivée à Bogotá avec son mari Alberto et leur petite fille Alejandra, elle se retrouve face à une nouvelle forme de solitude et d’abandon. Isolée et apeurée, elle décide d’écrire des lettres à Franz, son correspondant imaginaire.

    Franz, ami inespéré,
    Je n’entamerai pas cette correspondance par d’hypocrites formules de politesse. Je serai sincère dès la première ligne : j’ai du mal à m’intéresser aux autres. Aujourd’hui, je ne m’enquiers de la vie de personne, sauf du père de ma fille, alors même que, retournement de situation, il ne voit plus l’intérêt de me raconter la sienne. Il faut dire qu’il y a cinq ans, je me payais le luxe de m’en soucier comme d’une guigne. C’était une autre époque, peut-être meilleure que celle d’où je t’écris. À présent tout a changé, les rares points d’appui et autres combines que j’avais ont disparu, partis en sucette.
    Je passe donc les comment vas-tu ?
    Je parie que si l’occasion se présentait de prendre un café avec toi, de connaître ton visage, de te parler en tête à tête, je la gâcherais. Me voilà désarmée, sans recours, parée de mon unique paire de lunettes rayées, cassées, et quand j’essaie de parler aux autres, les mots s’agglutinent au fond de ma gorge, collent à ma langue, alors je malmène les oreilles de mes auditeurs avec mes bafouillages, j’oublie ce que je voulais dire une seconde plus tôt et je fuis.
    Heureusement, je peux encore écrire, je peux encore exprimer un peu de ce qu’il y a de bon en moi, je n’ai pas tout perdu. Un de ces jours, je risque de me réveiller en parfaite bonne à rien.

    Elle fait partie de ces millions de Vénézuélien·nes qui ont quitté leur pays ces dix dernières années, fuyant la crise économique, politique, la faim et la violence. Comme beaucoup d’autres, elle est partie en Colombie, le voisin, dans une inversion des flux sans précédent. Le déclic de la fuite, ce fut sa fille Alejandra, deux ans, encore nourri au sein par manque de nourriture. Mais l’arrivée en Colombie n’est pas le havre de paix, le nouveau départ rassérénant.
    À sa naissance, pour cacher une blessure involontaire, les infirmières ont annoncé à sa mère que la petite « rejetait son environnement ». Annonce fausse mais anticipatrice des difficultés sociales qui poursuivront la narratrice toute sa vie. Au Venezuela, les médecins n’ont jamais su dire exactement ce qu’elle avait, ce qu’elle était. En Colombie, le parcours recommence, et en parallèle de la recherche d’un diagnostic (autisme, trouble bipolaire, dépression…), la narratrice tente de se retrouver en retraçant son chemin. L’exil a définitivement coupé les liens avec une famille qu’elle n’appréciait guère, exacerbe sa rage devant la déchéance de son pays et la met face au racisme quotidien qui vient lui clouer la langue. Car en plus de ses difficultés à s’intéresser et aller vers les autres, de peur de buter, de s’égarer, se tromper, ennuyer, prendre la parole à Bogotá c’est se dévoiler, se dire vénézuélienne, faire entendre l’accent voisin mais étranger, celui qui envahit, qui prend le travail des autres, qui mendie, c’est une faille que le moindre commentaire peut rendre béante. Seule avec sa fille la majorité du temps, elle prend donc un correspondant, Franz (tu auras sans doute deviné le nom de famille), et trouve dans l’écriture la seule manière de faire sortir les angoisses, les questionnements et la colère. Les doutes, aussi. Cet exil si douloureux et difficile qui laissait miroiter un nouveau départ, fallait-il le faire ? Ou bien rester au pays, à ne plus attendre que les choses aillent mieux mais sans espoir déçu.
    Étrange étrangère dans un pays inconnu, dont la langue, bien que commune, trahit et blesse, elle ne trouve que dans cette correspondance et dans la littérature le lieu de son repos. Mais pour Alejandra, elle le sait, elle doit parvenir à dépasser cela.

    Récit de l’exil et de la recherche, Tu parles comme la nuit raconte à vif les multiples départs et fuites consécutives à l’arrachement géographique. Vaitiere Rojas Manrique interroge la destruction et la reconstruction, la perte de sens et l’incompréhension autant sociale qu’intime, personnelle, politique d’une situation aberrante et insaisissable tant pour les autres que pour l’exilée. Remuant et poétique, c’est une voix forte qui s’élève, qu’il faut écouter et ne pas oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco
    Éditions Payot-Rivages
    171 pages

  • Les bâtardes – Arelis Uribe

    Deux cousines séparées par une dispute entre mères se retrouvent quelques années plus tard ; une chienne seule dans une rue, la nuit ; une passion naissante entre deux jeunes femmes qui n’ont rien en commun ; les premières amours virtuels qui prennent corps, parfois qu’on le veuille ou non et sans que l’on ne sache quel sera ce corps ; une visite bouleversante dans une école du sud ; une question irrépondue sur le stockage des heures perdues en attendant le 29 février ; deux amies inséparables séparées, qui, peut-être vont se retrouver.

