Catégorie : Europe de l’Ouest

  • Les graciées – Kiran Millwood Hargrave

    Maren vit dans un petit village de pêcheurs de Norvège, très loin au Nord, proche du cercle arctique. Nous sommes en 1617, à l’hiver. Une terrible tempête s’abat sur la mer, et les femmes, subjuguées et terrifiées, assistent impuissantes à la mort de leurs maris, leurs fils, leurs frères, partis pêcher. Après un moment de sidération, et menées par Kirsten, les femmes prennent leur survie en main, se mettent à pêcher, à préparer les champs, à écorcher les bêtes et tanner les peaux sous le regard circonspect mais un peu compréhensif du curé envoyé pour les surveiller. L’époque n’est pourtant pas à l’autonomie des femmes, et le roi de Danemark-Norvège décide d’envoyer un spécialiste sur ces terres boréales. Accompagné de sa jeune épouse, Absalom Cornet arrive précédé d’une solide réputation et d’un fumet nauséabond de chair brûlée.

    La veille, Maren avait rêvé qu’une baleine s’était échouée sur les rochers en face de chez elle.Elle descendait la falaise, marchait jusqu’à elle et, œil contre œil, enroulait ses bras autour de cette grande masse nauséabonde. Elle ne pouvait rien faire d’autre pour elle.Les hommes accouraient sur les rochers noirs, sombre procession d’insectes vifs munis de lames et de faux luisantes. La baleine n’était pas encore morte que la chaîne humaine avait déjà commencé et la découpe avec elle, la baleine se débattant et eux, visages fermés, déployés sur son corps comme un filet sur un banc de poissons. Les bras de Maren étaient raides et tendus -car elle s’accrochait ferme, en les ouvrant tout grands- depuis si longtemps qu’elle n’aurait su dire si son étreinte était perçue comme un réconfort ou une menace, mais elle s’en moquait désormais, immobile, œil contre œil, sans ciller. La baleine finissait par s’immobiliser, sa respiration faiblissant à mesure qu’ils hachaient, sciaient. Maren avant senti l’odeur de la graisse brûlant dans les lampes avant même que le corps ne se fige, bien avant que le brillant de l’œil collé contre le sien ne devienne terne.

    Après ce grand malheur, les femmes de Vardø font donc tout ce qu’elles peuvent pour survivre, bien décidées à ne pas se laisser aller trop vite aux retrouvailles avec leurs hommes. Pourtant, même parmi elles, toutes ne voient pas d’un bon œil ce glissement de rôle, ces femmes qui montent sur un bateau et partent en mer tout le jour, ces femmes qui égorgent puis écorchent, qui râclent et tannent les peaux des rennes. Entre hypocrisie et faux-semblants, la vie suit son cours mais une vibration de mauvaiseté, de suspicion parcourt le village, de plus en plus forte. Jusqu’à l’annonce, donc de l’arrivée prochaine d’Absalom Cornet.
    L’homme est écossais et célèbre chasseur de sorcière. Sur la route du Grand Nord, il trouve à Bergen une jeune femme, fille d’un armateur désespéré, qu’il prend comme épouse et emmène avec lui. Ursula découvre en même temps le monde hors des murs de son quartier rupin et la vie maritale, toutes deux violentes, rugueuses et la laissant perdue. L’arrivée à Vardø sera un coup de plus pour Ursu, qui découvre non seulement un mode de vie morne et brutal, mais aussi son incapacité totale à assurer sa (sur)vie. Trouvera-t-elle parmi ces femmes, bigotes décérébrées ou potentielles sorcières, des alliées ? Que sera-t-elle elle-même pour elles ?

    Lectrice, lecteur, ma sorcière des mers, prends un bon coupe-vent et des grosses chaussures, il fait vent à Vardø.
    La jeune Maren a perdu son fiancé, son père et son frère lors de cette tempête surnaturelle qui s’est abattue sur eux comme la colère d’un dieu. Pragmatique, elle se fie rapidement à Kirsten et participe aux activités dévolues aux hommes, essayant de laisser de côté les regards méprisants et l’hypocrisie des grenouilles de bénitier qui crient au scandale tout en étant bien joie d’avoir de quoi manger. Mais la jalousie, la rancœur la mesquinerie n’ont pas de limite. Cependant, l’inquisiteur arrive avec, à son bras, cette jeune femme perdue et complètement improbable dans cet endroit. Ursu paraît, aux yeux de Maren, aussi belle, douce et immaculée qu’elle-même est sale, râpeuse et grossière.
    Les liens qui se tisseront entre les deux femmes, de plus en plus étroits, pourront peut-être devenir la planche de salut de certaines, alors que les accusations de sorcelleries se rapprochent de plus en plus et tandis qu’Ursu découvre au fil des jours quel genre d’homme est véritablement son mari et le sens de sa présence dans le village. Mais cela pourrait être aussi un arrêt de mort.

