David Baptiste avait 26 ans en 1976. Pêcheur pénard, il sortait Simplicité, sa barque, ramenait son poisson, rentrait dans sa petite bicoque retrouver son chien Harvey. La vie était plutôt paisible sur Black Conch, son îlot des Caraïbes. Un beau matin, un joint au coin des lèvres, la guitare sous les doigts, tandis qu’il fredonnait et grattait les cordes sur son bateau, apparut devant sa petite proue une créature incroyable, légendaire, venue du fond des mers et des temps. Une sirène.
Les locks de David Baptiste sont grisonnantes et son corps tout rabougri fait penser à des brindilles de corail noir, mais il s’en trouve encore à Sainte-Constance pour se souvenir du jeune homme qu’il était et de la part qu’il prit aux événements de 1976, quand ces hommes blancs venus de Floride pêcher le marlin avaient, à la place, sorti une sirène des eaux. C’était en avril. Après le début de la migration des tortues luth. Y’en a qui disent qu’elles étaient arrivées ensemble. D’autres affirment l’avoir vue avant l’arrivée des tortues luth, lors de pêche en haute mer. La plupart tombaient cependant d’accord sur le fait que la sirène n’aurait jamais été attrapée si David Baptiste et elle n’avaient pas déjà entretenu une sorte de batifolage.
C’est le matin que les eaux de Black Conch sont les plus belles. David Baptiste sortait en mer le plus tôt possible ; il essayait de prendre de vitesse les autres pêcheurs pour attraper un thazard ou un vivaneau rouge. Il se dirigeait généralement vers les cayes déchiquetées à un ou deux kilomètres au-delà de Murder Bay en emportant son barda habituel pour lui tenir compagnie pendant qu’il laissait flotter ses lignes – un joint de la meilleure ganja du coin et sa guitare, un vieil instrument que lui avait donné son cousin Nicer Country et dont il ne jouait pas si bien. Il jetait l’ancre près des rochers, bloquait le gouvernail, allumait son pétard et grattait doucement sa guitare tandis que le disque blanc du soleil apparaissait à l’horizon, se hissait vers le jour, s’élevait tout doux tout doux, souverain dans le ciel bleu-argent.
La sirène et David s’intriguent et se revoient, dans la tranquillité des vagues matinales. Mais un beau jour, donc, elle est capturée par des touristes venus de Floride, un père, vieux con persuadé de sa toute-puissance et de son droit sur toute créature vivante, accompagné de son fils trop sensible et trop poète à son goût, dont il aimerait faire un homme, un vrai. La prise est trop belle, les fantasmes brutaux et le rêve d’argent énorme. Mais David sauvera la sirène et tentera de la protéger. Car bien que l’île soit petite, paisible et loin de tout, les jalousies et les rancœurs y drainent leurs flots de violence comme partout ailleurs.
Lectrice, lecteur, secret de mes mers intérieures, ce voyage en Caraïbes et en légende taïno est plus qu’une merveille, c’est un morceau de corail diamantin. Voyons voir.
Sur l’île de Black Conch vit une grande majorité de personnes afro-descendantes, héritières des esclaves de plantations. Vit également Arcadia Rain, blanche tachetée de rousseur, descendante elle des premiers propriétaires terriens post-abolition. Petite île mais grande famille, tout le monde se connaît et beaucoup sont liés par le sang ou l’amour. Notre pêcheur est d’ailleurs le neveu par amour de Miss Rain et cousin par le sang de son jeune fils Reggie, fils unique des amours passionnées de Miss Rain et Life, l’oncle de David, parti avant la naissance de son fils. Car sur Black Conch, les hommes partent et les femmes restent. La vie paraît paisible, mais elle est rude, et l’esclavage a laissé sa couverture de ressentiment et de honte. Miss Rain possède une grande partie des terres de cette région de l’île, et bien qu’elle veuille se défaire de son image d’héritière anglaise, elle qui ne connaît que son île, son parler créole natif n’enlève en rien son héritage, qui aura été un fardeau trop lourd pour Life, éternel « nègre de maison », comme ils e désigne lui-même, malgré l’amour né jeune qui le lie à Miss Rain.
Et notre sirène, dans tout ça ? Aycayia, Sweet Voice, a vécu des centaines, peut-être des milliers d’années dans les mers. Maudite par les femmes de son peuple alors qu’elle avait vingt ans et une sensualité menaçante que les hommes de son village voulaient s’approprier, elle est exilée dans les mers, transformée en sirène. L’amour de David lui rendra forme humaine, mais qu’en sera-t-il de la haine, de la convoitise, de la jalousie des autres ?
Avec cette réécriture d’une légende Taïno (ethnie qui occupait les Antilles avant la conquête des Amériques et exterminée par les Européens), Monique Roffey nous fait un présent d’une grande valeur. Non seulement elle redonne vie à une histoire perdue, mais elle réussit à en faire un roman puissant sur les questions qui traversent les sociétés antillaises. Sous les traits des personnages archétypaux des contes et légendes, rien n’est finalement si manichéen. David le gentil pêcheur comprend comment devenir un homme grâce à l’amour qu’il porte à la sirène ; Arcadia, Life et Reggie, le jeune fils sourd et muet, apprennent à accepter leur histoire et leur complexité, leur individualité devant la force et l’engagement induits par l’arrivée d’Aycayia dans leur vie. Même Priscilla, la femme mauvaise, jalouse, qui veut la perte de la sirène qui lui a pris l’homme de ses fantasmes, trouve un peu de pitié à nos yeux par la vie dure et solitaire de mère seule, de femme vivant encore avec l’histoire de ses ancêtres esclaves et le poids du regard de la maîtresse blanche surplombant le monde depuis sa demeure.
Les hommes partent chercher du travail, de la reconnaissance, une vie anonyme loin de la promiscuité d’une île trop petite pour y connaître la paix de l’âme. Les femmes restent, avec des rêves éteints, des charges lourdes et des espoirs pesants sur les épaules de leurs enfants. Aycayia arrive, puissance de la nature, fantasme inatteignable, femme libre et prisonnière de la jalousie et du désir des autres pour faire voler en éclat l’apparence placide d’une île qui aura vécu le vent dévastateur des conquêtes et des tempêtes, et se fait le prisme de la complexité des vies, diffractant chaque personne qu’elle croise pour en faire ressortir l’essence, soit-elle bonne ou foncièrement mauvaise.
Un superbe roman qui glisse ses vagues de sel dans les blessures du temps, en rappelant que de temps en temps un courant d’eau douce arrive de la côte pour adoucir la vie.
Traduit de l’anglais (Trinidad) par Gerty Dambury
Éditions Mémoire d’Encrier
303 pages