    Quand j’étais petite, avec ma cousine, on s’embrassait. On jouait à la poupée Barbie, à manger de la terre ou à frapper dans nos mains en chantant. Je passais un week-end sur deux chez elle. On dormait dans son lit. Parfois, on enlevait le haut de nos pyjamas et on jouait à plaquer nos tétons les uns contre les autres, à l’époque ce n’était que deux taches rosées sur un buste plat. On avait toujours été ensemble. Nos mères étaient tombées enceintes à deux mois d’intervalle. Elles nous avaient allaitées en même temps, changées en même temps, on avait eu la varicelle en même temps. Il était presque évident que plus tard on habiterait ensemble et qu’on jouerait à la dînette et à la poupée, cette fois dans la vie réelle. Je croyais que ce serait toujours elle et moi. Mais les adultes abîment tout.

    Huit nouvelles pour raconter le Chili à hauteur de jeunes filles et femmes dont le quotidien, morne, semble se limiter à une vie de banlieue grise, un lycée triste et décrépi, des amitiés fortes vouées à se dissoudre dans des injonctions sociales strictes, des amours écrasées par les classes sociales et les avenues qui séparent les quartiers populaires des résidences bourgeoises de Santiago. À l’ombre de la cordillère, le Pacifique n’existe pas et Santiago est une île au milieu d’un Chili lui-même insulaire. Pas de misérabilisme, de défaitisme, de grandes tragédies ici, seulement une vie quotidienne que les narratrices habitent en ayant l’impression qu’une autre vie leur échappe. La vie des établissements privés inatteignables, seule porte vers la réussite sociale, le beau mariage avec un homme blanc, les voyages en Europe. Avec leurs airs de journaux intimes, de confessions sous un arbre à l’oreille d’une amie dont on aurait presque honte du contenu tellement il nous paraît insignifiant et peu intéressant, les nouvelles d’Arelis Uribe racontent les jours ignorés de celles que le Chili met de côté. L’insécurité des rues la nuit qui pousse une jeune étudiante à se reconnaître dans cette petite chienne qui trottine à ses côtés, inconsciente, contrairement à la narratrice, du danger qui la guette. Les écoles délabrées, dans les quartiers populaires de Santiago, de l’Araucanie et d’ailleurs, là où la beauté renversante du paysage tranche avec la pauvreté, le racisme et la violence sociale qui enserrent les filles. La grossesse adolescente qui vient tuer le jeu de l’enfance, les possibilités d’un rêve qui n’existait pas et ancre l’enfermement dans un schéma qui n’en finit plus de se répéter.
    En racontant ce qui, pour elles, sont des petites déceptions de la vie, les premiers flirts déçus, le mépris pour les peuples autochtones et les métis qui se glissent jusque dans les conversations d’enfants, elles prennent voix, elles trouvent une parole jusqu’alors étouffée et qui, peut-être, a rejoint le cri de l’estallido social de 2019 dans un souffle rageur. Car les héroïnes d’Arelis Uribe comprennent, consciemment ou non, qu’elles sont prisonnières d’un ogre, de ce système néo-libéral autoritaire dont le Chili ne parvient pas à se libérer, d’un monde dans lequel, pour la majorité, la Bolivie est un ailleurs lointain et l’Araucanie une histoire médiatique de violences. Il suffirait peut-être d’une entorse, d’un coup de tête et de possibles retrouvailles pour prendre en main, ne serait-ce qu’un instant, un peu de pouvoir sur sa vie.

    Arelis Uribe donne un porte-voix à ces jeunes femmes, métisses, pauvres ou juste pas assez fortunées pour pouvoir prétendre à autre chose, amoureuses déçues d’avance qui perçoivent leur vie comme insignifiante, et y apporte tout son sens. Elle leur donne, enfin, leur place et leur importance.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Postface de Gabriela Wiener
    Quidam éditeur
    113 pages

  • Un fil rouge – Sara Rosenberg

    Miguel est un documentariste argentin qui a autour de trente-cinq ans. Nous sommes dans les années 80, approximativement. Après 83, assurément, car la démocratie est de retour en Argentine. Originaire de Tucumán, Miguel a survécu aux dictatures qui se sont enchaînées avec peu de répit. Mais il porte en lui une blessure qui ne cesse de s’ouvrir, celle du destin de Julia, son amie d’enfance et militante d’extrême-gauche qui n’a pas réapparu. Il décide de lui consacrer un documentaire et part sur les traces et à la recherche de celles et ceux qui l’ont connu, l’ont aimé ou détesté, pour reconstituer sa jeune vie jusqu’à la fin.

    Enregistrement n°1
    (Catamarca, 1990, après Madrid)
    La maison a explosé tellement fort qu’on a même retrouvé des décombres sur le chemin des oliviers. Les animaux ont été bien secoués par la détonation, du coup, le percheron s’est échappé dans la montagne. On ne savait pas encore si Julia se trouvait à l’intérieur avec son fils Federico. Des hommes, une quinzaine, armés jusqu’aux dents, sont descendus de quatre voitures ; ils se sont divisés en groupes avant d’encercler la maison en criant et en mitraillant la porte et la fenêtre, puis ils ont posé des explosifs. Ensuite, ils ont couru jusqu’au chemin et ils ont disparu à toute vitesse.
    Ma sœur et moi nous étions là-bas à épier, derrière la palissade, où on fait sécher les figues sur les roseaux tressés. Ils ne pouvaient pas nous voir et, en plus, ils étaient tellement pressés qu’ils n’ont même pas regardé, comme s’ils étaient poursuivis par le diable. La plupart des gens se sont cachés dans la grande bâtisse où nous avions tous l’habitude de nous réunir pour regarder la télévision. Quelques-uns étaient restés chez eux et d’autres ont entendu la détonation dans toute la vallée, sans savoir d’où ça venait exactement. Le bruit a été si fort qu’il nous a rendues complètement sourdes toute une journée.
    À mes soixante-dix ans, j’ai vu bien des guerres passer sur ce chemin, mais jamais aucune n’était arrivé si près, juste là, en face.