    Que l’on soit autonome, forte en gueule, ou juste moins prosélyte, la moindre incartade est bonne pour terminer dans les geôles, qui ne sont en général qu’une étape avant le bûcher. Un soupçon de croyance samie, un peu trop d’opposition, une absence sur les bancs de l’église.
    Là où le système inquisitorial a montré la grande perversion de son fonctionnement c’est dans cette capacité à faire se dénoncer les femmes entre elles. Pour plus de sécurité, pour se protéger soi-même, accuser avant d’être accusée, par vengeance, par ignorance, par peur.

    Dans ce roman fort et accrocheur, on sait, on sent et pourtant on ne veut pas croire que tant de force et de volonté de survie puissent être brisées par la violence d’hommes se pensant habités par l’esprit d’un dieu ignare et aussi misogyne qu’eux, croyant fermement que si une femme peut faire la même chose qu’eux, il y a maléfice. On s’est moqué pendant des siècles des fameuses croyances de bonnes femmes, ridicules et irrationnelles, mais que dire de celles de ces mauvais hommes qui ont conduit sous les applaudissements des milliers de personnes à la mort sur le bûcher ou sous la torture. Le patriarcat tue, depuis des millénaires, avec des lettres de marques du pouvoir et les remerciements des populations.

    Les graciées est un roman puissant comme la tempête de 1617, non dénué de cet espoir vain que les choses pourraient peut-être, parfois, être meilleures, et rempli d’un désir avorté de vivre selon ses envies et ses besoins.

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Sarah Tardy
    Editions Pocket
    446 pages

  • Peau d’homme – Hubert/Zanzim

    Bianca, jeune fille noble, vient de se voir choisi un époux. Ce sera Giovanni, fils d’Agnello. Bien mis de sa personne et riche, bien entendu, toutes ses amies félicitent la damoiselle de cet appariement, elle qui se morfond de devoir passer sa vie avec une homme qu’elle ne connaît pas.
    Mais heureusement, Bianca a pour elle une marraine qui lui révèle un secret qui lui permettra de frayer aux cotés de son promis comme son égal, et ainsi découvrir l’homme qu’il est. Une peau d’homme, qu’elle enfilera pour devenir Lorenzo, beau jeune homme à la peau hâlée, au regard doux et aux traits fins. C’est dans ces atours qu’elle va donc rencontrer enfin son promis et le monde des hommes. Les hypocrisies, les faux semblants et les plaisirs interdits.

    Quelle aventure, lectrice, lecteur, mon amour interdit ! Cette plongée dans l’Italie renaissante est d’une fraîcheur, d’une force et d’une intelligence vive.
    La jeune Bianca sent que le modèle sociétal et marital en vigueur va à l’encontre de ses besoins et de ce qu’elle est. La soumission de la femme à l’homme, selon les préceptes des saintes écritures, le mariage de raison plutôt que d’amour, la négation du désir féminin et la culpabilisation de tout désir, de toute sensualité, par son propre frère entres autres, Fra Angelo, prêtre et prêcheur que l’Inquisition aurait été ravi d’accueillir dans ses rangs. En plongeant en homme dans le monde, elle découvrira les codes qui dictent leur conduite aux hommes, leurs croyances, leur ignorance dû à leur arrogance, mais aussi leurs faiblesses et leur tendresse.  Alors que son futur puis époux va tomber amoureux de son alter-ego au membre viril, Bianca va tenter de lui montrer que la vie et les désirs d’une femme ne sont pas ceux qu’il imagine.
    Avec un mélange de candeur et de témérité, Bianca veut montrer à son époux et aux bigots de sa ville, de plus en plus nombreux par bêtise ou craintes des foudres promises par Fra Angelo, ce qu’amour et désir veulent dire, ce que leur liberté permet.

    Une bande-dessinée pleine de rebondissements qui explore les multiples facettes du rapport à l’amour, à la sensualité et au désir d’une société enfermée dans une religiosité mortifère et un patriarcat forcené, avec beaucoup de malice et d’intelligence. Peau d’homme est un étendard féministe, queer et anti-patriarcal d’un enthousiasme enragé communicatif. Les planches, alternant construction simple et balade labyrinthiques dans les rues de la ville, rendent à merveille le cheminement des personnages et les profondes réflexions et chamboulement qui les traversent.

    Un indispensable qui se lit, se relit, se prête et s’oublie au bon endroit pour passer la bonne parole !

