Catégorie : Caraïbes

  • Le ventre de la jungle – Elaine Vilar Madruga

    Une hacienda au beau milieu de la jungle, dans une région sous le joug de militaires et de narcos. Dans l’hacienda, une femme (Santa), son compagnon (Lázaro), sa mère (la Vieille) et une tripotée d’enfants (avec ou sans nom). Des poules aussi. Et tout autour, la jungle, donc. Épaisse, dense, humide, qui susurre des choses aux oreilles des habitant-es, et qui, rougissant, réclame son dû pour leur apporter protection et nourriture.
    Elle réclame du sang pour paiement de toute dette, de ces dons qu’elle leur fait, à Santa, sa mère et Lázaro, grâce auxquels ils survivent. Des enfants, tant et plus. Il faut faire des enfants, les garder en vie, les élever, vifs et vigoureux, en attendant que la jungle se teinte du sang qu’elle veut voir couler sur sa terre. Santa et la Vieille l’ont compris depuis longtemps, et chaque enfant sait qu’un jour lui aussi partira dans la jungle, la seule inconnue étant de savoir qui fera couler le sang.

    Les enfants

    Viendra la nuit, et avec elle le battement des grillons. L’hacienda se transformera en tas de rien que l’obscurité avalera avec sa bouche de monstre. Grand-mère est la seule à oser marcher dans les couloirs quand le soleil s’est caché. Elle n’a pas peur. Elle viendra bientôt chercher les grillons parce qu’elle les déteste, déteste ce cricricri qui ressemble aux pleurs d’un enfant malade. Mais dans cette hacienda, il n’y a pas d’enfants malades. Dans cette hacienda, nous nous évertuons à être fidèles et à nous coucher tôt après avoir récité un Notre Père ; dès que le jour tombe, nous allons dormir, comme les tristes poules dans les basse-cours qui passent leur vie à caqueter au soleil, et qui, sans soleil, ne sont plus des poules mais de la chair morte avec des plumes.

    Pour être une femme utile, il faut faire des enfants. La Vieille ne peut plus, elle qui est arrivée il y a si longtemps avec Santa, puis qui a donné naissance à Ananda. Santa a tout donné, elle a couché et pondu tant et mieux, mais depuis plusieurs mois elle ne saigne plus, saisie sans plus de cérémonie par la vieillesse et l’inutilité. L’équilibre tangue et la jungle finira par ne plus recevoir de sang, par comprendre que la source est en train de se tarir.

    Chapitre après chapitre, iels prennent la parole, enfants, inséminateurs, Vieille, porteuses, pour raconter ce contrat implicite et vital avec la jungle, la vie d’avant, la compréhension et la lutte pour la survie, celle qui exige à peu près tout, et surtout de mettre de côté un petit bout d’humanité. Faut-il céder coûte que coûte aux rougeoiements de la jungle ? Que se passerait-il, si ?

    Il y a d’autres souvenirs que tu n’effacerais pas non plus de ta mémoire. Peu après que ta mère eut dit que tu devais partager la charge des accouchements, Santa vint te trouver dans le jardin, la peau presque bleutée sous ses cernes. Ses dents dépassaient un peu de sa bouche. Elle avait des gencives blanches, squameuses, d’où pendaient des dents telles des éclats d’ivoire. Sa main aux longs doigts, lianes de la jungle où mouraient les pendus, se posèrent sur ton avant-bras et serrèrent fort, si fort que Choclo grogna légèrement malgré la peur que lui inspirait Santa.
    « Fais des gosses ou je te bouffe les yeux, connasse », te menaça ta grande sœur.

    Sensuel, étouffant, perturbant, entre autre, le roman d’Elaine Vilar Madruga ne prend de gants avec personne, surtout pas ses personnages, dont elle fait des apôtres et victimes, enfermé-es entre un passé violent et désormais perpétuateur-ices d’un holocauste dont ils ne connaissent rien si ce n’est sa nécessité, qu’iels font au mieux avec lâcheté, au pire avec un enthousiasme qui ne plaira peut-être pas au dieu de la jungle, à sa bouche salivante et lourde, son ventre grondant et acéré.
    Car tout un chacun sait bien, au fond, où sont les plus terrifiants des monstres, et ce n’est peut-être pas sous le couvert des arbres.

    Éditions les Léonides,
    Traduit de l’espagnol (Cuba) par Margot Nguyen Béraud

  • La maison de la lagune – Rosario Ferré

    Buenaventura Mendizábal débarque à Porto Rico en 1917. Originaire d’Estremadure, il fera fortune sur l’île en vendant des produits d’épicerie de son Espagne natale et du monde, fournissant les tables des caciques et notables de l’île les saveurs les plus fines. Des années plus tard, son fils Quintín épouse Isabel Monfort. Tandis que l’île se déchire sur son statut et son avenir, la famille Mendizábal vit son chant du cygne. Isabel, sans n’en rien dire, décide de raconter son histoire et celle de la famille de son époux, intrinsèquement liées à celle de Porto Rico.

    Ma grand-mère disait toujours qu’avant de s’amouracher de quelqu’un il valait mieux regarder sa famille à deux fois, car on n’épouse pas seulement son petit-ami mais ses parents, ses grands-parents, ses arrières-grands-parents et toute leur kyrielle d’ancêtres. Bref, selon elle, à bon chien, chasse de race. Je refusais de l’écouter malgré ce qui s’était passé lorsque Quintín et moi étions à peine fiancés.
    Ce soir-là, Quintín était venu me rendre visite dans notre maison de Ponce. Assis sur le canapé en rotin, nous flirtions sous la véranda comme tous les amoureux de l’époque, quand un malheureux garçon de seize ans poussa une romance de l’autre côté de la rue. Le chanteur, fils d’une famille connue, s’était secrètement épris de moi. Je l’avais quelquefois rencontré à Ponce ou dans des fêtes, mais nous n’avions pas été présentés et il ne m’avait jamais adressé la parole. Il avait découvert mon nom en bas de la photo annonçant mes fiançailles avec Quintín Mendizábal dans le journal local. Ponce était une petite ville où tout le monde se connaît, trouver mon adresse lui fut un jeu d’enfant.
    En apprenant que j’étais déjà fiancée, le garçon sombra dans une grave dépression. Il n’en sortait que pour se poster sous le chêne rouvre en face de chez nous, rue Aurora, et chanter Quiéreme mucho d’une voix qui semblait descendre du ciel. C’était la troisième fois qu’il venait mais, ce soir-là, Quintín était à mes côtés sur le canapé recouvert d’une cretonne à motifs d’hibiscus.