    Lectrice, lecteur, mon fil rouge, Julia est de ces femmes qui bouleversent celles et ceux qui la croisent et provoquent autant rage qu’admiration. Née Berenstein, elle est descendante d’une première vague d’immigrés d’Europe de l’Est et s’engage dans sa jeunesse auprès de la trotskyste ERP, l’Armée Révolutionnaire du Peuple, en tractant et participant à des actions armées. Jeune femme révoltée, provocatrice et libérée dans une région encore très rurale et codifiée, elle vit son corps, ses amours et ses combats politiques avec ardeur et dévouement. Arrêtée, enfermée, amnistiée, elle s’exilera avec mari et enfant mais n’arrêtera jamais la lutte, jusqu’à sa dernière arrestation et sa mort en détention.
    Laissée, comme des milliers d’autres, sans sépulture, Julia a néanmoins tellement marqué de sa présence et ses actions les personnes qu’elle a croisé que sa vie reste imprimée dans la vie des autres. Avec son documentaire, Miguel va tenter de reconstituer son histoire, sa présence et son corps, et peut-être créer en lui-même une tombe pour Julia sur laquelle il pourra, enfin, se recueillir et verser sa culpabilité d’avoir survécu.

    Sara Rosenberg nous guide de témoignages en confessions, de ressentis en ressentiments et disperse au vent des pages les morceaux de vie de Julia tels que vécus par les autres et recollés patiemment par Miguel. Sa transgression des règles de la société par son émancipation des codes assignés aux femmes : elle veut exister dans une guérilla très masculine, se coupe les cheveux ras, s’affirme sur la place publique, vit ses relations avec les hommes comme un moyen de sortir de sa famille pour vivre plus libre. De Tucumán aux prisons de Patagonie, d’un exil mexicain et bolivien aux listes des desaparecidos, la vie de Julia est suturée à celle de l’Argentine et aux arrachements de la dictature. C’est un regard cru et lucide sur la complexité de vivre pendant cette succession de périodes noires et cruelles, avec à peine quelques mois de répit avant le retour de la tourmente, que nous donne Sara Rosenberg à travers les fragments de vies de Julia et la quête de Miguel. Ses personnages, les témoins, Miguel, Julia, sont les pièces d’un patchwork complexe et discordant, cousues au fil rouge, le même qui a cousu, pendant tant d’années, la carte humaine et sociale d’un territoire qui cherche encore à se remettre des brûlures et des lacérations.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Belinda Corbacho
    Éditions La contre-allée
    258 pages

  • Je tremble, ô matador – Pedro Lemebel

    On l’appelle la Folle du Front. Elle vit à Santiago dans une vieille maison, et après s’être prostituée pendant quelques temps, elle brode, désormais. Des nappes, des napperons, des angelos, des fleurs et des vases. On est en 1986, et cette femme transgenre plus toute jeune accepte, par amour pour un tout frais étudiant révolutionnaire, de garder chez elle des caisses qui contiendraient des livres. Plus probablement tout ce qu’il faut pour attenter à la vie de Pinochet.

    Comme un voile soulevé sur le passé, un rideau brûlé flottait à la fenêtre de la maison en ce printemps 86. Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. Un Santiago qui venait de s’éveiller au martèlement des casseroles et aux fulgurantes coupures de courant ; des chaînes étaient jetées en l’air, sur les câbles électriques parcourus d’étincelles. Alors venait la nuit noire, les phares d’un camion blindé, les arrête-toi, connard, les détonations et les cavalcades terrifiées lézardant la nuit feutrée dans un bruit de castagnettes métalliques. Des nuits funèbres, ourlées de cris, de l’inlassable « Il va tomber » et de tant et tant de communiqués de dernière minute dont on entendait chuchoter l’écho au « Journal de Radio Cooperativa ».
    Avec ses trois étages et son escalier unique, colonne vertébrale conduisant aux combles, la petite maison maigrelette occupait alors un coin de rue. De tout là-haut, on pouvait voir la ville pénombre que couronnait le voile blafard de la poudre. C’était en fait un pigeonnier, muni d’une simple balustrade pour étendre les draps, les nappes et les slips que brandissaient les mains tam-tam de la Folle du Front. Lors de ses matinées fenêtres ouvertes, elle fredonnait Je tremble, ô matador, j’ai peur de voir flotter ton sourire le soir. Tout le voisinage était au courant de la particularité du nouveau voisin, une fiancée trop enchantée d’avoir trouvé cette ruine. Une tantouze au sourcil froncé, venue demander un jour si la bâtisse lézardée par les tremblements de terre à l’angle de la rue était à louer.