    Éditions Glénat
    160 pages

  • Viendra le temps du feu – Wendy Delorme

    Dans un futur plutôt proche, un état totalitaire. Frontières fermées, guerres au-delà, reproduction (obligatoire) contrôlée. Plus de librairies, peu d’amour, plus d’espoir. Louise fait de l’animation dans des anniversaires, des supermarchés le jour. La nuit, elle danse et se dénude sur la scène d’un cabaret clandestin. Ève élève sa fille seule, dans cette capitale froide et morte. Elle a quitté quelques années plus tôt une communauté autonome qui vivait au pied d’une montagne. Une communauté de femmes qui tentait de vivre son utopie. Mais ici, pour l’État, point d’utopie. Pacte et contrôle. Silence et calme. Mais de braises anciennes crépitent des étincelles impatientes…

    Elles sont mortes, toutes. Elles étaient peu nombreuses et elles sont mortes, il n’y a pas de traces. Je les ai vues souvent, sans plus faire partie de leur groupe, leur cercle, leur assemblée. D’autres les ont vues. Certains se souviennent, mais aucun ne sait ce qu’elles sont devenues. Je ne connais pas l’emplacement de leurs tombes. Je ne sais pas s’il y a des corps qui pourrissent sous terre, elles ont disparu.
    Je ne sais pas si j’ai la force d’écrire cette histoire. Si je meurs sans l’avoir racontée, c’est comme si elles n’avaient pas existé.
    Il y avait Louve. Il y avait Maïna, Raquel et Grâce. Rosa et Francesca. Il y en avait d’autres. J’ai aimé Louve, plus que de raison, dès le début. Je l’observais. Elle était d’une beauté frappante et ne ressemblait à personne. Ne ressemblait à aucune de ces femmes que l’on trouve belle. Elle était d’une beauté sanguine, calme et féroce.

    Ève

    Lectrice, lecteur, mon feu, entre donc dans la danse des nouvelles guérillères de Wendy Delorme. Alors que le réchauffement climatique a provoqué des dégâts considérables et que des guerres lointaines avalent les hommes ou les recrachent fantômes, un groupe de femmes fait sécession. Réfugiées au pied d’une falaise de l’autre côté du fleuve, elles creusent la roche, la vendent aux Autres, s’aiment et vivent leur utopie ornée de brumes légendaires et de miradors suspicieux.Dans la ville, une chape autoritaire sape toute envie d’humanité, de partage et de folie. Les couples doivent faire des enfants et rentrer dans le rang. Louise et Raphaël, son compagnon, feintent depuis maintenant plusieurs années leurs devoirs, leur amitié incassable et leur couple de façade dissimulant quelque secret qui serait payé de leur vie s’il était découvert. Dans les bas-fonds, pendant le couvre-feu, les bars interlopes accueillent tout ce que la ville compte de laissé·es-pour-compte, de marginaux ; les anciennes librairies hébergent les révolté·es.

    Il ne sera pas compliqué pour lae lecteurice contemporaine de retrouver ses marques. Une incarnation de Greta Thunberg, une cathédrale en feu, des crises migratoires, climatiques, sanitaires… On y retrouvera aussi l’ombre des grandes dystopies du XXème, imprégnées des luttes féministes et queer de ces dernières décennies. On regarde les braises à travers les lambeaux de ce monde déchiré et morne en attendant l’étincelle qui couve et se dispersera, et s’étendra, emportant avec elle ce marasme figé dans une explosion violente et poétique. Car ici, la violence semble la seule issue à la paralysie et la peur.
    La langue de Wendy Delorme appelle d’ailleurs à la poésie, le texte se déclame lui-même, alexandrins et octosyllabes se glissant dans les phrases pour nous amener au paroxysme de chacune des histoires, à leur point d’embrasement.

    Un roman fort, brassant, qui nous fait osciller entre tristesse, rage et espoir devant un miroir à peine déformant d’un futur probable et cauchemardesque.

    Éditions Cambourakis
    272 pages

  • La Treizième Heure – Emmanuelle Bayamack-Tam

    Farah, 17 ans, est la fille de Lenny, fondateur et prédicateur de la secte la Treizième heure. Quelque peu évangéliste sur les bords, la Treizième heure prêche pour l’égalité et l’inclusion à grands coups de poésie. Élevée par son seul papa, la jeune Farah tente de creuser le mystère de l’identité de sa mère, partie quelques jours après sa naissance. Mais le mutisme de son géniteur n’a d’égal que les informations contradictoires qu’elle parvient à glaner sur ce sujet bien épineux…

    C’est mon père qui a créé l’Église de la Treizième Heure, et si elle compte moins d’adeptes que celle du Septième Jour, c’est une injustice que le temps se chargera de réparer – car je tiens à dire que notre religion est à la fois beaucoup plus libre, beaucoup plus inventive et surtout beaucoup plus poétique que celle des adventistes. Étant la fille du fondateur, je manque peut-être d’objectivité, mais il suffit d’assister à l’une de nos célébrations pour se convaincre que la beauté et la joie sont de notre côté. Seulement voilà, en dépit de notre prosélytisme acharné, nous peinons à recruter – comme si les gens ne voulaient surtout pas entendre parler de joie et encore moins de beauté. A croise qu’ils préfèrent vivre sous le joug de la Bête, parce que cette Bête est la leur, qu’ils l’ont domptée et domestiquée depuis si longtemps qu’ils la prennent pour une condition humaine largement acceptable. Ce n’est pourtant pas faute de s’être entendu dire qu’un autre monde était possible.

