Catégorie : Europe de l’Ouest

  • Mississippi – Sophie G. Lucas

    Impatient Lansard veut se marier. Après avoir évacué les fourmis dans ses jambes et la colère de son cœur ailleurs (en partie du moins), il est revenu à Ormoy, en Haute-Saône, et il est tombé amoureux de Françoise. Mais voilà, Impatient n’existe pas. Pas administrativement en tout cas. Cette omission, cet oubli, cet effacement involontaire sera-t-il aux prémices d’un sort familial ?

    À quoi ça ressemble un homme du XIXème siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s’arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements raidis par l’épaisseur des tissus et de la crasse. Et celui-là, debout, chapeau à la main, colère rentrée ? Non, pas de colère, pas encore. D’abord de l’incompréhension. Du désarroi.
    Impatient (c’est son prénom) est désarmé sur le moment. Impatient a le corps debout, mais immobile dans la moitié du paysage (Parce qu’à cet instant, une partie de son corps est dans la pièce et l’autre sur le pas de la porte, dehors. Quelque chose comme ça qui se dessine dans le paysage, un homme à demi, où que l’on se place, dehors ou dedans, et comment s’étonner dès lors que la ville porte le nom d’Ormoy).
    Impatient en a le souffle coupé. Du proche paysage, il ne voit plus rien. Juste un flot de lumière. Pied dehors, pied dedans, le contre-jour, mais qu’importe cette sorte d’aveuglement, il ne voit pas clair de sa vie qui lui échappe, là, en une fraction de seconde, devant l’homme derrière le bureau de la Maison commune, Julien Henriot. Et Julien Henriot a dit Je ne te vois pas et Impatient était bel et bien là, mais Julien a dit Non. Non Impatient tu n’existes pas (c’est ce qu’entend alors Impatient, Tu n’existes pas). Je ne te vois pas (c’est ce que prononce exactement Julien Henriot, ce sont ses mots).

    Nous sommes en 1839 lorsque ces mots seront prononcés, lorsque Impatient découvrira que malgré tout ce qu’il croyait, il n’existe pas. Il regagnera sa place à l’état civil, mais est-ce qu’être effacé du monde, même pour pas longtemps, n’a pas des conséquences ? Impatient, impétueux, a quitté sa région, son pays pour des guerres et des voyages, et en revient avec dans sa tête les bras du delta du Mississippi, ce fleuve qui l’a tant impressionné. Et alors qu’il pense pouvoir trouver sa place, s’enraciner, chaque pas semble vouloir l’enfoncer dans un marécage, le diminuer, le faire disparaître à nouveau. Cette frustration, ce besoin d’échappatoire se transmettra à chaque branche suivante de sa descendance. Poursuivie par un fleuve fantôme, habitée de ressentiment et de colère, la suite familiale d’Impatient semble porter en elle la colère originelle alimentée par le refus d’existence et la lutte d’exister qui ont enflammé Impatient à Ormoy et qui coule dans l’arbre généalogique, guidé par le courant de ce Mississippi hypnotique et fantasmé à chaque génération, devenant l’autel des espoirs des femmes délaissées, des enfants bâtards, des hommes laminés.

    Scandé, crié, bravé, murmuré ou dansé, descendant le cours du temps et remontant le delta mississippien, ce roman, sous-titré La geste des ordinaires, nous conte des vies qui auraient pu être tout autre, mais que les aléas de la vie ont entraîné vers des bras plus marécageux, ceux qui peuvent nous tirer vers le fond en se nourrissant de notre rage. Mais avec Sophie G. Lucas, chacun·e fait son possible pour s’arracher à la vase qui manque de l’étouffer, pour exister et le crier au monde. Elle fait des plus ordinaires et des moins flamboyants des êtres puissants, complexes et combattifs, fragiles et multiples qui portent en eux un héritage dont ils ne peuvent se départir et que certain·es réussiront à s’approprier, à transformer pour trouver un nouveau bras du fleuve, aller vers la mer ou remonter vers la source.

    Poésie des oubliés. Sophie G. Lucas nous rappelle qu’aucune vie n’est ordinaire, que seul nous sépare de ceux que nous considérons comme « grands » un autre récit, et que celui d’une banalité en fait inexistante est bien plus beau, passionnant et riche que l’autre. Un livre à lire à pleine bouche.

    Éditions la Contre Allée
    178 pages

  • Quand on eut mangé le dernier chien – Justine Niogret

    En décembre 1912, Douglas Mawson, Belgrave Ninnis et Xavier Mertz quittent la base de Cape Denison, dans la baie du Commonwealth, en Antarctique, pour une mission de cartographie côtière. Leur objectif : pousser vers l’Est sur environ 800 km, montés sur des traîneaux tirés par 17 chiens. Mais le continent blanc a ses vouloirs et ses dents tranchantes.

    Hors de la tente, un des chiens se mit à hurler. On ne pouvait guère entendre son cri, mais on le ressentait, dans la chair : une vibration organique, vivante, au milieu des rugissements de vent sur durs qu’ils en devenaient minéraux.
    Mertz se mit à rire. Il était brun, petit, physique. Il avait une présence d’ourse au milieu de la tente et de la neige : une présence chaude, réelle. Dans ce désert de glace, il avait une matérialité non négligeable, quelque chose de posé, quelque chose qui existait malgré les centaines de kilomètres de banquise s’étendant autour de la petite tente.
    Mertz se mit à rire, donc, et Ninnis rit à son tour, parce qu’il savait ce qui allait suivre. Ninnis était très jeune, comme seuls savent l’être les Anglais à vingt-cinq ans : encore blond d’enfance, délicat et tendre. On aurait dit une poupe de porcelaine et, si on lui avait retiré ses vêtements, on se serait attendu à voir, aux articulations de ses coudes et de ses genoux, de jolies cordelettes tenant les différentes parties de son corps en pâte de verre.
    – C’est La Chienne, expliqua Mertz à Mawson. Elle n’est pas contente.
    – Il me semble que je n’ai jamais vu La Chienne être contente, répondit Mawson.
    Mawson était, lui, aussi fantasque qu’une expérience scientifique. Il était géologue et cette description se suffisait sans doute à elle-même, si on y ajoutait qu’il était anglais.