    Lectrice, lecteur, mon océan interdit, ferme les yeux. Dans ce magnifique roman de Pedro Lemebel, tout est sensation, tout est émotion, tout est rage et passion. Notre héroïne, la Folle du Front, après une enfance violente et abusive et une première partie de vie tout aussi dramatique, entre trottoir et drogue, se pose dans cette maison bancale avec ses fils, ses aiguilles et son amour pour les chansons d’amour. Grandiloquente et passionnée, elle ne s’en laisse pas pour autant compter. Et malgré les silences de Carlos et de ses compagnons qui viennent squatter et son salon et son grenier pour de soi-disant club de lecture ou groupe de révision, elle comprend bien que ce qui se trame derrière n’est ni très catholique, ni très pinochet-compatible. Mais de tout ça, elle ne veut pas s’en mêler. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les militants et autres n’ont jamais fait grand cas des homosexuels, au mieux. Et pourtant que son cœur bat, que son corps vibre et que la cordillère tremble quand elle croise les yeux du jeune militant et que leurs peaux s’effleurent.
    C’est ici l’histoire flambante et flamboyante d’un amour trouble et impossible dans une période qui pourtant pourrait annihiler toute passion. Un amour aussi intense qu’il reste suspendu à son impossibilité, à sa naissance au mauvais endroit, au mauvais moment, entre les mauvaises personnes. Celle qui aime trop et trop tard, et celui qui se laisse aimer à trois pas de distance, préférant épouser sa cause et ses idées. Mais tout amour est bouleversement, et la Folle du Front, qui avait décidé de ne pas se sentir concernée par la dictature autrement que par la tristesse devant ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes, accepte de regarder en face et d’exister dans l’espace politique que lui amène Carlos. Notre jeune étudiant, quant à lui, aura peut-être appris à accepter certaines parts de lui-même et à donner un sens autre que politique à sa lutte : celle pour plus d’humanité.
    Avec ses envolées lyriques et poétiques lumineuses, la narration de Lemebel ressemble à son personnage : la Folle du Front enivre sa vie et son quotidien de chansons d’amour, de volants, de chapeaux de couleur et de mille accessoires et attentions qui détonnent dans la violence de Santiago. Au contrepied et à contre-temps, nous entrons par moment dans l’intimité du couple dictatorial dans lequel la Première Dame assomme son sanguinaire mari de sa logorrhée insensée tandis que le dictateur se perd dans les souvenirs d’une enfance aigrie et les cauchemars d’une chute imminente. Là où la Folle du Front s’approprie avec goût et détermination les vêtements et les objets pour ramener de la joie dans la vie, la Première Dame ne les voit qu’avec dédain, signe de mauvais goût ou de supériorité. Par deux fois et à distance se croiseront les deux couples, reflet diffracté d’un miroir brisé irrémédiablement que seul une chute pourrait réparer.

    Je tremble, ô matador est un roman d’une puissance incroyable, une histoire d’amour d’une beauté comme seule l’ont ces amours dont on sait qu’elles ne seront jamais mais sur lesquelles on ne peut se résoudre à fermer ni les yeux ni le cœur, ni l’âme, tant elles irradient au-delà des amants malheureux. Pedro Lemebel brode, comme sa Folle, des mots d’une finesse dans la violence, la merde et les incendies ainsi que des scènes absolument majestueuses, de la traversée par notre Folle d’une armada de flics telle une reine, au fantasme révoltant d’une tribu de généraux se gavant et dégorgeant de bouffe et de haine sur une nappe à l’innocence violentée. Comme le dit si bien Emmanuelle Bayamac-Tam dans la préface, « Dans Je tremble, ô matador, rien n’est absolument frivole et tout est politique ». Telle une envolée de pétales chamarrés dans les nuages gris des lacrymos, Je tremble, ô matador est un feu d’artifice flamboyant, sensuel et subversif dans le chaos d’un pays brisé.

    Je tremble, ô matador a été adapté au cinéma par Rodrigo Sepúlveda

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Préface d’Emmanuelle Bayamac-Tam, Quentin Zuttion et Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Gallimard
    194 pages

  • L’autre guerre – Leila Guerriero

    Le 2 avril 1982, le dictateur argentin Galtieri envoie des bataillons des forces armées argentines débarquer sur les îles Malouines. Occupées par les britanniques depuis 1833 et réclamée par les Argentins depuis lors, Galtieri fait de ce débarquement armé une manœuvre pour retrouver un peu de gloire auprès du peuple, qui manifeste de plus en plus son mécontentement devant cette énième dictature. Las, cette guerre qui devait être d’une efficacité totale et redonner au général et au pays sa gloire et ses territoires perdus va s’achever en quelques mois à peine par une victoire anglaise et une déroute sanglante pour le gouvernement dictatorial, marquée par la mort de plusieurs centaines de soldats argentins.

    En 1982 l’Argentine était gouvernée par une dictature aux ordres du lieutenant général Leopoldo Fortunato Galtieri. Le 30 mars le mouvement ouvrier a appelé à une marche sur la place de Mai, Buenos Aires. Dès 1976, le régime militaire avait séquestré et assassiné des milliers de citoyens, aboli le droit de grève et interdit toute activité syndicale. Malgré tout, cinquante mille personnes ont rejoint la manifestation qui s’est déroulée sous le slogan « Paix, Pain et Travail », aux cris de « Galtieri fils de pute ! » et a fini en affrontements sauvages avec plus de trois mille arrestations.
    Deux jours plus tard à peine, le 2 avril, sur la même place, cent mille citoyens euphoriques hissaient des drapeaux patriotes et brandissaient des panneaux affichant « Vive la Marine nationale », tandis qu’un cri fervent avançait tel la proue bestial d’un bateau : « Galtieri ! Galtieri ! ». La télévision montrait le lieutenant général fendant une foule rugissante qui se disputait la meilleure place pour le toucher. La voix d’une commentatrice rapportait, véhémente : « Son excellence Monsieur le Président de la Nation est venu saluer son peuple ! Tous l’ont ovationné. Monsieur le Président s’est approché de cette foule qui l’acclamait, lui et les forces armées, pour l’action historique menée ces dernières heures. Merci à notre glorieuse Armée nationale ! » La commentatrice, le peuple, le lieutenant général célébraient le débarquement, quelques heures plus tôt, des troupes de la nation sur les îles Malouines, un archipel de l’Atlantique Sud sous domination anglaise depuis cent quarante-neuf ans appelé Falklands Islands, et sur lequel on réclamait depuis toujours la souveraineté.