    Jeune fille vive, critique et curieuse, Farah grandit dans un milieu rempli d’amour et de folie douce. Fréquentée par une bande de doux dingues perdus et blessés par la vie, la Treizième heure se veut un refuge pour réparer par la tendresse et surtout la poésie ces âmes brûlées. Sa vie prend une nouvelle direction le jour où elle découvre un autre secret la concernant, son intersexualité. Le besoin de connaître l’histoire de sa naissance et la vie de ses parents devient alors une nécessité. Sa particularité est-elle la cause du départ de sa mère, refusant d’élever ce qu’elle aurait perçu comme monstrueux ? Piochinant des infos comme elle le peut auprès des membres de la Treizième heure, de ses grands-parents paternels un peu ras les pâquerettes et d’un oncle aussi fourbe et vantard que le père est honnête et à vif, elle reconstitue le chemin tortueux, passionné et plein de surprises d’une histoire de vie et d’amour aussi flamboyante que déchirante.

    Lectrice, lecteur, mon feu, La treizième heure est sans doute l’un des romans les plus queers, les plus joyeux et les plus vibrants que j’ai pu lire cette année. Ardente, fabuliste et fabuleuse, l(es)’histoire(s) de Farah, Lenny et Hind, la (chi-)mère disparue à la naissance de son enfant, nous emporte dans une sarabande folle portée par l’amour des mots et leur portée, qu’ils soient poésie, le premier grand amour de Lenny, roman, la forme choisie par Farah (et première opposition à ce père adulé) ou chanson, qu’Hind habite et incarne.
    Ici on parle d’amour, le grand et fort qui s’impose et dont on ne sait quoi faire. Cet amour ardent de Lenny pour Hind, qu’elle ne peut lui rendre à bon compte, elle qui part pour un autre amour qu’elle sait plus ingrat. L’amour maladroit d’un père pour son enfant, prêt à tout pour la protéger sans se rendre compte que les bouts d’histoires décousues sur une filiation trop dure à raconter viennent effilocher l’amour aveugle et dévoué de la fille pour le père.
    On parle amour de soi, celui qui se brise en un rien et se renforce parfois sous les coups. La bande d’illuminé·es de la Treizième heure sait ce qu’il en est, tous lacérés par le monde. Hind aussi, qui a dû se battre pour exister comme elle le voulait, contre sa famille, les autres, et elle-même. Qu’en sera-t-il pour Farah, qui découvre adolescente son entre-deux génétique ?
    On parle famille, celle du sang et celle du choix. Et on raconte des histoires, on cherche les mots, le sens, l’origine des blessures et du désir dans un flamboiement vivifiant.

    Avec un sens du rythme qui épouse à merveille le caractère des différents personnages, Emmanuelle Bayamack-Tam nous raconte d’une écriture happante absolument jouissive l’histoire multiple et complexe de chacun d’eux dans un cocon. Au plus près de leur intimité, de leurs coups les plus violents à leurs passions les plus brûlantes, les questionnements s’entremêlent et chacun·e se découvre à la lumière des autres, tentant de (re) construire les vies dans une société repliée sur elle-même et excluante dont iels espèrent, malgré tout, tirer du bon.

    Nous sommes dans ce cocon et partageons avec elleux leur nouvelle naissance, la seconde, la troisième, baptême poétique et amoureux, libérateur et angoissant, cette éclosion reste pour chacun·e l’orée d’un nouveau chemin, chaotique et cahoteux, forcément, mais pavé d’un désir fougueux de vivre et surtout d’exister le plus entièrement possible.

    Éditions P.O.L.
    504 pages

  • L’arbre de colère – Guillaume Aubin

    Dans la taïga nord-américaine, les Yeux-Rouges et les Longues-Tresses s’affrontent. Née d’une morte au milieu des fruits sacrés du qaa, Fille-Rousse est recueillie par les Yeux-Rouges, leur chamane reconnaissant en elle une enfant prophétique.
    Elle grandit en s’amusant avec les garçons, voyant d’un œil bien triste les tâches qui devraient lui revenir une fois devenue femme. Serait-elle une Peau-Mêlée, une personne à la fois homme et femme qui navigue entre les genres ? Si le chamane tend à le penser, tous les membres de la tribu ne partagent pas son avis.