    Isabel commence donc, en secret, l’écriture d’un roman familial qui couvre plusieurs décennies et générations. Mais Quintín découvre le manuscrit et, en secret également, le lit et enrage. Car cette histoire c’est celle d’un homme, son père, qui a fait fortune de manière pas toujours très honnête, en trompant et trahissant, qui a épousé une femme dont il a bridé les désirs artistiques et enfermé dans un rôle de mère aliénant. Issu d’une famille pauvre d’Espagne, Buenaventura n’aura de cesse de monter les échelons et de préserver sa fortune et son statut. Mais dans la société portoricaine, qui va devoir choisir entre l’indépendance, l’union définitive avec les États-Unis ou le maintien de son statut comme état libre associé, plus que l’origine sociale compte la couleur de peau. Dans de grands livres tenus par l’évêché on note la teinte du sang. Porto Rico est pourtant un sacré melting-pot de cultures : espagnols, italiens, français, corses, états-uniens y côtoient des arrivants des pays caribéens et latino-américains. Adossée aux États-Unis, l’île a bénéficié d’aides qui l’ont transformé en petite Suisse des Caraïbes. Pour les nantis, l’indépendance serait une catastrophe, la porte ouverte à la décadence comme en Haïti ou à Cuba, et seul le rattachement au grand frère du Nord permettrait de maintenir leurs privilèges et leurs bonnes conditions.
    Les familles d’Isabel et Quintín ont traversé et traverseront chaque grande étape de cette histoire. Immigrés venus y chercher un rêve caribéen, paysans ayant pu profité qui d’un mariage, qui d’un héritage, d’une terre, pour faire fortune, les vies vont et viennent au fil des événements. On y trouvera autant les piliers rigides d’une culture catholique inamovible que les traditions toujours vivantes des descendant-es d’esclaves, représenté-es ici par Petra Avilés, la domestique fidèle qui, malgré sa relégation dans la cave de l’immense maison de la lagune construite par Buenaventura sur la source d’eau qui a lancé sa fortune, marquera la famille Mendizábal de sa présence et son empreinte, elle et les siens vivant tout autant les fortunes et les malheurs de leurs riches employeurs.

    Fresque historique, romanesque, féministe et sociale, La maison de la lagune arrive à raconter avec élan et passion les combats politiques, la ségrégation, les carcans religieux et familiaux. Les annotations de la lecture secrète de Quintín montrent comment ces castes réagissent à tous ces chamboulements tant sociétaux que familiaux. Combats entre frères et sœurs, reniement filial, manipulation, contrebande, amours déçues ou perdues, c’est une saga familiale passionnante qui nous apprend toute la complexité de la société portoricaine.

    Traduit de l’espagnol et de l’anglais (Porto Rico) par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil
    404 pages

  • Tomber – Carlos Manuel Álvarez

    Ils sont 4. Le fils, la mère, le père et la fille. Nous sommes à Cuba dans les années 90 et l’île s’insularise encore plus avec la chute du mur de Berlin, de l’URSS et de leur économie. Le fils est à l’armée, la fille et le père travaillent dans un hôtel et la mère chute.

    Je téléphone à ma mère pour savoir si elle est tombée, elle dit que non. On laisse planer le silence. Je sais très bien ce qu’il en est à cette heure-ci. Impatiente d’aller couvrir les haricots, agacée face à une poubelle pleine à ras bord que personne ne se soucie de vider, affligée à l’idée que les vieilles fenêtres en bois de la chambre continueront de pourrir jusqu’à la fin de ses jours.
    Je vais bien, je t’assure, dit-elle. Elle n’a pas fait de malaise, pas eu de vertige, elle a pris ses cachets à la bonne heure. Du plafond pendouille la lumière jaune d’une ampoule incandescente. Nous autres soldats nous liquéfions, de même que les colonnes en ciment éclatées et les bancs en pierre, la clôture rouillée et les nervures de la tôle, tous pareillement engouffrés pour quelques heures dans le gueulard de la nuit. Je lui dis au revoir, je raccroche, j’abandonne le poste de l’officier de garde et regagne le dortoir en traînant les pieds, les bottes délacées. La chemise hors du pantalon, le ceinturon accroché au cou.

    Dans cette famille qui glisse vers le dysfonctionnel en s’en rendant compte, mais sans réussir à l’arrêter, nous avons le père. Plus communiste que le Manifeste, il a comme devise personnel l’histoire du Che et du vélo qu’un patron d’usine veut lui offrir lors de la visite de son usine. Le Che refuse le cadeau en rappelant au patron que le vélo n’est pas à lui, et qu’il ne pas peut offrir ce qui ne lui appartient pas. Bien dans le cadre, engoncé, presque, dans ses valeurs et ses principes tandis que les autres glissent vers une douce corruption et les privilèges qu’ils s’approprient, le père s’accroche aveuglément au souvenir suranné d’un communisme idéalisée. Le fils, en plein service militaire, bouillonne face à la rigidité d’un père qui ne l’a jamais considéré vraiment. La sœur tente d’ancrer la famille dans le réel de cette vie en train de s’effondrer, encore en équilibre précaire. Et la mère, enfin, qui tombe, littéralement, sujette à une maladie qui la prive de sa mémoire, de sa lucidité, de sa stabilité.

    Roman à quatre voix et en cinq actes, Tomber conte autant l’effondrement social que familial, la disparition des espoirs et l’impossibilité d’en trouver de nouveau lorsque tout bascule. Avec une écriture aussi tranchante que poétique, dans laquelle chaque parole est autant emplie de couleurs que de gravats, ce roman nous jette dans le même vide que cette famille, qui souhaite tour à tour en sortir et s’y enterrer. Vertigineux et saisissant.