    Sur les 907 morts au combat, 649 sont argentins. Devant l’inaction du gouvernement argentin sur la marche à suivre pour l’enterrement ou le rapatriement de ses morts, un officier anglais nommé Geoffrey Cardozo va prendre à sa charge leur inhumation. Pourquoi cet attentisme ? Parce que rapatrier les corps des soldats reviendrait à retirer définitivement toute présence argentine sur le sol des Malouines, accepter la défaite et laisser l’archipel aux britanniques.
    Le traitement des morts est un exemple déchirant de la gestion de cette guerre par l’armée. Celle-ci n’annoncera pas aux familles la perte de leur fils, père, frère, oncle. Elles l’apprendront en les attendant devant les casernes, en demandant aux camarades rentrés. Le gouvernement n’ayant pas voulu s’occuper de la mise en terre, personne ne saura pendant des années où sont enterrés les disparus, ni comment ils ont péri. Mais lorsque des particuliers, des associations ou des professionnels commencent à parler d’identifier les corps pour rendre aux morts leurs noms, c’est une vague de contestation incroyable et incompréhensible qui se lève. Comme si avec les morts des Malouines était enterrées les affres des dictatures et qu’il fallait les laisser là, sans nom, sans mot, pour que le temps continue de s’écouler.
    Leila Guerriero, avec son immense talent, retrace les vies de soldats, de famille et de celles et ceux qui ont rendu possible le travail d’identification des tombés au combat dans cette guerre d’orgueil, et met en évidence les plaies béantes d’un pays encore meurtri.
    Car c’est grâce à l’acharnement de quelques-uns, à des investigations au long cours dans l’indifférence, voire l’hostilité étatique, que les familles ont pu, au fil des ans, retrouver leurs morts. Tout commence avec Julio Aro, ancien combattant des Malouines, qui rencontre Cardozo lors d’un séjour à Londres, et apprend le travail l’inhumation et de répertoriage des corps en vue de leur future identification. Sidérés, les deux hommes découvrent l’omerta imposée sur le sujet par le gouvernement argentin. Julio Aro prendra ensuite contact avec Luis Fondebrider et son équipe, les membres de l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale, puis avec Gabriela Cociffi, une journaliste, puis…, puis… Lentement, c’est toute une troupe qui se lève pour les morts, quels qu’ils soient. Car n’oublions pas que la guerre des Malouines, lancée par le dernier dictateur argentin, a rassemblé dans les rangs des combattants autant de simples citoyens que les tortionnaires de la dictature, tous unis sous la dernière épitaphe des héros tombés pour la patrie.

    Leila Guerriero rend hommage à l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale et toutes celles eux ceux qui ont, pendant des années, mené minutieusement cette enquête légale et clandestine à la fois, qui vient remuer la douleur de la guerre et de la dictature et l’inaction totale du gouvernement. Elle raconte les entretiens avec les familles, les réticences de certains qui y voient un complot, les premiers vols des familles vers le cimetière militaire de Darwin, des vols hors de prix financés par Eduardo Eurnekian, milliardaire argentin. Elle y raconte les tensions, les incompréhensions, les soldats torturés par leurs officiers, la lutte pour le sens des mots qui vient brouiller les discours. Car les morts sans nom à la guerre sont, par certains, désignés comme NN (Nomen nescio), ce qui renvoient aux desaparecidos, aux disparus. Insultant pour certains pour qui leurs morts au combat étaient des fidèles au pays, pas des subversifs, et méprisants pour d’autres qui ne voulaient pas voir leurs disparus, celles et ceux engloutis par le régime dictatorial, mélangés avec des soldats qui auraient peut-être participé aux répressions.

    Cette magnifique enquête racontée avec délicatesse et force, qui tisse autant des histoires de vie que des conflits politiques est augmentée d’une postface, dans laquelle Leila Guerriero nous raconte sa rencontre avec l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale, ainsi que d’un article publié en 2007 dans El País dans lequel elle retrace l’histoire de cette équipe. Née de l’arrivée en Argentine de Clive Snow, anthropologue médico-légal états-unien venu pour identifier les corps de disparus de la dictature et qui recrutera autour de lui de jeunes étudiants et diplômés en anthropologie, qui feront de cette étrange activité leur sacerdoce. Appelées à maintes reprises notamment par le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, différentes Commissions Vérité aux Philippines, au Pérou, au Salvador, en Éthiopie… l’équipe deviendra une référence dans la recherche, l’enquête et l’identification des victimes de crimes de masse, ou encore de Che Guevara, tandis que ses membres, tous autant qu’ils sont, espèrent qu’un jour ils deviendront inutiles.