    Les chiens n’aboient pas à moitié. Les chiens ne se trompent pas, ne prennent pas un orignal pour un ours. Encore moins un ours pour un Homme. On les entend dans la forêt à l’aube. A celui qui gueulera le plus fort. Ils vont et viennent, tracent des sentes nerveuses dans l’herbe. Tirent sur leurs cordes jusqu’à s’arracher le poil.
    Dans les canots, les pagaies prennent de la vitesse. Vingt-huit mains de bois se font plus fermes sur l’eau, et le calme de la rivière n’arrive plus à couvrir le bruit des rameurs et des corps qui chauffent. Entre les arbres, on aperçoit les premières tentes. Les embarcations accostent les unes après les autres. Les guerriers sautent dès qu’ils ont pied, font bouillonner la rive. Certains courent vers le camp, d’autres grimpent dans les arbres, peau contre écorce, l’arc enfilé autour du cou. Les chiens sont lâchés. Les premières flèches sifflent, d’un côté comme de l’autre. Les bêtes sont criblées avant d’avoir pu mordre. Le soleil éclaire à peine les cimes, et déjà on meurt. Les cris de guerre se mêlent aux cris d’horreur quand les Yeux-Rouges déferlent comme une nuée de mouches.

    Élevée parmi les Yeux-Rouges, Fille-Rousse pourrait être un tribut de guerre. Littéralement arrachée au ventre de sa mère moribonde, elle grandit aux côtés d’une mère adoptive sous le regard attentif du chef et du chamane. Tandis que les autres filles du village s’adonnent aux tâches quotidiennes du camp, Fille-Rousse, elle, s’épanouit dans les jeux des garçons. Elle veut plonger, nager, chasser, courir, vivre comme un homme. Elle serait une Peau-Mêlée, une personne pouvant passer d’un genre à l’autre, être une femme qui vit comme un homme. Elle grandit en s’affranchissant des obligations, elle ne suit que ce qu’elle ressent, fidèle à qui elle est. Et dans sa tribu, elle est un garçon. Elle veut devenir un homme.
    Mais dans la tribu, tout le monde ne voit pas cela d’un bon œil, et la jeune fille va devenir la bête noire de certains.

    Ce premier roman a l’acidité des baies de sumac, la douceur d’un tapis d’aiguille de pin sous les pieds, la rugosité de l’écorce séchée par le soleil. Bien que légitimé par les récits cosmogoniques de la tribu, beaucoup d’hommes voient d’un mauvais œil cette fille avoir des prétentions.
    Récit d’initiation, d’indépendance, de recherche de soi. Peau-Mêlée doit découvrir qui elle est, non seulement pour elle-même, mais aussi pour son histoire, symbole de la lutte fratricide entre les Longues-Tresses et les Yeux-Rouges et de l’arrivée des Barbes, de l’homme blanc qui veut prendre le territoire, baiser les femmes et dévorer le qaa, acheté à prix d’or à ceux qui lui amène.
    Pour notre héroïne, le combat sera celui de son émancipation, de sa liberté, et de celle de son peuple, qui sera celui de son choix, comme le sera sa vie.

    Un roman d’une poésie rugueuse et enveloppante, sensuel et puissant, qui amène son sujet avec équilibre, nous raconte les femmes, l’être-soi ainsi que la violence et surtout la liberté qui vont avec.

    Éditions la Contre-Allée
    343 pages

  • Les otages, contre-histoire d’un butin colonial – Taina Tervonen

    Taina Tervonen, journaliste, a grandi au Sénégal de parents finlandais et missionnaires. Scolarisée dans une école sénégalaise avec les enfants sénégalais, elle va apprendre l’histoire du pays par ce prisme. Elle découvrira, entre autres, l’histoire d’El Hadj Oumar Tall, grand combattant et fondateur de l’empire Toucouleur au XIXème siècle. En 1890, lors des guerres coloniales menées par la France, le colonel Archinard s’empare d’un trésor de guerre qui contient des bijoux, des papiers et un sabre, dit-on, ayant appartenu à Oumar Tall.
    Ce butin sera envoyé en France, tout comme le jeune Abdoulaye, le petit-fils d’Oumar Tall.

    Qu’est-il advenu du butin ? Quel a été le destin d’Abdoulaye ? C’est à ces questions que Taina Tervonen cherche des réponses. Elle se lance pour cela dans une grande enquête qui soulève de nombreuses questions, sur l’histoire des guerres coloniales, le traitement des otages et le symbole des prises de guerres.

    Le khalife Tierno Madani Tall m’adresse la question en pulaar. Il a la voix posée de ceux qui ont l’habitude de prêcher et d’être écoutés. Il me fait penser à mon père pasteur, à cette voix que j’appelais sa « voix de travail » qu’il prenait parfois en s’adressant à ses enfants quand il voulait souligner le sérieux d’une affaire.
    Assise sur le bord du grand canapé qui lui fait face, je regarde le dignitaire musulman, dans ce salon où il reçoit habituellement les fidèles. J’attends sagement, le dos bien droit, que sa question soit traduite en français par l’amie qui m’accompagne. Il m’a prévenue : « Pour ce premier rendez-vous, c’est le khalife qui posera les questions, pas toi. » Les bruits du quartier populaire de la Médina nous arrivent par la porte ouverte sur la cour où des fidèles finissent le repas, rassemblés autour de grandes bassines de riz. C’est le début de l’après-midi, la circulation reprend dans les rues bondées de Dakar, des moutons bêlent chez un voisin. L’interprète reprend :
    « Pourquoi vous intéressez-vous à cette histoire, vous qui êtes blanche et descendante des colons ? »