    Traduit de l’espagnol (Cuba) par Éric Reyes Roher
    Éditions Mémoire d’encrier
    133 pages

  • La maîtresse de Carlos Gardel – Mayra Santos-Febres

    Micaela Thorné est une vieille femme lorsqu’elle rappelle aux devants de ses souvenirs ce printemps qui a mis sur sa route et celle de sa grand-mère le grand, le célèbre Carlos Gardel. Le chanteur de tango argentin tourne sur la petite Porto Rico, et un secret qui le ronge de l’intérieur l’amène à faire appel à Mano Santa, célèbre guérisseuse de San Juan, et sa petite-fille, notre Micaela, alors jeune élève infirmière. Elle sera emportée le temps de cette tournée dans un tourbillon de désirs et d’amour, avant peut-être de choisir la direction qu’elle donnera à sa vie.

    Mon nom est Micaela Thorné et je suis une femme qui se souvient. Avant cela, j’ai été bien des choses : une jeune élève infirmière, la petite-fille d’une vieille guérisseuse, la protégée du docteur Martha Roberts de Romeu. J’ai aussi été la maîtresse de Carlos Gardel.
    Gardel a eu de nombreux amours. Six femmes se sont suicidées quand il a quitté ce monde. L’une d’elles, la Haïtienne, s’est immolée par le feu, voulant mourir pour celui qu’on surnommait le Morocho. Une autre, une Cubaine, a aussi choisi de mourir comme lui, dans les flammes. Moi, curieusement, je n’ai pas regretté son départ si brusque. Une autre mort est venue s’interposer, au milieu de ce chagrin. Une autre mort et une autre décision.

    Lorsqu’elle rencontre Gardel, Micaela est aux prises entre deux mondes, deux loyautés. D’un côté sa grand-mère, surnommée Mano Santa, qui connaît et travaille les herbes, racines, plantes médicinales de l’île comme personne, peut soigner des fièvres, apaiser les brûlures et libérer les femmes du risque ou d’une grossesse embarrassante. De l’autre le docteur Martha Roberts de Romeu avec qui elle travaille en parallèle de ses études et qui pourrait lui ouvrir les portes et la possibilités d’études médicales jusque-là fermées aux femmes, surtout quand elles sont noires. Mais le docteur Roberts aimerait connaître certains des secrets de Mano Santa, et Mano Santa n’a pas l’intention de les lui donner. Préservation d’un savoir séculaire, monnaie d’échange pour l’avenir de Micaela, problème d’éthique quant à l’utilisation de ces plantes aux propriétés puissantes, voire dangereuses dans les mains de personnes qui voudraient réguler l’accroissement de la population locale de Porto Rico. Les raisons sont nombreuses et la volonté de Mano Santa de fer. Micaela le comprend, et sait aussi ce que pourrait lui permettre une poursuite d’études. Alors quand Gardel, le Zorzal, atterrit dans sa vie et lui propose de l’accompagner pendant quelques jours, elle en profite, elle prend cette fuite qui fait d’elle ce qu’elle n’a encore jamais été, une femme désirée, qui joue autrement de son corps. Un corps de femme parmi d’autres qui sont l’enjeu de luttes, de conquête, de politique, d’émancipation. Consciente de n’être qu’un instant dans la vie de Gardel, elle le prend lui aussi comme une étincelle dans la sienne, une parenthèse pour sortir de ce déchirement intérieur, aussi douloureux et inéluctable que la toux qui fait trembler les bronches et le corps de sa grand-mère.

    Après le tourbillonnant Sirena Selena, Mayra Santos-Febres dresse à nouveau un portrait superbe tout en complexité et magie d’une jeune femme qui s’ouvre à sa multiplicité. Brillante, moderne, à l’esprit scientifique et lucide sur la société, elle cherche quoi prendre, à quoi se rattacher et vers quoi aller entre ses racines et les traditions dont elle est l’héritière et la nécessaire implication dans le tournant qui se précipite vers Porto Rico. Et au milieu, Carlos Gardel, l’enfant parti de France devenu homme en Argentine, chanteur en Uruguay, adulé dans le monde entier et qui, pour une raison qu’elle ignore se livrera à elle autant qu’elle se donnera à lui, l’emmenant sur ce nouveau chemin pavé des émotions incontrôlables, parfois innommables, qui fleurissent entre les doigts, entre les draps, entre deux âmes parmi tant d’autres.

    Un très beau roman qui mêle avec grâce passion, danse, révolution sociale et émancipation pour un tango à l’arrachée belle.

    Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
    Éditions Zulma
    262 pages

  • Sirena Selena – Mayra Santos-Febres

    Martha Divine, tenancière du bar/bordel Danubio Azul à San Juan, a l’œil et l’oreille pour repérer les talents cachés, voire honteux. Au Danubio Azul, elle présente (elle l’espère) les meilleurs shows drag de l’île. Alors quand elle entend la voix de Sirena Selena, cette voix de cristal dans ce corps si frêle, elle sait qu’elle tient là une pépite d’or brut, et peut-être bien son ticket vers l’opération finale qui fera d’elle, enfin, la femme qu’elle veut être.

    Coque de noix de coco, ivre d’effervescence bleue, au nom des dieux parle, suave Selena, succulente sirène des plages illuminées, raconte-toi sous un spotlight, lunatique Selena. Tu connais les désirs effrénés des nuits urbaines. Toi, mémoire de lointains orgasmes réduits à quelques bribes d’enregistrement. Toi et tes sept chignons sans âme comme un oiseau sélénite, un oiseau photoconducteur d’insolentes électrodes. Tu es celle que tu es, Sirena Selena… et tu sors de ta lune en papier pour chanter de vieilles chansons de Lucy Fabery, de Sylvia Rexach, de Guadalupe Raymond la sybarite, dans ta robe de chagrin, devant un cortège d’adorateurs…

    La gloire pour Sirena Selena, Martha Divine la voit en République Dominicaine, l’île d’à côté. Alors ni une ni deux, une fois le numéro rodé, elles embarquent pour Santo Domingo, ses hôtels luxueux, ses riches hommes d’affaire et leurs penchants inassouvis. Martha est sûre d’elle, non seulement elle a l’œil et l’oreille, mais elle a le nez aussi, un sacré sens des affaires. Sirena, elle, sous ses airs d’ingénus, a déjà vécu mille vies, autant de morts et sait l’effet qu’elle fait, lorsqu’elle endosse son rôle, lorsque son port, ses robes dévalent le long des battements des cœurs qui trébuchent et sa voix s’empare des souffles courts des spectateurs, qui ne savent plus ce qu’ils désirent : elle, lui, eux, la vie, l’amour, les blessures.