    C’est donc un hommage à ces enquêteurs discrets et indispensables qui relient les vivants avec leurs morts et luttent pour ramener la vérité des répressions, des crimes d’état, des massacres et empêcher ainsi leur négation par leurs instigateurs que rend Leila Guerriero à travers ces différents textes. Comme dans Les suicidés du bout du monde, elle parvient à mettre au cœur de son travail la parole de celles et ceux, aussi insignifiants paraissent-ils, qui tentent d’arracher au quotidien leurs vies et de remettre du sens dans l’histoire violente, l’abandon gouvernemental, les déchirures sociales. Leila Guerriero a en elle le pouls de l’humanité, et nous le confie avec beaucoup de précaution et de sensibilité, tels ces cailloux clandestins ramenés du cimetière de Darwin, dernière présence de morts ignorés pour l’orgueil d’une dictature périclitante qui n’aura eu de cesse de faire disparaître.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    187 pages

  • Buenos Aires Noir – Collectif

    Dans les rues de Buenos Aires, grandes avenues ou sombres impasses, grands parcs et ponts autoroutiers, on croise des dealers et des prostituées, des joueurs de cumbia et des auteurs à succès. Des maris jaloux, des femmes trompées, des familles avec un trou, desaparecidos, et des cafés péronistes.

    Buenos Aires est un endroit tellement invraisemblable qu’il fallut la construire deux fois. La première, c’est Pedro de Mendoza qui s’en chargea. L’Adelantado y avait investi tout l’argent pillé durant le sac de Rome pour monter une fabuleuse expédition ; on pensait alors qu’il existait aux Indes une plante capable de soigner la syphilis, dont il était atteint. Ce fut un désastre : trahi par Alonso de Cabrera, qui avait vendu leurs provisions au plus offrant, Pedro de Mendoza et ses hommes se retrouvèrent acculés par les Indiens Querandies et la faim. Les habitants de ce petit hameau précaire qu’était alors Buenos Aires n’eurent d’autre choix que d’inclure dans leur menu leurs bottes, leurs ceintures mais aussi certains de leurs compagnons. Les deux mille hommes de l’expédition connurent des destins divers ; parmi ceux qui avaient choisi de rester dans la ville, seuls deux cents purent être sauvés et récupérés, dans un état lamentable.
    Plus tard, lorsque le Río de la Plata servit à transporter les richesses extraites des mines d’argent du Potosí, Buenos Aires fut reconstruite. On y installa un fort pour éviter les attaques des pirates et une douane pour contrôler l’exercice du commerce. Les habitants de cette nouvelle Buenos Aires voyaient passer sur les eaux troubles du fleuve les bateaux négriers chargés d’esclaves capturés en Afrique Occidentale, qu’on envoyait travailler dans les mines. Et ceux qui revenait du Potosí avec leurs coffres bourrés d’argent et de métaux précieux. Cette situation attira très vite les contrebandiers. En quelques années, Buenos Aires devint une ville prospère grâce aux trafics illégaux en tout genre, et l’incroyable arborescence de délits et crimes qui la structurait faisait parfois obstacle à la contrebande elle-même. La ville devint plus importante qu’Asunción et Lima au niveau économique et stratégique.

    Dans la veine des autres volumes de la collection Villes noires chez Asphalte, 14 auteurices portègnes nous emmènent visiter chacun un quartier de la grande Buenos Aires. Du touristique San Telmo au bidonville en plein centre de la Villa 31, et de Nuñez à Mataderos, on traverse la ville du Nord au Sud, d’Est en Ouest et de haut en bas, géographiquement et socialement parlant.
    Divisé en trois parties, Buenos Aires noire nous propose donc une exploration géographique et thématique de la capitale la plus européenne d’Amérique du Sud : amour, infidélités et crimes imparfaits. On y trouvera des histoires d’amour perdu, d’amour propre, d’amour desaparecido (car la dictature et l’histoire déchirée et déchirante du pays n’est jamais loin) … Sous ces thématiques et à la lumière crue d’un lampadaire, dans l’humidité de l’automne ou sous la chaleur écrasante de l’été argentin, quand l’électricité ne tient plus et que le marteau solaire rend fou la plupart, ce sont les crimes d’une cité portuaire centrale, d’une ville riche dans un pays qui se donne à voir comme un havre de paix et de prospérité tandis que ses voisins subissent dictatures, guerillas et tempêtes. Les guerres du narcotrafic, la corruption politique et policière liée à la drogue ou pas, les héritages des dictatures militaires et du péronisme, le racisme qui ressort de quasiment toutes les nouvelles tout comme les violences sexuelles. La musique, aussi, et la littérature, bien sûr.
    La blague veut que les Argentins soient les seuls habitants d’Amérique du Sud descendants surtout des bateaux plutôt que des populations indigènes, et les Portègnes en seraient la crème (ou la lie, selon le point de vue, (Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero)).