    Quel plaisir de retrouver Justine Niogret, dont j’avais lu il y a maintenant au moins tout ça le très bon Chien du heaume, puis le magnifique Mordred. Elle nous dépose ici sur les patins d’un traîneau de bois aux côtés de trois explorateurs et scientifiques européens à la recherche de la vérité, la nouveauté, la découverte. En compagnie de dix-sept chiens, menés par La Chienne, le groupe dit « de l’Est lointain », veut profiter de l’été austral pour cartographier et analyser cette région encore méconnue. Chacun d’eux le sait, rien n’est plus risqué qu’une exploration polaire, et dans cette catégorie l’Antarctique se place en première place.

    Tu pourras savoir en quelques coups de Wikipedia ce qu’il est advenu de cette expédition, lectrice, lecteur, mon aveuglante passion. Mais je t’en conjure ne le fais pas, garde-toi le frisson de la découverte en mushant les pages de ce magnifique roman. Ce qui intéresse Justine Niogret ici tient non seulement de l’esprit de survie que de celui qui maintient un groupe, cette camaraderie illustrée dans tant de films et de récits qui devient, soudain, la prérogative indispensable, les braises de tous les espoirs. Dans ce désert blanc qui n’a à rendre que des crevasses invisibles, des champs de glace, un blizzard soudain et des mirages mortels, pousse pourtant les fleurs de l’imagination et de la folie ; une folie magique, celle qui pousse des êtres à risquer leur peau, leurs doigts et le reste pour voir et ressentir cette immensité insaisissable et écrasante qui ouvre une nouvelle dimension à l’être-au-monde ; une folie terrible qui vient brûler toute logique et tout repère dans ses reflets incessants et sa blancheur meurtrière.

    Ni prédateurs, ni bêtes sauvages en Antarctique. Face à cette nature réduite à sa plus simple expression, son dénuement le plus sauvage il n’y a que cette folie presque fantaisiste qui pousse sur la naïveté de l’enfance et des récits d’exploration précédentes, pour réchauffer l’espoir. L’arrogance n’a pas sa place sur la glace, nos trois hommes le savent, qui abordent chaque événement, obstacle, drame, avec la tristesse et la résignation de ceux qui savent que chaque fois, cela pourrait être pire ; que mourir dans la glace est un prix à payer, y survivre aussi. Comment garder d’ailleurs en soi ces notions d’émotions, de mort, d’espoir, ces concepts beaucoup trop vivants pour cette terre dans laquelle la vie et ses satellites sont un impensé. Entourés de ce vide rempli de froid prenant mille formes, Mawson, Mertz, Ninnis et les dix-sept chiens prendront en eux un peu de cette glace, deviendront antarctiques pour s’en sortir ou s’y fondre.

    Un superbe roman dans lequel Justine Niogret sublime non seulement l’esprit de découverte et de camaraderie mais surtout la beauté tragique et poétique de ces explorations fascinantes qui déjouent la rationalité pour faire sortir de nos crevasses quelque chose d’atavique, contre lequel on ne peut rien.

    Au diable Vauvert
    210 pages

  • Nous parlons depuis les ténèbres – Anthologie de nouvelles d’horreur, de gothique et de fantastique sombre

    Une moisson de jeunes ; une pêche « miraculeuse » ; une étrange maladie ; un vallon maudit ? Un voyage interstellaire ; des voleurs d’âmes et des confiseries bien addictives. Retrouver la passion après un accident ; préserver son secret ; retrouver ses traditions.

    Ne dis pas que tu écris de l’horreur. Voilà le conseil qu’on m’a donné, peu avant la sortie de mon roman Widjigo, en fin d’année 2021.
    Personne n’écrit d’horreur en France. D’ailleurs, l’horreur, c’est mal écrit. C’est racoleur. Ça ne se vend pas. C’est commercial. Ce n’est pas une littérature de femmes. Hormis pour quelques auteurs, en général en traduction, sortis par la grâce de la critique et des jeux d’éditions en littérature générale, l’horreur aujourd’hui est encore repoussée aux marges du monde, dans ces zones floues et troubles, quasi ignorées, presque invisibles, où sur les cartes anciennes siégeaient l’interdit et les monstres…
    Et pourtant…
    Pourtant l’horreur et le fantastique sombre étaient là, déjà, dans ces contes que les femmes et la tradition orale reprenaient aux veillées, bien avant que les frères Grimm n’apposent dessus leur nom et leurs morales. Déjà alors, dans ces histoires, des jeunes filles allaient se perdre au fond de forêts sombres et inquiétantes, partaient en quête de châteaux de trolls, suivaient de sombres étrangers ou allaient rencontrer la Mort… et pour résumer s’évadaient déjà des limites de leur existence. C’est de cela dont on se souvenait, au fond, à la fin du conte, de ces images inquiétantes et marquantes, de ces terribles épreuves, bien plus que d’une fin assez interchangeable et normative.