    Lectrice, lecteur, mon souffle, tu le sais, il suffit parfois d’un simple titre pour se laisser porter. Sirena Selena, déjà, c’est joli. Mais Sirena Selena vestida de pena, c’est merveilleux. Et la promesse a été tenue. Ce roman, comme beaucoup de romans racontant la vie d’homosexuels, trans, drag dans certaines régions du monde, mêle l’espoir et la violence, la brutalité et la passion. Mais ici, c’est la passion, l’espoir et leur magie qui prennent le dessus. Martha Divine et Selena vont passer une semaine à Santo Domingo, chacune avec ses attentes, et cette semaine, qui sera pour chacune, d’une manière ou d’une autre, un accomplissement, un tournant, est aussi un regard sur le passé, ce qu’elles ont traversé pour en arriver là. Les familles brisées, aimées, recomposées ; les ami-es mortes ; les amant·es passioné·es et perdu·es, et toujours une rage pailletée d’aller vers ce qui brûle au fond des tripes : danser, briller, exploser de glamour et les mettre, tous, à leurs pieds. Mais toujours avec classe et élégance. Qu’ils croisent Martha et sa grande expérience, son regard aiguisé et son pragmatisme ou Selena et sa fougue, la fragilité apparente et insoutenable qu’elle dégage, les hommes et les femmes sur leur chemin ne peuvent que recueillir le souffle puissant de leur passage.

    Poétique, fort, enlevé et opulent, Sirena Selena suit les mouvements des tissus, des perruques et des nouveaux départs. Le roman foisonne, nous porte d’envers en revers, d’ourlets en coutures dans toutes les facettes de ces personnages lumineux et complexes, montrant leur vérité au monde. Les vies de Martha et Selena racontent aussi la vie de leurs ami·es, celle d’une région aux facettes multiples, carte postale touristique au recto, violence, abandon et combat au verso. Mayra Santos-Febres nous le raconte avec une force délicate pleine d’étincelles, aussi légère et puissante que la danse sans musique de deux jeunes garçons, pas de deux vers un avenir de possibles.

    Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
    Éditions Zulma
    329 pages

  • Mon cœur bat vite – Nadia Chonville

    Alors que le soleil se couche sur la mer Caraïbes, Édith soulève du plat du pied la poussière qui recouvre le plancher d’une case. Le lendemain, elle se rendra au procès de son frère, Kim. Car cinq ans plus tôt, Kim a tué, il a tué plusieurs personnes, dont le fils de sa sœur. Et avant d’affronter ce procès, pour tenter de comprendre, ou du moins de savoir, de tenter de cerner les causes de ces gestes aberrants, Édith fait appel à ses ancêtres et revient cinq ans, quinze ans, cent ans en arrière pour retracer l’histoire de son frère et de sa famille, tirer sur les fils de sang qui mène à la mort de son fils.

    D’abord, Kim caresse la bouteille. Il glisse ses doigts infinis sur le corps droit et anguleux du verre trempé, où l’or brut gît. Ses yeux noirs transpercent les profondeurs liquides et enlèvent aux anges la part dérobée. Du pouce, il saut le bouchon. Sa main fermement saisit ce corps et fait glisser ses eaux incandescentes dans un verre froid. Alors la cascade de soleil emporte dans son lit la douleur de Kim, sa fièvre, son cœur en dérive, et dans la musique chatouilleuse de l’alcool sur la glace s’abîme le reflet de son souvenir. Il respire, et une heure s’étire entre ses narines sans oser ni parler ni soupirer. Restent juste la clameur ciselée du temps qui passe et les commandements que le rhum glisse à son oreille.
    L’alcool lui dit : fais-moi danser, Kim. Berce-moi dans le creux généreux de tes paumes. Fais vibrer sur mes eaux tes lèvres brunes et charnues, tes narines saillantes, et ferme les yeux. Kim abaisse les paupières et l’alcool lui dit : grimpons ensemble sur la cime de tes errances. Je te ramènerai aux flancs du morne vert où tout a commencé. Nous réveillerons le silence qui tu as enterré là. Partons creuser ensemble les hauteurs du morne qui domine la mer et l’océan. Plonge tes mains là, dans la terre des tiennes, là où l’odeur moite du sang répandu dans l’humus étire en longs soupirs les cris des martyrs.
    Le verre de Kim est vide, mais le rhum lui parle encore, et la nuit de Kim murmure ainsi en mélancolie sans lui souffler jamais d’à nouveau remplir ce verre.

    Édith et Kim auraient pu ne pas grandir malheureuses. Leur mère a toujours été travailleuse, et le départ du père lorsqu’elles avaient une quinzaine d’années, n’a pas été pour déplaire. Mais pesait déjà sur elles plusieurs poids. Celui de la société, de la violence des hommes, de leur histoire familiale, qui rassemble en un fagot importable tout cela. Elles descendent d’Ayo, arrivée sur un bateau négrier et qui libérait d’une vie d’esclave les fruits des amours salvatrices ou des viols coloniaux. La lignée s’étend jusqu’à nous, sorcières en contact avec les esprits, connaisseuses des plantes, des remèdes guérisseurs comme des infusions létales. Mais cette lignée de femmes porte en elle l’histoire coloniale de la Martinique. Esclavage, femme à soldats, violence, racisme… Jusqu’à l’inceste, le corps du père, lourd sur celui d’Edith, et Kim qui ne sait qu’en faire. En grandissant, Kim se sentira de plus en plus étrangère à ce corps féminin, et taira toujours que, comme sa grande sœur, il peut entendre ses aïeules. Devenu le frère, le garçon imprévu d’une lignée uniquement féminine depuis des décennies, il ne peut plus supporter la violence sans fin et sans limite qui écrase les femmes de sa famille et décide de la purger dans le sang.