    L’enquête de Taina Tervonen va la porter non seulement sur la piste de l’histoire du pillage qui a amené à ce butin et cet enlèvement, mais aussi à regarder un peu différemment le rapport à l’histoire coloniale et tout ce qui l’entoure.
    Nos musées sont remplis d’objets rapportés pendant les guerres coloniales. Leur réserve encore plus. Ces objets, souvent récupérés dans des conditions peu claires, que représentent-ils pour nous ? À l’époque, une image de terres lointaines et de peuples sauvages, une vision exotique de contrées mystérieuses. Aujourd’hui on aime à les voir comme des moyens d’éducation et de découverte de cultures et de peuples disparus. Ce que l’on a tendance à oublier, c’est que leur disparition est un peu de notre fait, déjà. Et surtout, décorrélés de leur contexte et de leur histoire souvent mal connue de ceux qui les ont rapportés et inventoriés, ces objets, tenues, armes… en perdent leur sens.
    Alors que les demandes de restitution sont de plus en plus nombreuses et qu’Emmanuel Macron s’est engagé à y répondre (en 2017), la question du rapport au patrimoine est passionnante, avec ce qu’elle montre de notre rapport à l’histoire, aux objets, à leur symbole et leur force, mais aussi aux autres et la place qu’on leur laisse, ou ici qu’on leur prend, dans la liberté de vivre avec leur passé. Mais ce n’est là que l’une des nombreuses questions passionnantes soulevées par Taina Tervonen dans son livre.

    Dès l’incipit, comme tu peux le voir plus haut, lectrice, lecteur, ma lumière, on se pose la question du rapport à l’histoire coloniale. En tout cas, les Sénégalais se la posent, ne comprenant pas pourquoi une blanche s’interroge sur ces événements. N’est-il pas là le problème ? En lisant ce livre, je me suis rendue compte que je ne connaissais finalement rien de l’histoire coloniale. Aucun détail, peu de personnes, c’est une page plutôt floue. Mais ce n’est pas en l’ignorant, en la survolant que chacun·e pourra se l’approprier, avec ce qu’elle a de révulsant, pour ensuite avancer avec et en faire quelque chose de différent pour l’avenir. Pourquoi une blanche, les blanc·che·s descendants des colons, ne pourraient-iels pas (devraient-iels pas) s’intéresser au pillage d’un colonel havrais à Ségou, à l’enlèvement d’un enfant envoyé ensuite en France et à son destin ? Ce qui s’est passé sur le continent africain et ailleurs dans le monde est tout autant notre histoire que la leur, et nous permet de mieux comprendre comment tout cela s’est produit, quels étaient les mécanismes en jeu dans les conquêtes, la gestion sur place, et les ressorts du racisme.

    Avec cette enquête racontée comme un roman, Taina Tervonen ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur notre rapport à l’histoire coloniale, aux objets, aux gens et à nous-mêmes. Récit passionnant et révoltant, c’est une étape indispensable pour quiconque souhaite mettre en perspective et avancer dans l’analyse de la construction de l’idée d’état et de nation française, dont la gloire a été pendant longtemps (et est toujours, si l’on écoute) d’avoir envahi, dominé, massacré, étouffé et rabaissé d’autres peuples et d’autres pays. Il est temps de s’y confronter.

    Tu peux retrouver le travail de Taina Tervonen entre autres pour le média Les Jours

    Éditions Marchialy
    238 pages

  • Fantaisies guérillères – Guillaume Lebrun

    Nous sommes en l’an de grâce quatorze cents et des brouettes, et la guerre de Cent ans bat son plein. Le royaume de France ne ressemble pas à grand-chose, Charles VI le Fol vrille toujours plus du ciboulot, et entre deux intrigues de cour, on s’emmerde un brin. Yolande d’Aragon, en tout cas, tourne un peu en rond. L’épouse de Louis d’Anjou, homme pieu s’il en est, n’en peut plus de cette guerre interminable et des querelles entre Armagnacs et Bourguignons. Après avoir casé sa fille Marie avec Charles le Dauphin, elle décide de prendre en main la prophétie qui évoque l’arrivée d’une jeune vierge amenant au couronnement dudit Charles futur VII, parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
    Notre chère Yolande se fait donc éducatrice de quinze pucelles, rebaptisées Jehanne 1, 2, 3… 15, pour enfin faire advenir la prophétie.

    Laisse-moi me présenter comme il se doit :
    my name is Yolande,
    and I am from Aragon,
    née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cents quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bataille. Contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingts-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’épées.