    Préface, Estelle Faye

    J’aurais pu te mettre, comme d’habitude, le premier paragraphe de la première nouvelle de cette anthologie, et ça aurait été une très bonne entrée en matière, n’en doute pas. Mais il me semblait important de prendre cette préface pour ce qu’elle est, non seulement une présentation de l’ouvrage, mais surtout l’explication de la raison d’être, de l’importance de cette anthologie.
    Comme le rappelle Estelle Faye, de tous les genres de l’imaginaire, l’horreur est peut-être celui qui a le moins bonne presse, si tu ne t’appelles pas Clive Barker ou Stephen King, bien sûr. Et si tu en écris mais que l’on peut aussi faire ressortir autre chose de tes textes, on mettra l’accent sur cette autre chose. Pourtant, comme l’écrit ici Estelle Faye, l’horreur, le fantastique, le gothique, sont des manières bien anciennes de raconter des histoires, de transmettre des légendes, des sagesses, des mises en garde. Rien de tel que de jouer sur les peurs pour bien ancrer un conseil, en cela nous serons tous d’accord, non ? Raconter des histoires pour faire peur, écrire du body horror, du fantastique, du terrifiant, c’est savoir tenir sur un fil ténu, réussir à amener le malaise chez le-a lecteurice, rester crédible, trouer l’estomac, faire tourner la tête. C’est une lecture qui passe autant dans la tête que dans le corps, ce sont les mains qui deviennent moites, un réflexe qui voudrait retourner le livre, cacher les mots, et un autre qui veut s’y replonger, qui serre les dents. Ce sont des histoires qui peuvent raconter la réalité du monde d’une manière plus belle et plus terrifiante, qui parviennent à sublimer certains sujets pour nous en faire mieux comprendre les paradoxes, les fascinations qui en émergent. C’est un art de la métaphore, de la construction à nul autre pareil.

    Tenir entre mes mains une anthologie de nouvelles horrifiques francophones écrites par des femmes n’est donc pas aussi anodin que l’on pourrait/devrait l’imaginer. Et si, comme tu viens de le lire et t’en doutes si tu suis mes lectures, j’approuve complètement le principe et l’engagement, tu vas te demander si les promesses sont tenues littérairement, parce qu’on est quand même aussi là pour lire des supers histoires, non ? Et bien oui, les dix nouvelles qui composent ce recueil sont excellentes. Très différentes, dans leurs ambiances et leur style, chacune démontre d’une affinité avec un genre, une thématique, et l’anthologie couvre ainsi une large palette. Fantasy horrifique, créature mythique, gothique, science-fiction, horreur fantastique ou bien réelle… On y trouve de tout, et si, selon ton degré de bichouneté, tu auras plus ou moins peur, en grande trouillarde devant l’éternel chacune des nouvelles m’a bien filé la traquette.

    Sous une couverture qui vaut l’achat à elle seule, tu devrais donc trouver ton terrifiant bonheur parmi cette dizaine d’autrices et d’histoires qui explorent les méandres boueuses de nos peurs et de nos perversités.

    Éditions Goater
    231 pages

  • Que sur toi se lamente le Tigre – Émilienne Malfatto

    Amoureux, ils n’étaient pas encore fiancés, mais c’était en projet. Avant de retourner une nouvelle fois sur le front, Mohammed insiste, un peu plus que d’habitude, et elle, elle cède. Peu de temps après, elle apprend sa mort au combat, et découvre qu’elle porte en son ventre la sienne.

    C’est venu comme une vague. Une lame de fond qui montait du fond de moi. D’abord, je n’ai pas compris. La terre tremblait dans mon ventre. Comme un coup sur une porte, comme un raz-de-marée. Je n’ai pas voulu comprendre. J’ai levé la tête. Des colombes volaient en cercle contre les nuages. Dedans, la vague refluait. Le ciel a vacillé. Je suis tombée les mains dans la poussière, au milieu des voiles noirs. Un morceau de coton me caressait la joue. Le deuxième coup est arrivé, deuxième déchirement de tonnerre, deuxième tremblement de terre. A ce moment-là, contre le sol, au milieu des voiles noirs, dans la poussière, j’ai compris. Et l’univers s’est écrasé sur moi. La mort est en moi. Elle est venue avec la vie. Ces coups dans mon ventre, ce déchirement de la chair portent en eux la mort et la mort est en chemin. Elle va arriver tout à l’heure, au coucher du soleil, j’entendrai son pas un peu lourd, son pas un peu désaxé, un peu boiteux, puis la porte au bout du couloir s’ouvrira et la mort entrera. Nous naissons dans le sang, devenons femme dans le sang, nous enfantons dans le sang. Et tout à l’heure, le sang aussi. Comme si la terre n’en avait pas assez de boire le sang des femmes. Comme si la terre d’Irak avait encore soif de mort, de sang, d’innocence. Babylone n’a-t-elle pas bu assez de sang. Longtemps, au bord du fleuve, j’ai attendu de voir l’eau devenir rouge.

    Il faut parfois peu de mots, ni de grands récit pour saisir l’essence même des choses. Avec son enquête sur l’assassinat d’une leadeuse sociale colombienne, Émilienne Malfatto avait déjà montré combien elle maîtrisait cet art. Ce roman, son premier, le confirme, si besoin en était. Nous sommes en Irak, et les combats font rage de toutes parts, les villes explosent sous les bombes et les attentats et les hommes partent mourir, mutiler, se faire estropier au front. Après avoir quittée Bagdad dans la peur et suite à la mort du père dans un attentat, la famille composée de la veuve, ses trois fils, ses deux filles et la femme de l’aîné, part se réfugier à la campagne. D’un côté la violence de la guerre, qui malmène les hommes, de l’autre celle de l’intime, qui déchire les femmes privées de droits sur leur corps, réceptacle de l’honneur de la famille. La jeune femme le sait, sa transgression avec son amant est la plus grande, et sa grossesse sa condamnation. Lorsque son frère rentrera le soir, il la tuera.

    Chacun-e des protagonistes de ce roman choral nous raconte cette journée au prisme de son histoire et de sa propre vérité, avec toutes les nuances de son vécu. Si l’horreur de la situation n’échappe à personne, chacun·e y apporte son regard pour dessiner sur le lit du Tigre voisin les crêtes et creux d’une société complexe et houleuse. La belle-soeur, femme officielle qui peut exhiber son ventre fécond avec fierté et honneur, le frère aîné qui va devoir tuer, sans remords, pour nettoyer l’honneur. Le petit frère qui se demande ce qu’il ferait, l’autre qui sait qu’il ne fera rien, même s’il trouve cela injuste.