    Lectrice, lecteur, scintillement de mes larmes sur l’écume, c’est une voix à nulle autre pareille que nous présente ici la formidable maison Mémoire d’encrier (que je ne me lasse pas de découvrir). Nadia Chonville, autrice martiniquaise, nous conte ici par le menu et avec une poésie d’une brutalité tissée dans la dentelle et les herbes séchées la violence coloniale et patriarcale, le poids encore trop présent de la conquête, la séparation sociale entre les îles et la France, qui renvoie bien ses enfants des Antilles à ce qu’ils étaient originellement, selon elle. Elle nous parle de l’histoire de ces femmes qui ne peut se départir de celle de cette violence, inhérente et imbriquée, fatalement, qui a imbibé les âmes comme le chlordécone pourrit les sols. Elle raconte les liens qui restent, au-delà des temps, les traditions et la magie, pour transmettre aux suivantes la force et la connaissance des précédentes. Mais cela doit être appris, suivi, et Kim, lorsqu’il était encore assignée fille, n’a jamais voulu dire que lui aussi, avait dans l’oreille ses puissantes ancêtres. Et la colère ancestrale se mêle à la rage contemporaine.

    Assignation. C’est peut-être l’un des mots à retenir de ce roman si renversant. Si celle de Kim en tant que fille dans son enfance est la plus littérale, elle est accompagnée de tant d’autres, qui se coupent et se mêlent. L’assignation à partir en métropole pour les jeunes insulaires, l’assignation à être l’épouse, la mère, la bonne chrétienne et la serviable voisine, la femme soumise et silencieuse, la fille pas pute. La pute. L’homme violent. Le bon Noir. Le révolté. La sorcière. La femme à protéger. Kim, comme Édith, comme leurs aïeules, leurs voisin·es, leurs ami·es sont enroulé·es dans des bobines de fils collants et brûlants des rôles qu’on leur assigne et dont iels doivent démêler ce qui les constituent et tenter de s’extraire du reste, d’imposer leurs êtres multiples, complexes.

    Mon cœur bat vite est un roman d’une poésie brûlante, douleur vive, prégnante et régénératrice qui nous révèle une voix puissante des Antilles.

    Éditions Mémoires d’encrier
    201 pages

  • Les tentacules – Rita Indiana

    Acilde vivote tant bien que mal à Santo Domingo. Elle traîne au parc Mirador, repérant les messieurs plus ou moins vieux qui apprécieraient de se faire tailler une pipe par une jeune personne au physique androgyne. Son objectif : gagner assez de thunes pour pouvoir se payer le Rainbow Bright, un traitement qui lui permettrait enfin de devenir le garçon qu’elle sait être. C’est ainsi qu’elle croisera Eric, qui la mènera auprès d’Esther Escudera. Prêtresse de la Santería proche du président, celle-ci semble avoir un dessein bien en tête pour Acilde.

    La sonnette de l’appartement d’Esther Escudero a été programmée pour émettre un bruit de vague. Acilde, sa bonne, qui s’affaire aux premières tâches de la journée, entend quelqu’un en bas, à la porte de l’édifice, s’acharner sur le bouton, jusqu’à ruiner l’ambiance estivale obtenue quand on se contente d’une seule pression. Joignant l’auriculaire et le pouce, elle active dans son œil la caméra de sécurité qui donne sur la rue et voit l’un des nombreux Haïtiens qui passent la frontière pour fuir la quarantaine déclarée sur l’autre moitié de l’île.
    Reconnaissant le virus dont le Noir est porteur, le dispositif de sécurité de la tour lance un jet de gaz létal, puis informe à leur tour les autres résidents, afin qu’ils évitent le hall du bâtiment jusqu’à ce que les collecteurs automatiques, qui patrouillent dans les rues et les avenues, ramassent le corps et le désintègrent. Acilde attend que l’homme cesse de bouger pour se déconnecter et reprendre le nettoyage des vitres chaque jour noircies par une suie grasse, dont vient à bout le Windex. Tout en essuyant le produit avec un chiffon, elle voit, sur le trottoir d’en face, un collecteur chasser un autre sans-papier, une femme qui tente en vain de se protéger derrière un conteneur poubelle. L’appareil l’attrape à l’aide de son bras mécanique et la dépose dans son compartiment central avec la diligence d’un enfant glouton qui enfourne le bonbon sale qu’il vient de ramasser par terre.

    Nous sommes en 2027, et ça ne va pas fort fort. Suite à un tsunami et une abominable pollution bactériologique, l’océan et la mer des Caraïbes ne sont plus qu’une étendue morte et mortifère. Il existe un gros trafic de faune et flore marine, son extinction en milieu naturel l’ayant rendu dramatiquement rare. Et il se trouve qu’Esther Escudero a, chez elle, une anémone qui vaut très, très cher. Suffisamment pour permettre à Acilde de se payer son traitement. Mais les liens entre la jeune ado et la vieille dame sont ténus, Acilde fait figure d’élu pour les fidèles d’Esther Escudero. Possiblement Omo Olokun, iel serait celui qui sauvera la mer déjà morte.
    En parallèle, nous rencontrons Argenis quelques années plus tôt. Artiste paumé, technicien brillant mais en décalage, macho, accro, perdu, il est invité à participer à une résidence artistique par un riche couple qui cherche à construire une zone protégée de recherche et de préservation de l’océan et des récifs coralliens. Entouré d’artistes aux origines et à la sincérité diverses et variées, Argenis va se confronter à sa propre médiocrité, ainsi qu’à un rêve étrange et permanent qui l’emmène dans la peau d’un naufragé du XVIIème siècle, sur cette même côte.