    Et quid des auteurices alors ? Le tourisme c’est bien, mais les guides ? Et bien lectrice, lecteur, ma douce brise des bons vents marins, les guides sont de qualité. Si certaines nouvelles m’ont moins touchées que d’autres pour des raisons de goût personnel, nous avons ici une jolie sélection et chaque nouvelle se démarque par son sujet, son traitement, son style, sa plongée dans les psychés portègnes, ou un peu tout à la fois. J’ai bien évidemment un énorme coup de cœur, une très grosse faiblesse, pour la nouvelle de Gabriela Cabezón Cámara qui nous ramène dans une des villas miserias de la capitale, comme elle l’avait fait dans le terriblement magnifique Pleines de grâce. L’histoire de Pablo de Santis dans le quartier de Caballito auprès d’un photographe de presse m’a également beaucoup touchée, dans sa forme, comme dans son sujet qui nous montre les grandes conséquences d’un geste anodin, les violences inextinguibles et leurs résonances particulières dans une piscine vide. Enfin, celle de María Inés Krimer à Monte Castro a terminé de me sécher, tant sa rudesse et son efficacité, enrobée de la chaleur bitumineuse des nuits inflammables m’est restée collé aux cheveux et sur la peau.
    Trois mises en avant, mais vraiment, toutes excellentes. Ariel Magnus termine le recueil avec une histoire qui mêle avec équilibre absurde et malaise pour bien nous achever quand Claudia Piñeiro l’entame avec une trame a priori classique mais donc la noirceur et le cynisme nous montre bien à quoi nous attendre.

    Un parfait recueil qui permet de découvrir une belle troupe d’auteurices et de plonger dans les rues de Buenos Aires aux côtés de celleux qui la connaissent et l’aiment le mieux, que ce soit d’un amour profond, rageur, rejetant ou rejeté, un amour sincère ou dépité, complexe et enfiévré. Un recueil qui rappelle à quel point les villes résonnent et incarnent les sentiments humains les plus forts et transpirent par leurs murs de béton, leurs avenues brillantes et leurs places arborées la prégnance de l’histoire et la lourde noirceur des âmes.

    Auteurices : Verónica Abdala, Leandro Ávalos Blacha, Gabriela Cabezón Cámara, Pablo de Santis, Inés Garland, María Inés Krimer, Ariel Magnus, Ernesto Mallo, Enzo Maqueira, Inés Fernández Moreno, Elsa Osorio, Alejandro Parisi, Claudia Piñeiro, Alejandro Soifer

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton et Hélène Serrano
    Éditions Asphalte
    210 pages

  • Les suicidés du bout du monde – Leila Guerriero

    Un jour de la fin de l’année 2001, Leila Guerriero, journaliste à Buenos Aires, découvre la mise en place d’un programme de l’UNICEF développé par l’université de Harvard, le programme Jeunes Négociateurs, à Las Heras, une petite ville de l’état de Santa Cruz en Patagonie argentine. Ce programme est déployé là-bas car, entre 1997 et 1999, 22 jeunes personnes se sont suicidées. La journaliste décide donc de partir à Las Heras, alors que l’Argentine s’apprête à entrer violemment dans une crise économique tragique, pour reconstituer l’histoire de ces morts et de cette ville oubliée.

    Ce vendredi 31 décembre 1999 à Las Heras, province de Santa Cruz, le soleil était au rendez-vous.
    Il avait plu dans la matinée mais l’après-midi, sous les auspices favorables de ce qui avait toutes les apparences d’un été splendide, on faisait des courses, on enfournait des agneaux et des cochons de lait et on vendait des litres de vin et de cidre. Là, comme dans toute l’Argentine, on préparait les réjouissances du millénaires, les fêtes, l’alcool et les feux d’artifice.
    Mais à Las Heras, cette petite ville du Sud, Juan Guttiérrez, vingt-sept ans, célibataire, sans enfants, bon joueur de foot, ne verrait rien de tout cela.
    Il ne savait pas grand-chose de la mort – pas plus que les onze autres -, mais le dernier jour du millénaire il a su qu’il ne voulait plus vivre.
    A six heures du matin, sonné par l’alcool et mouillé par la pluie fine à l’aube d’une journée qui s’annonçait radieuse, il a frappé à la porte de chez sa mère jusqu’à ce qu’elle lui ouvre.
    Ont suivi les gestes de celui qui a toute la vie devant lui : il a voulu manger et a mangé. Puis, enragé, il est ressorti. Sa mère est restée affalée, à trembler dans son salon rempli de radiateurs étouffants. Quand elle est partie le chercher en courant, il était déjà trop tard.
    Elle l’a vu en tournant au bout du pâté de maisons. Il pendait comme un fruit trop mûr d’un câble électrique, au-dessus de la chaussée. Il était sept heures et quart du matin.