    Nous voilà donc avec une duchesse pas piquée des hannetons, quinze Jehanne en gestation et des conflits et intrigues en veux-tu en voilà. Et si tu savais, lectrice, lecteur, ma dulcinée, ce qui t’attend, tu n’en croirais pas tes mirettes. Alors accroche-toi à tes chausses et reprends du café.
    Je ne veux pas t’en dire trop sur l’intrigue générale de ce roman décoiffant (#cliché1) parce que je ne suis pas comme ça, je veux que tu vives toi aussi cette incapacité à poser ce livre devant la folie de cette histoire. Pas de raison que je sois la seule avec des cernes, bordel.

    C’est un sacré tableau que nous dresse l’auteur, de ce début de XIVème siècle que l’on voit souvent très austère et morne (et masculin, hein). Yolande d’Aragon se joue des conventions pour mener à bien ses plans, Jehanne future d’Arc se pâme devant les poitrines corsetées (ou pas, d’ailleurs), des soldats tombent en amour entre eux et les hommes de pouvoir n’ont guère dans le cerveau que de la confiture, probablement empoisonnée, d’ailleurs, par notre chère Yolande.

    Guillaume Lebrun nous embarque donc dans une relecture complètement barrée (#cliché2) de l’histoire de Jeanne d’Arc, personnage figé et complexe s’il en est, d’une manière absolument formidable. Tu le constates toi-même avec cet incipit, il commence par nous proposer une langue fort peu commune, mélangeant anglicisme, ancien français et argot contemporain. Aussi originale que musicale, cette langue tisse le rythme du récit et nous entraîne dans la sarabande endiablée de l’épopée jehannesque de Yolande et sa troupe de prophétesses en devenir. Pas radin sur les clins d’œil, il parsème le tout de références culturelles improbables, et réussit le tour de force de ne pas nous perdre ni nous lasser et d’intégrer parfaitement le tout à la trame globale de son histoire.

    Roman foutraque (#cliché3), féministe, queer, amoureux des genres et profondément historique, Fantaisies guérillères donne à notre Jeanne nationale un visage autre que borgne et rend à Yolande d’Aragon sa place dans l’histoire de France. Alors ne boude pas ton plaisir, lectrice, lecteur, ma très chère, et plonge dans la guerre de Cent ans la bave aux lèvres, la poitrine nue et la lame acérée !

    Christian Bourgois
    320 pages

  • Jungle – Miguel Bonnefoy

    Un beau jour, on propose à Miguel Bonnefoy d’accompagner une expédition au fin fond de la jungle vénézuélienne. 14 jours de marche à travers la forêt tropicale, à gravir puis traverser l’Auyantepuy, l’un des hauts plateaux de la région de Gran Sabana, à l’Est du Venezuela, jusqu’à parvenir au Kerepakupai Venà, une cascade qui déferle le long des pentes abruptes du tepuy pour s’évaporer à grands bruits dans la jungle et a pour particularité d’être le plus haut saut du monde, avec une chute d’un trait de plus de 800 m. Une grande aventure rassemblant 14 hommes, à laquelle il doit apporter ce qu’il sait faire de mieux : un récit.

    Ciudad Guyana est une grande ville composée de deux petites villes, Puerto Ordaz et San Felix. Elles se dressent à la confluence des fleuves Orinoco et Caroni qui mêlent dans un même parfum l’odeur de la jungle avec celle de la savane. À l’embouchure, les eaux se joignent, sans se confondre. Une ligne naturelle à la surface les divise, donnant à l’Orinoco le teint brun des façades de Puerto Ordaz, et au Caroni le gris-noir des fontaines de San Felix. Ainsi, dans les veines de ces deux fleuves coule, sans relâche, le sang de ces deux villes.

    Miguel Bonnefoy se retrouve donc lancé dans la jungle comme un galet sur la surface d’une eau trouble, et chaque étape de plus vers le saut final le confronte à la dureté de la forêt, la rudesse des conditions de vie, la rugosité d’un pays, la naïveté de l’émerveillement, et le puits sans fond de l’apprentissage.
    Accompagnée de guides pemon, l’expédition gravira le tepuy, traversera les hauts-plateaux et redescendra, en rappel, le Kerepakupai Venà. Et notre auteur-aventurier s’en sortira indemne, n’ait pas d’inquiétude à ce sujet, lectrice, lecteur, mon étoile, car finalement ce n’est pas tant ça, le sujet de ce récit. Lors de cette randonnée au long cours, Miguel Bonnefoy se retrouve confronté à ses propres limites, peurs et appréhensions, mais il fait également l’expérience d’une immersion complète dans une nature tellement vivante qu’elle en devient inquiétante et qui prend sens et visage sous les mots et les histoires que lui confient les Pemon. Miguel Bonnefoy y cherche aussi une part de lui-même. Franco-vénézuélien, il sent dans les odeurs, les vibrations de cette montagne, quelque chose qui lui parle et lui échappe à la fois.