    Lectrice, lecteur, mon sanctuaire, je t’invite à glisser dans les aspérités et les cavernes cachées tapissées d’anémones d’une mer en sursis, et à naviguer parmi les genres, les gens et les temps. Dans ce roman plutôt punk qui passe sans forcer de cyber-technologie et humain augmenté à la Santería et la biologie marine, il faudra lâcher prise et laisser Rita Indiana prendre la barre.
    Quels sont donc les liens qui uniraient Acilde à Giorgio Menicucci et Linda Goldman, les mécènes d’Argenis, et à leur projet de sanctuaire marin ?
    Rita Indiana nous trimballe dans tous les temps et dans tous les sens sans rien oublier. Critique acerbe du capitalisme et de l’autoritarisme, les régimes dominicains se succédant et se ressemblant régulièrement, jusqu’à Said Bona, responsable devant les Dieux, mais moins devant lui-même, du désastre écologique qui tue la mer des Caraïbes, le monde de 2027 a bien continué dans sa lancée et le gouffre social et économique a pris la taille de la fosse des Mariannes. Les apparences, les faux-semblants débordent toujours plus, le tourisme se pâme devant le faux, le reconstitué-plus-typique-tu-meurs. Racisme et machisme sont incarnés au poil par Argenis, le gars paumé qui rejette tant que possible la faute de ses échecs sur les autres et rêve de se venger sur les femmes qu’il désire. Pourtant, lui-même n’est finalement que le produit de cette société en effondrement dans un monde en déshérence, et peut-être n’a-t-il même pas la main sur sa propre vie. Ce rêve qu’il fait, dans lequel on l’appelle Côte de Fer, le naufragé français séduit par le chef du groupe, n’est-il qu’un rêve ou bien un souvenir, ou bien…
    Acilde et Argenis se promènent et tombent de vies en rêve, de défis en coups pour tenter de sauver le monde ou d’en réchapper. Mais jusqu’où cela en vaut-il la peine ? Peut-on être marionnettiste sans être marionnette, ou bien serait-ce l’inverse ?

    Roman tourbillonnant dans les eaux glauques qui bordent Saint-Domingue, Les tentacules nous enserre et nous colle devant un futur éclaté, ramifications d’un présent tel qu’on se demande s’il peut produire autre chose. Dès lors, doit-il être sauvé ?

    Je t’invite en sus à découvrir la musique de Rita Indiana y los misterios, qui sera ma foi parfaite en bande-son de ta lecture et dont je ne me lasse pas !

    Traduit de l’espagnol (République dominicaine) par François-Michel Durazzo
    Éditions Rue de l’échiquier
    174 pages

  • La sirène de Black Conch – Monique Roffey

    David Baptiste avait 26 ans en 1976. Pêcheur pénard, il sortait Simplicité, sa barque, ramenait son poisson, rentrait dans sa petite bicoque retrouver son chien Harvey. La vie était plutôt paisible sur Black Conch, son îlot des Caraïbes. Un beau matin, un joint au coin des lèvres, la guitare sous les doigts, tandis qu’il fredonnait et grattait les cordes sur son bateau, apparut devant sa petite proue une créature incroyable, légendaire, venue du fond des mers et des temps. Une sirène.

    Les locks de David Baptiste sont grisonnantes et son corps tout rabougri fait penser à des brindilles de corail noir, mais il s’en trouve encore à Sainte-Constance pour se souvenir du jeune homme qu’il était et de la part qu’il prit aux événements de 1976, quand ces hommes blancs venus de Floride pêcher le marlin avaient, à la place, sorti une sirène des eaux. C’était en avril. Après le début de la migration des tortues luth. Y’en a qui disent qu’elles étaient arrivées ensemble. D’autres affirment l’avoir vue avant l’arrivée des tortues luth, lors de pêche en haute mer. La plupart tombaient cependant d’accord sur le fait que la sirène n’aurait jamais été attrapée si David Baptiste et elle n’avaient pas déjà entretenu une sorte de batifolage.

    C’est le matin que les eaux de Black Conch sont les plus belles. David Baptiste sortait en mer le plus tôt possible ; il essayait de prendre de vitesse les autres pêcheurs pour attraper un thazard ou un vivaneau rouge. Il se dirigeait généralement vers les cayes déchiquetées à un ou deux kilomètres au-delà de Murder Bay en emportant son barda habituel pour lui tenir compagnie pendant qu’il laissait flotter ses lignes – un joint de la meilleure ganja du coin et sa guitare, un vieil instrument que lui avait donné son cousin Nicer Country et dont il ne jouait pas si bien. Il jetait l’ancre près des rochers, bloquait le gouvernail, allumait son pétard et grattait doucement sa guitare tandis que le disque blanc du soleil apparaissait à l’horizon, se hissait vers le jour, s’élevait tout doux tout doux, souverain dans le ciel bleu-argent.

    La sirène et David s’intriguent et se revoient, dans la tranquillité des vagues matinales. Mais un beau jour, donc, elle est capturée par des touristes venus de Floride, un père, vieux con persuadé de sa toute-puissance et de son droit sur toute créature vivante, accompagné de son fils trop sensible et trop poète à son goût, dont il aimerait faire un homme, un vrai. La prise est trop belle, les fantasmes brutaux et le rêve d’argent énorme. Mais David sauvera la sirène et tentera de la protéger. Car bien que l’île soit petite, paisible et loin de tout, les jalousies et les rancœurs y drainent leurs flots de violence comme partout ailleurs.