    Rythmé par la mélopée de l’épopée de Gilgamesh et par les boucles du fleuve Tigre, gardien immortel de la Mésopotamie, aujourd’hui Irak à ruines et à sang, Que sur toi se lamente le Tigre porte en lui la tragédie insoutenable et pourtant tellement banale des vies de femmes interdites d’elles-mêmes, les éclats qui perforent les corps et les consciences de chacun·e, dans une poésie qui rejoint la beauté éternelle de ce berceau des civilisations contemplant ses ravages.

    Éditions Elyzad
    80 pages

  • Triste tigre – Neige Sinno

    Neige Sinno a 6 ans quand sa mère rencontre son beau-père. Le genre d’homme très admiré, reconnu, dans l’action, un vrai mec qui a fait l’armée dans les chasseurs alpins et aime la randonnée, les sports de montagne, le danger. Un homme colérique et brutal, tyrannique avec sa famille. Un homme qui l’a violé de ses 7 à ses 14 ans. Devenue adulte, finalement, Neige Sinno a parlé.

    Portrait de mon violeur
    Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.
    Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul, avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche ? ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
    Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

    Il faudra t’accrocher pour commencer Triste tigre, mais une fois dans le vide, jamais tu ne t’arrêteras. Neige Sinno a fait ce que peu de victimes parviennent à faire, elle a parlé. Et ensuite elle a été cru. Son violeur a avoué, il a été jugé et condamné. Tout cela, et c’est une autre tragédie, arrive peu.
    Dans ce récit, Neige Sinno interroge tout, de son expérience à l’universel, aux représentations fictives, notamment littéraires, et aux représentations sociales. Elle cherche à comprendre la figure du violeur, le sien et les autres, et tous ceux qui un jour ont été capable du pire ; elle regarde de quelle manière on les regarde et comment on détourne ce regard. Parfois au sens propre, on regarde ailleurs, parfois au figuré, faisant par exemple de Lolita une allumeuse et une histoire d’amour incomprise plutôt que celle d’un homme forçant une gamine pour assouvir ses désirs. Elle se confronte aussi à l’impossibilité de la littérature d’être cet exutoire salvateur et la nécessité de prendre partout et sans doute pour toujours des petits bouts ailleurs pour apercevoir et colmater un puzzle insensé. Elle fait appel à la littérature donc dans ce qu’elle raconte et dans ce que celleux qui la font ont vécu, citant Virginia Woolf, Claude Ponti, Camille Kouchner, saisissant toutes les expériences pour disséquer la sienne et y chercher les similitudes, les différences, recouper les grandes lignes. Elle en appelle aux contes mais aussi aux sciences sociales, aux études et chercheur-euses pour dire qu’un viol n’est pas qu’une question de désir sexuel sinon de domination et de pouvoir. Elle veut comprendre aussi cette position de victime, une image d’Épinal figée pour la société et pourtant au final aussi multiple, voire plus, que celle du violeur, loin de la dualité acceptée de celle-qui-surmonte ou celle-qui-s’effondre. Et cette autre position de la victime qui parle, celle qui fait exploser la famille, qui brise des vies, qui doit porter la responsabilité, finalement, des conséquences de ce qu’on lui a infligé.
    Elle raconte les zones grises de son enfance, les viols qui prennent toute la place et ont effacé le reste, et la question permanente ensuite, face à un homme à côté d’un enfant : est-ce que lui aussi, il le viole ?

    La littérature ne sauve pas mais elle permet d’interroger, de créer des résonances et de trouver de nouveaux angles pour dégager les zones d’ombres. Un livre très important, bouleversant et indispensable pour tenter de comprendre tous les éclats en fractales qui étoilent les victimes de viols.

    Éditions P.O.L
    282 pages

  • Conquest – Nina Allan

    Frank Landau a toujours été un jeune homme étrange, sensible, un peu à l’écart. C’est d’ailleurs cela qui a plu à Rachel. Intelligent, timide, un peu obsessionnel, il est passionné par l’informatique et par Bach, dont il écoute chaque interprétation avec ferveur, notamment celles des Variations Goldberg. Il pense d’ailleurs, comme d’autres personnes sur les forums internet qu’il fréquente, qu’il y a des codes, des messages cachés dans la musique et ailleurs. Alors quand Frank ne revient pas d’une visite à ses comparses à Paris, Rachel en est persuadée, il lui est arrivé quelque chose.

    L’être-libre, c’était le truc – ça, et connaître la vérité. Frank ne s’éclatait pas en enfreignant les règles pour le plaisir comme certains de ses amis. Frank considérait les règles et les lois comme des courants d’opinions, certaines bonnes et d’autres mauvaises. Il acceptait sans problème celles qui avaient un sens, celles qui n’en avaient pas faisaient partie (dixit Marx) d’un système d’oppression auquel il fallait s’opposer. Une loi est une ligne dans le sable pensait Frank, un trait de fil rouge comme dans ce jeu auquel les filles de l’école primaire jouaient avec une bande élastique, jeu qui était en réalité un ensemble de rituels qu’il fallait mémoriser, et l’élastique grimpait tout doucement sur les jambes des filles à chaque tour.
    Comme les Variations Goldberg (BWV 988), plus le jeu durait, plus il devenait complexe, plus il était chargé d’énergie. Frank se souvint qu’une des instits lui avait crié dessus parce qu’il regardait les filles : Frank Landau va-t-en d’ici immédiatement tu n’as rien de mieux à faire ? Mme Webster (alias l’araignée) avait cru qu’il reluquait les jambes des filles et essayait probablement de regarder sous leurs jupes, alors qu’en réalité Frank admirait les motifs qu’elles créaient, la manière dont l’élastique se croisait et décroisait dans une sorte de fractale lente.