    Las Heras. Souvent absente des cartes, cette ville de Patagonie oscille entre ville fantôme et poudrière. Haut-lieu du pétrole argentin, la privatisation des exploitations dans les années 90 a mis sur le carreau bon nombre d’habitants. À l’époque, la ville est plus connue dans la région pour ses piquets de grève qu’autre chose, et son nom se perd dans le vent au fil de la route qui s’en éloigne. Pas d’internet, pas de cinémas, pas de salles de spectacle… La ville du bout du monde n’est ni une carte postale patagonienne touristique ni une métropole vivante et culturelle, loin de là. On y vient pour le pétrole, on y reste parce que la route est bloquée. L’or noir qui jaillit par les nombreux puits qui l’entourent aura été sa richesse et sa perte.
    Au fil de ses séjours à Las Heras, Leila Guerreiro prête son oreille et son temps à ces gens que le reste du pays, les Portègnes en premier, ignorent. Elle rencontre et s’entretient avec les familles des morts ainsi que certains des habitants emblématiques. Avec son enquête, elle ne cherche pas nécessairement à comprendre le pourquoi de ces suicides, cela, les morts l’ont emporté avec eux. Ce qui intéresse la journaliste, c’est autant l’histoire de ces jeunes que celle de leur milieu.
    Elle se glisse donc dans les cuisines, les bars et les arrière-salles, parlent avec les mères, les pères, le coiffeur, le prof et les fiancé-es pour dresser le portrait de la jeunesse de Las Heras d’abord, et de celles et ceux qui tissent le quotidien de la ville. On y rencontre des femmes devenues mères trop jeunes et qui ont laissé dans le berceau de leur enfant leurs rêves d’un avenir loin d’ici, d’autres qui ont suivi leurs maris, parfois violents, parfois non, mais souvent absents et tout autant alcooliques. Des jeunes garçons qui ont vu leur père se défouler sur leurs familles, avoir plusieurs familles, crever au boulot. Un petit groupe d’hommes homosexuels qui tentent par moment d’ouvrir l’horizon, avec peu de succès. Et tandis que l’Argentine sombre dans une crise économique sans précédent, à Las Heras, la crise semble faire partie de la normalité de la vie depuis bien longtemps.

    Leila Guerriero raconte ces histoires, celle de Carolina, de Juan, d’Elizabeth, de Mónica, de María, de Luis, de tous les autres, et leurs échos. On parle d’une secte qui aurait dressé une liste de noms des futures victimes, histoire à laquelle certains croient sans trop y croire vraiment. On lit le récit de l’entrepreneur des pompes funèbres de la ville, qui a vu passer tous les suicidés et est le seul à en avoir tenu la liste. On écoute ces femmes qui ont décidé de prendre les choses en main et de créer une ligne de soutien et d’écoute aux jeunes et aux familles. On entend la peur que ça recommence. On comprend l’angoisse, l’ennui, l’oubli, la misère et la résignation devant ce que personne ne voit mais que tous ressentent. Entre tout ça, on découvre la violence de l’industrie pétrolière, les ravages de la privatisation les bras-de-fer avec les dirigeants et le mépris des joutes politiques.

    À la fin, on ressent, nous aussi, l’isolement de Las Heras et de ses habitants, seulement visitée par ce vent insoutenable qui pourrait seul porter leurs paroles au loin, mais lacère leur voix du sable qu’il charrie, premier mur d’indifférence d’une longue série qui va jusqu’à Buenos Aires.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    222 pages

  • Toxique – Samanta Schweblin

    Amanda et sa fille Nina passe leurs vacances à la campagne. Le papa doit les rejoindre plus tard, et en attendant, elles profitent. Elles croisent un beau matin Carla, dont le fils couve une étrange maladie. Amanda va commencer à ressentir une menace sourde et inquiétante planer, mais peut-être est-il déjà trop tard…

    C’est comme des vers.
    Quel genre de vers ?
    Comme des vers, partout.
    C’est le garçon qui parle, il me dit les mots à l’oreille. Moi, je pose les questions. Des vers sur le corps ?
    Oui, sur le corps.
    Des vers de terre ?
    Non, un autre genre de vers.
    Il fait noir et je ne vois rien. Les draps sont rêches, ils plissent sous mo corps. Je ne peux pas bouger, dis-je.
    C’est à cause des vers. Il faut être patient, et attendre. Et en attendant, il faut trouver l’endroit précis où surgissent les vers.
    Pourquoi ?
    Parce que c’est important, c’est très important pour tout le monde.
    Je tente d’acquiescer, mais mon corps ne répond pas.
    Que se passe-t-il d’autre dans le jardin de la maison ? Je suis dans le jardin ?

    Le petit David a beaucoup changé, depuis une crise de fièvre et la mort d’un cheval. Y aurait-il un lien ? Toujours est-il que la lourdeur poussiéreuse du soleil laisse un goût de putréfaction dans la bouche et une sueur froide sur la peau. Carla est inquiète et Amanda fascinée. La beauté magnétique de sa nouvelle amie se mêle à l’atmosphère vénéneuse de son inquiétude et de l’histoire qu’elle raconte.
    En peu de pages et peu de mots, cette inquiétude devient nôtre et la frayeur se fraie un chemin le long de notre colonne vertébrale, se glisse dans les réseaux neuronaux et ressort en chair de poule et en creux à l’estomac. Que se passe-t-il donc dans ce village ? Quel est ce danger qui guette, qui est déjà là ? Existe-t-il une distance de secours suffisamment courte pour qu’un parent puisse, quoi qu’il se passe, protéger son enfant, surtout quand on ignore la source du mal ?
    Un dialogue se construit entre tous ces personnages, qui retrace le passé pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être, s’il n’est pas trop tard.
    Court mais d’une terrifiante efficacité, ce roman de Samanta Schweblin se construit en enquête progressive, rétroactive, anticipatrice. Elle déconstruit le temps en superposant les moments et distille une peur atavique, celle d’une maladie, d’une contamination inconnue et insaisissable, d’une aliénation lente et inexorable du du corps, d’une terre, d’une société, la fuite impossible.

    On en sort séché·e, retourné·e, brassé·e, preuve s’il en fallait du talent de Samanta Schweblin à nous attraper par la moelle épinière pour un grand moment d’angoisse que l’on aura du mal à quitter !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurore Touya
    Éditions Gallimard
    121 pages