    Lectrice, lecteur, secret de mes mers intérieures, ce voyage en Caraïbes et en légende taïno est plus qu’une merveille, c’est un morceau de corail diamantin. Voyons voir.
    Sur l’île de Black Conch vit une grande majorité de personnes afro-descendantes, héritières des esclaves de plantations. Vit également Arcadia Rain, blanche tachetée de rousseur, descendante elle des premiers propriétaires terriens post-abolition. Petite île mais grande famille, tout le monde se connaît et beaucoup sont liés par le sang ou l’amour. Notre pêcheur est d’ailleurs le neveu par amour de Miss Rain et cousin par le sang de son jeune fils Reggie, fils unique des amours passionnées de Miss Rain et Life, l’oncle de David, parti avant la naissance de son fils. Car sur Black Conch, les hommes partent et les femmes restent. La vie paraît paisible, mais elle est rude, et l’esclavage a laissé sa couverture de ressentiment et de honte. Miss Rain possède une grande partie des terres de cette région de l’île, et bien qu’elle veuille se défaire de son image d’héritière anglaise, elle qui ne connaît que son île, son parler créole natif n’enlève en rien son héritage, qui aura été un fardeau trop lourd pour Life, éternel « nègre de maison », comme ils e désigne lui-même, malgré l’amour né jeune qui le lie à Miss Rain.
    Et notre sirène, dans tout ça ? Aycayia, Sweet Voice, a vécu des centaines, peut-être des milliers d’années dans les mers. Maudite par les femmes de son peuple alors qu’elle avait vingt ans et une sensualité menaçante que les hommes de son village voulaient s’approprier, elle est exilée dans les mers, transformée en sirène. L’amour de David lui rendra forme humaine, mais qu’en sera-t-il de la haine, de la convoitise, de la jalousie des autres ?

    Avec cette réécriture d’une légende Taïno (ethnie qui occupait les Antilles avant la conquête des Amériques et exterminée par les Européens), Monique Roffey nous fait un présent d’une grande valeur. Non seulement elle redonne vie à une histoire perdue, mais elle réussit à en faire un roman puissant sur les questions qui traversent les sociétés antillaises. Sous les traits des personnages archétypaux des contes et légendes, rien n’est finalement si manichéen. David le gentil pêcheur comprend comment devenir un homme grâce à l’amour qu’il porte à la sirène ; Arcadia, Life et Reggie, le jeune fils sourd et muet, apprennent à accepter leur histoire et leur complexité, leur individualité devant la force et l’engagement induits par l’arrivée d’Aycayia dans leur vie. Même Priscilla, la femme mauvaise, jalouse, qui veut la perte de la sirène qui lui a pris l’homme de ses fantasmes, trouve un peu de pitié à nos yeux par la vie dure et solitaire de mère seule, de femme vivant encore avec l’histoire de ses ancêtres esclaves et le poids du regard de la maîtresse blanche surplombant le monde depuis sa demeure.
    Les hommes partent chercher du travail, de la reconnaissance, une vie anonyme loin de la promiscuité d’une île trop petite pour y connaître la paix de l’âme. Les femmes restent, avec des rêves éteints, des charges lourdes et des espoirs pesants sur les épaules de leurs enfants. Aycayia arrive, puissance de la nature, fantasme inatteignable, femme libre et prisonnière de la jalousie et du désir des autres pour faire voler en éclat l’apparence placide d’une île qui aura vécu le vent dévastateur des conquêtes et des tempêtes, et se fait le prisme de la complexité des vies, diffractant chaque personne qu’elle croise pour en faire ressortir l’essence, soit-elle bonne ou foncièrement mauvaise.

    Un superbe roman qui glisse ses vagues de sel dans les blessures du temps, en rappelant que de temps en temps un courant d’eau douce arrive de la côte pour adoucir la vie.

    Traduit de l’anglais (Trinidad) par Gerty Dambury
    Éditions Mémoire d’Encrier
    303 pages

  • Eltonsbrody – Edgar Mittelholzer

    Mr Woodsley, jeune peintre londonien, arrive à La Barbade pour quelques jours et quelques tableaux. Mais devant l’affluence des hôtels de la côte, il lui est proposé de se faire loger chez l’habitant. L’habitante, en l’occurrence, puisqu’il va toquer à la porte de Mrs. Scaife dans la grande et imposante demeure d’Eltonsbrody, sise en haut d’une colline balayée par les vents.
    La vieille et veuve Mrs. Scaife est ravie de son nouvel hôte, lui-même comblé de cette hôtesse excentrique mais adorable. Jusqu’à cette étrange soirée, pendant laquelle le comportement de la vieille dame prend une pente glissante et inquiétante, marquant le début d’événements mystérieux et terrifiants. Elle tient des propos au mieux provocateurs, voire menaçants, des odeurs étranges envahissent certaines pièces de la maison, le vent, qui déferle constamment sur cette colline, semble se glisser sous les portes, entre les pieds des chaises et jusque dans les jambes des pantalons. Les cinq domestiques de Mrs Scaife s’alarment eux aussi de ces phénomènes et de l’attitude de leur maîtresse. Et lorsqu’un drame arrive, tous pressentent que ce n’est que le début…

    J’ai lu nombre d’histoires horrifiques, tant factuelles que fictionnelles. Pour ces dernières, j’ai constaté que l’auteur manipulait généralement les faits de manière à ce que ses lecteurs puissent attendre la fin confortablement, assurés que tout tournerait bien pour les protagonistes probes et vertueux. En dépit de l’ambiance lourde et indigeste, en dépit de l’horreur sombre et ignoble menaçant tout le monde, les Bons s’en sortiront sains et saufs, tandis que les Mauvais seront justement châtiés. J’aimerais m’apprêter à écrire une histoire de ce genre – ce n’est malheureusement pas le cas. Les événements que je suis sur le point de relater pourraient constituer une fiction véritablement terrifiante, et, si j’étais bon journaliste (ou, mieux encore, romancier), je pourrais la colorer joliment et y adjoindre pléthore de frissons, puis réarranger les situations afin que les Bons et les Vertueux s’en sortent non seulement sains et saufs, mais puissent également vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants.

    Une maison isolée et proche d’un cimetière qui craque sous les assauts du vent, des pièces fermées à clef, des traces dans la poussière et une vieille dame au sourire barbouillé de folie, tout est là pour nous faire passer quelques heures assez inquiétantes ! Le narrateur, Mr Woodsley, nous raconte a posteriori son séjour à La Barbade et cette rencontre avec l’horreur et la démence, lorsqu’il comprend doucement que son hôtesse pourrait bien être au mieux une folle inquiétante, au pire une meurtrière assumée. Sans jamais se laisser démonter et avec l’aide des domestiques, il va tenter de rassembler toutes les pièces du puzzle (et leurs os), de la mort du défunt mari une dizaine d’années plus tôt à cette odeur de formol et cette attente impatiente de la tragédie qui électrise toute la maisonnée.