    Rachel va faire appel à Robin, ancienne flic devenue privée et elle aussi fan des Variations Goldberg, pour retrouver Frank, ou du moins découvrir ce qui a pu lui arriver après son arrivée à Paris. C’est une plongée dans un univers secret, dans lequel tout est intriqué, dissimulé en attente de la grande révélation.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, chaque sortie de Nina Allan est toujours un grand moment pour moi, qui la suis et admire son travail depuis longtemps grâce à sa fidèle maison d’éditions Tristram et son traducteur Bernard Sigaud. Ses nouvelles sont des merveilles d’étrangeté et ses romans de la dentelle. Celui-ci ne fait pas exception. D’une thématique sensible et complexe elle tire un roman sensible et passionnant.
    Car notre Frank, suivant ses obsessions et plongé dans ses forums internet, tire un fil qui l’emmène à penser et à croire, avec ses nouveaux compagnons, qu’on nous cache quelque chose, et ce quelque chose ne serait rien de moins qu’une invasion extra-terrestre. Des schémas, des motifs, des indices sont dissimulés partout à qui sait les voir, dans les Variations Goldberg comme dans cette nouvelle de SF oubliée, mais les voir est dangereux. Le père de Frank, qui est parti pendant son enfance et a coupé les ponts, ne serait-il pas d’ailleurs agent dans un programme de super-soldat ? Pendant son enquête, Robin ne saura plus qui et que croire, voyant à son tour des motifs, des schémas, des coïncidences se dessiner qui sont peut-être trop belles pour être honnêtes, trop improbables pour être fausses.

    Nina Allan aime ses personnages et nous les racontent avec une vérité toute en nuances. Leur fragilité et leurs amours, leurs trébuchements et leur humanité résonnent dans chacun de leurs actes et cheminements, traçant des parcours qui, finalement, prennent tout leur sens. Car lorsque les événements intimes ou mondiaux, les pensées, les ressentis ou les mots déraillent, dérapent, deviennent trop lourds ou incompréhensibles, on peut s’accrocher à n’importe quel fil qui pourrait y donner un sens acceptable, aussi fou puisse-t-il paraître. Jouant sur ce besoin impérieux que nous ressentons tous de comprendre, de trouver un prisme de lecture à ce qui se passe autour de nous, Nina Allan décortique et recrée les mécanismes du complotisme et ses faux-semblants, ses jeux de miroirs qui viennent heurter parfois avec trop de force certaines certitudes ou doutes, et raconte le basculement.

    Un (encore) excellent roman de la grande autrice britannique, une enquête fascinante qui met en lumière les rouages si fragiles et pourtant si puissants de notre quête de sens.

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Bernard Sigaud
    Éditions Tristram
    330 pages

  • Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi – Hollie McNish

    Imagine. Tu es posé·e, pépouze, dans un fauteuil, un canapé ou une chaise, comme tu veux, avec un bon thé (ou une bière hein, c’est toi qui vois), des biscuits (Digestive de préférence, ils savent y faire avec le thé), peut-être un chat sur les genoux, un plaid, ou un éventail. Bref, tu es calé·e bien, avec une super copine, et vous discutez. D’anecdotes de la vie, futiles en apparence, mais qui vous emmènent systématiquement vers de plus grands sujets, des qui vous dépassent un peu, mais qui vous embrasent et vous embrassent aussi. Sur les enfants, en avoir ou pas, les éduquer, être parent, être femme, être au monde. Le sexisme banal qui pourrit la vie, voire plus ; la mort ; le rapport à soi, aux autres, le sexe… Tout ça se mêle et s’emmêle, s’entrecoupe mais reste si lié, si brûlant, ponctué de toutes vos histoires à vous, un peu bêtes quand on y pense vite, mais finalement si pertinentes. Vous vous laissez aller, vous emportez, vous questionnez et surprenez.
    Tu images bien ? C’est plutôt sympa, non ? Et bien ça existe en livre, et ça s’appelle Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi.

    Sept manières de lire ce livre
    Vous n’avez pas besoin que l’on vous dise comment lire un livre. J’imagine que celui-ci n’est pas le premier que vous lisez. Si c’est le cas, alors j’en suis très honorée et vous souhaite bonne chance. On m’a dit que j’étais facile à lire, aussi j’espère que tout ira bien.
    J’écris ceci parce que le livre que vous vous apprêtez à lire est non seulement assez long, surtout pour un livre, disons, poétique, mais aussi parce qu’il s’agit d’une sorte de mixture particulière, composée de journal en prose, d’essais et de poèmes avec également des nouvelles.
    Le fait est que j’adore la poésie – c’est ce que j’écris en priorité – mais je n’aime pas moins bavarder et, entre autres passe-temps, la conversation est sans doute ce que je pratique le plus. Pour ce qui est de la lecture, le non-romanesque a ma préférence, tout ce qui ne relève pas de la fiction.
    Si un poème est « assez bon », il doit pouvoir se suffire à lui-même sans que le lecteur ou auditeur, lectrice ou auditrice aient besoin qu’on leur fournisse une anecdote ou une explication. Je crois cela, et j’espère que les poèmes de ce volume possèdent leur propre indépendance s’ils doivent être lus par eux-mêmes. Et pourtant, quand je lis un poème écrit par quelqu’un d’autre, j’apprécie vraiment d’en savoir un peu plus à son sujet. Aux lectures publiques, il m’arrive d’aimer autant la présentation du poème que le poème lui-même.

    Dès son introduction, Hollie McNish pose les choses : ce livre est une conversation dont on prend ce que l’on veut comme on le veut. Un peu comme un « Livre dont vous êtes le héros » mais de poésie. Elle y découpe sept thématiques : fins, grandir, parentalité, miroirs, masturbation, sang, étrangers, qui chacune se composent de poèmes et de récits en prose, anecdotes et réflexion qui introduisent un poème, sorte de bande-annonce passionnante de ce qui suit. Elle le pose d’emblée, on en lit ce que l’on veut, dans l’ordre que l’on veut. Juste les poèmes qui se suffisent à eux-mêmes, que les récits, historiettes de vie pleines de rebondissements et de réflexions dont le fil tiré nous emmène toujours plus loin dans l’analyse. Je pense qu’il est impossible de ne lire que la prose, tellement celle-ci est un tremplin vers les poèmes et nous attire vers eux. Et ne pas lire la prose serait dommage, car en effet Hollie McNish est facile à lire. Elle manie merveilleusement bien l’art de la conversation à l’écrit et on s’imagine bien être en train de tailler le bout de gras, dans ces conversations qui commencent légèrement et finissent par refaire le monde et retourner la société. Elle est également très très drôle, et ce cumul de talents imprimé sur papier en font un livre épais qu’on ne peut pas lâcher et qui se dévore.
    Elle raconte les conversations gênantes et curieuses avec sa grand-mère, les commandes de poèmes pour des grandes marques diverses et certaines aberrations marketing, la joie de l’achat d’une culotte menstruelle qui change la vie, l’illogisme des règles vestimentaires dans les lycées et dans la société, les injonctions liées à la parentalité, les préjugés banals que nous avons toustes sur toustes. Le rapport à l’image et au sexe que nous renvoie les médias et les milliers d’images qui nous assaillent au quotidien et leurs contradictions totales avec certaines règles, dissonance cognitive complète et complexe à surmonter, l’insécurité seule dans le métro quand un inconnu nous colle. Différents types de masturbations intransitives à connaître. Bref, des choses importantes et d’autres indispensables.

    Si tu aimes Klaire fait Grr, je pense que tu t’y retrouveras complètement avec Hollie McNish. Si tu aimes la poésie aussi. Si tu es féministe. Si tu es énervée. Si tu as tes règles ou si tu ne les as pas. Si tu as perdu une grand-mère ou si tu bavardes avec elle pendant des heures. Si on te regarde bizarrement dans la rue ou si on te demande d’être plus discrète. Si tu fais du sport. Si tu as des enfants. Ou si pas. Si tu as une vulve. Ou si pas. Si tu manges ou a mangé des céréales de la marque Kellogg’s. Si tu ne sais pas comment t’habiller ce matin. Si, si, si…

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Valérie Rouzeau & Frédéric Brument
    Le Castor Astral
    477 pages

  • Les serpents viendront pour toi – Émilienne Malfatto

    En 2019 dans la Sierra Nevada de Santa Marta, sur la côte Caraïbes de Colombie, Maritza Quiroz Leiva est assassinée. Elle vivait avec son dernier fils, Camilo, dans une ferme très isolée sur le versant nord de la sierra, un endroit appelé El Diviso. Pourquoi cette femme a-t-elle été exécutée, alors même que la situation en Colombie serait revenue au calme et à l’apaisement ?

    Voilà. La mala hora est arrivée. Dans quelques instants, Maritza Quiroz Leiva sera morte. Il fait noir sur les premières pentes de la Sierra Nevada. Des lumières filtrent par les interstices de la finca de Maritza, même pas une ferme, une masure de béton et de bois perdue dans le café, le cacao et les cris d’oiseaux. L’endroit s’appelle El Diviso. Pour y parvenir, il faut compter plus d’une heure à moto sur des pistes défoncées, glissantes, boueuses en saison des pluies, des virages serrés à l’assaut de la Sierra, cette titanesque étoile de roc, des cordillères comme des bras tendus vers le sommet et entre elles des rivières aux noms magiques qui coulent comme entre les doigts d’une main ouverte.
    La ferme est sur la gauche, accrochée aux pentes de caféiers, au bout d’une chemin bordé de mandariniers. Il n’est pas tard mais on ne distingue rien en cette nuit sans lune. Nous sommes les 5 janvier et Maritza va mourir.
    À l’intérieur, Maritza et son fils Camilo dorment encore. Ou peut-être Maritza est-elle déjà éveillée. Ce sont les coups sur le bois qui réveillent Camilo, ou peut-être sa mère, d’une pression sur l’épaule, il ne se souvient plus. Il est dans cet état un peu second du dormeur de l’après-midi qui revient à lui après le coucher du soleil. La radio ronronne en fond sonore, voix d’homme et voix de femme, une émission religieuse. Camilo se redresse sur le mauvais lit, ensuqué de sommeil, c’était une sieste vespérale, ils n’avaient pas encore dîné.

    Pourquoi ? C’est donc la question que se pose Émilienne Malfatto, et qui la pousse à aller enquêter en Colombie. Maritza Quiroz est ce que l’on appelle là-bas une « leader social », un terme assez général qui regroupe les syndicalistes, les activistes de tout bord, les citoyens engagés, bref, toute personne qui décide de revendiquer ses droits, contre l’état ou les paras.
    Maritza connaissait bien ces luttes, elle qui, assassinée à 61 ans, a grandi puis élevé ses enfants dans une pauvreté sourde et la menace constante de la guerilla, des groupes paramilitaires, de l’armée… La vie en Colombie a toujours été un combat, celui de la survie et des apparences, pour ne pas se faire buter par un groupe ou l’autre. Mais toute sa vie elle s’est battue, justement, et n’a rien lâché. Après la mort de son mari, et des années de misère crasse, elle retrouve la propriété et un bout de ferme grâce à un projet de l’état pour les victimes et déplacées du conflit armé. Mais rien n’est jamais clair en Colombie, et qui sait qui se cache derrière.

    Émilienne Malfatto mène une enquête sur la brèche, qui la conduit dans la jungle de la Sierra Nevada, à la frontière du Venezuela, jusqu’à la côte de Santa Marta. Elle suit la piste et la vie de Maritza, et avec elle le sentier du conflit armé qui déchira la Colombie et continue de brûler des vies, à coup de braises incandescentes que beaucoup font mine de ne pas voir passer. Qu’il s’agisse de brouilles et vexations datant de l’époque des FARC, de vengeances des paramilitaires ou bien de la main invisible mais omniprésente des narcos dont la violence et l’inhumanité dépassent l’entendement, les raisons de la colère sont nombreuses et bien souvent multiples. Interrogeant la famille, les voisins, d’anciens guerilleros, elle tente de comprendre le parcours de cette famille qui n’a tenté que de vivre au mieux, dans une dignité tranquille, de son travail de la terre et a dû composer toute sa vie avec la violence et les combats, les racontars et les menaces. Comme beaucoup d’autres vies qui se sont éteintes dans le son devenu banal des balles dans la moiteur ou la pénombre, celle de Maritza aura été complexe et d’un héroïsme simple d’une femme qui se bat pour faire vivre ses enfants et réclamer ce qu’on lui doit, payant le prix en double, pour être une femme, et pour se lever.