    Et si nous creusions, grâce aux éléments biographiques, un peu sous ce (très bon) vernis gothique qui marche formidablement. En bonne trouillarde (tu l’aurais peut-être remarqué, lectrice, lecteur, ma passion, je suis facilement impressionnable) je regardais d’un mauvais œil mes volets cogner contre le mur tandis que je progressais dans ma lecture.
    Edgar Mittelholzer, nous explique la note des éditeurs, est un écrivain né au Guyana au début du XXème siècle, d’un père d’origine européenne et d’une mère créole à la peau claire. Lui naîtra avec la peau sombre, trop sombre pour l’époque. Il finira par quitter les Caraïbes pour Londres, où il rencontrera Leonard Woolf (le mari de), qui l’aidera à être publié, et deviendra ainsi le premier auteur caribéen à connaître le succès au Royaume-Uni. Il se suicidera en 1965.

    La vielle Mrs Scaife, blanche et pauvre, est la veuve du défunt Dr Scaife, noir et riche. Ce mariage de raison et d’amour donna un enfant, Mitchell, qui épousa une créole portugaise et eut un fils, Gregory. L’amour que porte Mrs Scaife à son petit-fils n’a d’égal que l’aversion qu’elle éprouve envers son fils et sa belle-fille. On peut retrouver dans ce portrait quelque chose de la vie de Mittelholzer, rejeté par ses parents car né trop noir alors que son ascendance lui permettait d’être plus blanc, plus présentable. On retrouve dans la société barbadienne décrite par l’auteur la ségrégation raciale bien ancrée de l’époque et les conséquences sociales qui en découlent. Les barbadiens sont pauvres, sans éducation et infantilisés, et la nuance des peaux cloue définitivement aux barreaux de l’échelle sociale.

    La mer caraïbe et les brises océanes charrient avec elles une odeur de putréfaction dont Mittelholzer n’a jamais pu se débarrasser et qu’il instille dans ce roman. Sous cette excellente couche de mystère et d’horreur surnaturelle, une autre horreur pointe, extrêmement réelle et infiniment plus meurtrière.

    Traduit de l’anglais (Guyana) par Benjamin Kuntzer
    Éditions du Typhon
    258 pages

  • Soleil à coudre – Jean d’Amérique

    Tête Fêlée, douze ans, vit dans le bidonville de la Cité de Dieu à Port-au-Prince avec sa mère, Fleur d’Orange, et Papa, qui n’est pas vraiment son père ni le père de qui que ce soit, d’ailleurs. Homme de main de l’Ange de Métal, assassin, dealer, Papa vit pour la mort et la violence. Fleur d’Orange mise sur l’alcool qui floute sa vie de misère. Tête Fêlée, elle, pense à Silence, la fille du Prof, salopard parmi tant d’autres, et pour la lettre qu’elle réussira enfin, un jour, à lui écrire pour lui déclarer son amour. Mais quelle place y a-t-il pour l’amour quand la vie n’est que sang ruisselant, chairs à vif incrustées de crasse ?

    Les oiseaux sont fous, qui traversent ma tête. Leurs ailes, un archipel de feu. Leur chant, une colline chargée de ciels turbulents. Messagers de lumières, certainement, qui font battre encore plus fort en moi le souvenir de ma peau sujet d’un frôlement lors de la dernière journée de classe. Mais, comme toujours, je n’arrive pas à fixer sur la page cet éclair qui se répand en un long frisson dans mes artères. Ratures. Je fais royaume de papiers froissés.
    Papa enfile sa robe-colère pour nous remuer, nous travailler l’esprit. Bref rappel de la fonction de sa bouche, mitrailleuse à l’affût du moindre créneau. Sang ouvert au feu, il tempête, vogue dans son orage, se livre corps entier à une violente rhapsodie, gueule comme on ne l’avait jamais engueulé, même dans son enfance. Si l’enfance, comme il croit, est l’âge du silence, il n’a pas eu d’enfance à proprement parler. La plus lointaine branche de son histoire qui nous parvienne, c’est son alliance avec la rue. Et, comme dit l’Ange du Métal, on n’est plus un enfant quand seule la rue nous berce.

    Lectrice, lecteur, ma vie, tu n’auras que peu d’occasion de lire quelque chose d’aussi désespérément beau. Ce court roman, aussi dense que la violence de son propos est insoutenable, est un monde en fusion duquel éclot un chant cristallin.

    Avoir douze ans dans la Cité de Dieu, est-ce encore être une enfant ? Au plus profond des bidonvilles de la capitale haïtienne, misère est un euphémisme, violence un suffixe à la vie. Tête Fêlée y rêve pourtant, sans pour autant se mentir, d’un ailleurs meilleur. Elle sait que son éducation est un courant d’air, que le gouvernement tient la crosse aussi bien que les gangs de Port-au-Prince et que la voix du peuple crache des morceaux de dents et des glaviots de sang sous les coups des flics, dans le silence pervers du reste du monde. Elle y rêve de Silence, son bel amour, pour laquelle elle tente jour après jour de trouver les mots exacts qui habilleront les émotions et les sentiments qui font tenir chaque parcelle de son être. Mais l’amour lui-même, aussi fort et incontrôlable soit-il, peut-il vivre quand tout est condamné ?
    Tu seras seule dans la grande nuit, a dit un jour Papa à Tête Fêlée. La jeune fille réussira-t-elle à conjurer cette funèbre prophétie ?

    Roman-poème, histoire d’amour, histoires de morts racontées par une bouche qui donne à une oreille qui reçoit, vies à garder contre soi comme le métal froid de l’arme qui les aura cueillies bientôt.
    Jean d’Amérique nous raconte Haïti à travers un conte cruel dont chaque phrase accentue la noirceur par sa beauté, roman court d’une histoire sans fin à la chute insupportable. On ne se relève que pour le relire, encore, car nous pouvons, nous, nous relever et partir.

    Actes Sud
    134 pages