    C’est à Maritza qu’elle s’adresse d’abord, lui racontant ses rencontres, ses découvertes, ses doutes et ses échecs, une adresse post-mortem comme un dû de la vérité ou du moins de sa recherche. Jamais manichéenne tout en tressant son récit de l’émotion venue d’un pays et de ses vies brisées, Émilienne Malfatto sait que toute enquête de ce type ne sera jamais claire, que la vérité de chacun comporte des zones d’ombres et des mensonges, que personne ne peut être vraiment cru. Chacun a sa violence en lui, subie ou infligée, pour des raisons nombreuses, et devant la fausse paix qui muselle la Sierra Nevada jamais la parole ne sera libre et réparatrice.

    Avec beaucoup de tact et de poésie, me rappelant Leila Guerriero, Émilienne Malfatto ramène sur le devant de la scène la vie et la mort de Maritza Quiroz Leiva et de toustes les autres leaders sociaux assassiné·es en Colombie et ailleurs et livre une enquête de grande ampleur et d’une pudeur bouleversante.

    Éditions J’ai Lu
    126 pages

  • Comme des bêtes – Violaine Bérot

    On a retrouvé une fillette nue dans la montagne. Elle était sur le haut, sur un versant bien isolé, proche de la grotte aux fées. Vers la maison de Mariette et son fils, le grand et muet, et paraît-il, simplet jeune homme surnommé l’Ours. Et comme l’Ours était là aussi, proche de la petite quand on l’a retrouvé, c’est tout le village d’en-dessous, de la vallée, qui se chamboule et se met à parler.

    Je l’ai eu comme élève. Il doit y avoir vingt ans de cela. Dans une classe à plusieurs niveaux. En primaire.

    Il était vraiment grand de taille. Bien plus grand que ceux de son âge. Et même – il me semble- plus grand que sa mère. Mais je peux me tromper. C’était l’impression que ça donnait. Il était trapu pour un enfant de cet âge. Carré d’épaules. Large, vraiment. Mais surtout – oui, je le répète- vraiment grand.

    Non, il n’a pas fini son primaire. Ça s’est – comment dire-, ça s’est mal passé. Pas avec lui, non, avec lui c’était finalement assez simple. Mais avec sa mère. Elle n’a pas voulu accepter. Ce que nous préconisions, elle n’a pas voulu. Le parcours proposé, ce que l’on fait dans ces cas-là, elle a refusé. Elle s’est bloquée, totalement butée. À partir de ce moment-là, il n’est pas revenu. Il n’est plus retourné en classe.

    Non, il n’aimait pas l’école – enfin, je ne sais pas si je dois le dire de cette façon. Disons plutôt qu’il avait peur des autres enfants. De moi aussi, je crois. Il avait vraiment peur- du moins c’est mon point de vue, à cause des réactions qu’il pouvait avoir. Je l’avais installé au fond, tout seul. C’était important pour lui, de rester seul. C’était convenu avec les autres élèves. On ne l’approchait pas, on respectait sa solitude. Même moi, j’allais le moins possible vers lui. Si on le laissait au fond, seul, si on l’oubliait- enfin je veux dire si on faisait comme si on l’oubliait- c’était plus facile.

    Nous sommes dans les Pyrénées, dans un village petit entouré de hameaux accrochés à la montagne. Peu de gens, tout le monde se connaît et s’interconnecte, ou pas. Mariette y est installée depuis trente ans, dans une grange qu’elle a réaménagée, loin du village. En autarcie, presque, avec son fils. Alors la découverte de cette fillette de six ans, nue et apparemment bien portante, en compagnie du grand fils idiot du village ou force de la nature, selon les témoignages, ça va ouvrir les bouches (surtout si c’est la gendarmerie qui demande). Il y a celles et ceux qui ne les connaissent pas mais ont bien sûr un avis très tranché, celles et ceux qui les fréquentent de loin et préfèrent la nuance, et les autres, dont beaucoup ignoraient l’existence, qui les connaissent vraiment, Mariette et son fils.
    Les fantasmes ont la vie dure, et la mère célibataire et son trop grand, trop fort et trop silencieux enfant en transportent beaucoup. Ils se mêlent aux légendes pyrénéennes : ce garçon serait-il, comme le dit l’histoire, le fils d’un ours ? Et la petite, est-elle la fille de l’un ou de l’autre ou bien a-t-elle été enlevée par les fées et confinée dans leur grotte ?

    Les témoignages se succèdent dans la gendarmerie, traçant à traits grossiers puis de plus en plus finement l’histoire d’une famille marginale, mais peut-être pas tant que ça, dans un village qui se veut soudé, mais peut-être pas tant que ça. Certaines apparences doivent être préservées quand d’autres s’avèrent trompeuses. Mais même celles-ci doivent parfois rester visibles, pour maintenir l’illusion fragile à laquelle tout le monde s’agrippe. Dans ces cas-là, les autres versions, les possibles vérités seront filtrées, on y prendra ce qui colle au récit, et on préfèrera parfois, peut-être à raison, pour une fois, les légendes à la réalité. Parce que ce sont peut-être bien les fées qui ont récupéré la petite, et l’avoir arraché à leurs bras, à leur grotte, portera malheur à bien des gens.

    Cette farandole de témoignages découpe cette petite société et notamment son principal protagoniste, l’Ours, le Grand Muet, le seul qui ne prend jamais la parole, parce qu’il ne l’a pas et parce qu’on ne la lui donne pas. Celui qui, plus qu’un autre, est défini par les autres et dont le destin dépendra des voix qui s’élèveront plus fort. Elle donne aussi, dans les creux, la vie et le sort des femmes, qu’elles soient dites fées, ermites ou putains.

    Lectrice, lecteur, fée qui garde mon cœur, je me délecte en ce moment de courts romans qui sont comme des cailloux dans mes godasses (et je m’y connais, en chaussures pleines de cailloux), ces textes prenants dont on a l’impression de les dévorer et d’en ressortir chamboulée. Mais l’expérience venant, je peux te le dire maintenant, ce sont eux qui nous dévorent. Et « chambouler » n’est pas le bon mot. Comme des bêtes, tu le liras vite, car d’une part, il est court et d’autre part, c’est très très bien écrit, et ça se lit donc très très bien. Par contre, tu n’en ressortiras pas vraiment. Tu sentiras encore sous tes pieds l’estive pyrénéen ; sous tes yeux la montagne qui coule gentiment, toute en roche, en crêtes et en herbes sèches ; dans ta bouche le goût du fer imprègnera tes dents des morsures qui te démangent de donner. Dans la minéralité des Pyrénées il n’y a que les roches, les bêtes et les fées qui savent retrouver encore les traces d’humanité.

    Éditions Buchet-Chastel
    149 pages

  • Widjigo – Estelle Faye

    Jean Verdier, jeune lieutenant de la jeune république française, est envoyé à la recherche du noble Justinien de Salers afin de le mettre aux arrêts. Nous sommes en 1793, et les particules n’ont pas bonne presse. Lorsqu’il trouve enfin sa cible, enfermé au sommet d’une tour en pleine tempête, le vieil homme lui demande une nuit dernière nuit avant de l’emmener, pour lui raconter son histoire. Car plus jeune et rejeté par son père, Justinien est parti pour le Canada, où il s’est retrouvé confronté à de bien cruelles aventures.

    Basse-Bretagne, 1793
    À chaque pas, la vase accrochait les semelles cloutées des Bleus, qui devaient libérer leurs pieds de son étreinte, dans un concert de chuintements liquides évoquant des sanglots. Avec la marée descendante, la côte empestait l’algue et la pourriture, en accord avec ce printemps malade où la jeune Révolution s’enlisait dans la guerre civile et le sang. Au-delà des écueils laissés à découvert, l’océan moutonnait, fouetté par le noroît. Le vent gerçait les lèvres des hommes et portait les embruns jusque sur la colonne de soldats. A l’horizon, une barre de nuages d’encre tranchait entre le gris des vagues et celui du ciel. Une tempête approchait.
    À la tête des soldats de la République, Jean Verdier, un lieutenant de vingt ans à peine, qui, avant la levée en masse, n’avait jamais quitté Paris, releva la pointe de son bicorne et examina le donjon.
    Ultime vestige d’une forteresse depuis longtemps arasée par les flots, la tour se dressait sur un récif affleurant à peine au-dessus de la surface, un îlot la plupart du temps, que les grandes marées d’équinoxe changeaient quelques heures par an en presqu’île. Un escalier taillé à même la roche menait à l’édifice, les premières marches rongées par le sel et recouvertes d’un épais manteau de coquillages.
    Jean couva d’un regard mauvais l’austère bâtisse de granit piqueté de criste-marine, au sommet de laquelle criaient des goélands. Leur proie les attendait là-bas, calfeutrée entre ces hauts murs. Justinien de Salers, ci-devant marquis des Eaux-Mortes.

    Quarante ans plus tôt, Justinien de Salers mène donc une vie de dépravé dans les rues de Paris. Son père l’envoie donc au Canada, où il continuera de fréquenter tripots et bars et de diluer son maigre argent dans l’alcool. Récupéré par un riche commerçant en fourrure, celui-ci lui demande de participer à un voyage en direction de Terre-Neuve à la recherche d’une expédition géographique disparue. C’est donc en compagnie de Clément Veneur, botaniste, le jeune Gabriel, unique membre de l’expédition géographique à être rentré, Marie, une voyageuse, coureuse des bois, autochtone, qu’il embarque en direction de l’île. Mais le bateau essuie une terrible tempête, et les survivants se retrouvent jetés sur une plage de Terre-Neuve, livrés à eux-mêmes. Le groupe de Justinien est au complet, en compagnie d’un trappeur, d’un officier anglais et d’un pasteur et sa fille. Mais rapidement, Justinien ressent au fond de lui qu’ils ne sont pas seuls, et une présence fantomatique et menaçante accompagne le trajet des naufragés.

    Plongés dans une forêt peu accueillante en fin d’hiver, nos naufragés vont devoir affronter l’hostilité de la nature, du climat et d’eux-mêmes. Chacun arrive avec ses peurs et ses secrets, ses croyances et ses dangers. Dans une ambiance de brume lourde et de verglas, poursuivi par des monstres qui vivent peut-être parmi eux, la survie passe avant tout par une confrontation avec soi qui sera peut-être la plus difficile.

    Lectrice, lecteur, mon insaisissable errance, malgré la chaleur, prends un plaid, car ce roman risque de te glacer le sang. Estelle Faye, que je découvre enfin, brille ici de plusieurs manières. Déjà par son grand talent pour nous envelopper dans une atmosphère des plus inquiétante. Que l’on soit dans la forêt de Terre-Neuve ou au sommet de la tour avec Verdier et son prisonnier, la paix et la quiétude sont balayées bien loin et nous restons sur un qui-vive constant, dans un air habité par les légendes et les peurs de chacun. Et bien sûr par son talent de narratrice. Prenant du début à la fin, Widjigo développe non seulement son intrigue mais aussi ses personnages. Estelle Faye nous entraîne dans la psyché de ces naufragés que la nature et l’abandon poussent dans leurs derniers retranchements.

    Mêlant vengeance, magie et expiation, Widjigo est un formidable roman fantastique et une plongée dans l’obscurité des monstres qui veillent au creux de nos poitrines.

    Albin Michel Imaginaire
    249 pages