    Jungle est le récit initiatique d’un jeune homme qui découvre une partie de son pays par son rapport à la nature et la nature par les yeux et connaissances de ceux qui y vivent encore. Il constate également la violence de la colonisation et de la libéralisation qui ont forcé les populations autochtones à se transformer et s’adapter pour survivre, et la manière dont celles-ci parviennent à conserver leur langue et leur rapport au monde. Sans fausse naïveté et avec du recul sur lui-même, son imaginaire et ses biais socio-culturels, Miguel Bonnefoy se laisse porter par cette expérience importante et nous la raconte avec beaucoup de sensibilité et d’émotion.

    Un très joli voyage délicat et poétique, avec ce saut de l’ange final, chute dans le vide dans une gerbe tranchante d’eau, d’air et de roches, peut-être la métaphore d’une vie, celle d’un homme, celles de peuples, celle d’un pays.

    Éditions Rivages
    126 pages

  • Les désirs flous – Dola de Jong

    Alors qu’elle rend visite à une camarade de convalescence, Béa rencontre Érica, jeune journaliste au caractère fougueux et versatile. Les deux jeunes femmes s’entendent et emménagent ensemble dans un petit appartement. Nous sommes à Amsterdam, à l’été 38. Béa, sage employée de bureau, vit sa vie tranquillement, attendant peut-être un homme bon qu’elle épousera, tandis qu’Erica se montre aussi explosive que mystérieuse. Très vite, l’amitié entre les deux femmes se noue de tensions et de non-dits, tandis qu’autour d’elles la guerre tend ses premiers filets en Europe, et aux Pays-Bas.

    J’ai rencontré Érica en 1938 chez une amie commune, une vague connaissance à vrai dire, à qui je consacrais peu de temps. Les six semaines passées côte à côte dans une salle d’hôpital ne m’avaient pas incitée à approfondir nos relations, pour la simple raison que, pendant un mois et demi, elle m’avait fatiguée avec ses bavardages. Wies appartenait à ce genre de femmes qui, dès qu’elles se trouvent en présence d’une personne du même sexe, déploient les filets de la complicité et la seule façon d’en réchapper – la fuite à l’anglaise- était impossible dans ma situation. Elle possédait la carapace propre à son espèce, et mon manque d’enthousiasme, ma feinte somnolence ne faisaient que l’encourager à toujours plus de confidences. Après sa guérison, qui eut lieu deux semaines avant la mienne, elle me rendit souvent visite, chaque fois les bras chargés de fleurs et de friandises.

    Béa est une jeune femme bien sous tout rapport, moderne, discrète. Lorsqu’elle rencontre Érica, elle ne se doute pas un seul instant que la jeune femme va venir chambouler non seulement son quotidien, mais aussi ses désirs et sa vie. Passionnée et débordante, Érica brûle la chandelle par les deux bouts. Fâchée avec ses parents, notamment sa mère qu’elle méprise cordialement, elle passe d’un enthousiasme communicatif à une froideur mortelle en un instant. Fascinée par sa nouvelle amie, Béa se retrouve absorbée par ce tourbillon incessant et tente de comprendre les sensations et les désirs qui en jaillissent. Jalousie, possession, rejet et passion, c’est un arc-en-ciel d’émotions qui déferle sur Béa. Elle se retrouve en lutte constante face au comportement quelque peu abrupt voire abusif d’Erica, qui avance, bulldozer enflammé, sans sembler se soucier des étincelles qu’elle sème derrière elle.

    Narré par Béa, le récit nous emmène non seulement dans le questionnement de ses émois, mais aussi dans les mailles serrées de la société néerlandaise, entre un conservatisme qui se fissure et un nazisme qui s’instille. Leur histoire se tresse des bouleversements qui secouent l’Europe, avant de la renverser et de les renverser sur leur passage.

    Dans un style très calme et posé, presque analytique, Les désirs flous raconte avec pudeur et précision les tourments d’une jeune femme et d’une époque, prises dans quelque chose qui les dépasse et qui ne peut être nommé dans l’instant. Un très joli texte plein de profondeur.

    Traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Mireille Cohendy
    Éditions du Typhon
    166 pages

  • Le chien noir – Lucie Baratte

    Il était une fois une jeune fille de 16 ans, la princesse Eugénie, fille du roi d’un puissant royaume. Son père, le terrible roi Cruel, était un homme tyrannique et violent. Un beau jour, il décide de la marier au mystérieux roi Barbiche, seigneur d’une contrée lointaine. La jeune Eugénie part avec son nouvel époux, un homme aussi flamboyant que sombre, à la barbe noire bestiale et fournie et aux yeux de feu. En chemin, au cours d’un terrible orage qui fait trembler la forêt, elle sauve un jeune chien noir, qui deviendra son compagnon dans sa vie de malheur et de solitude.

    Il était une fois, une fois plus vieille, une fois plus sombre, dans un pays forcément très loin d’ici, un roi si cruel qu’on le croyait descendant d’un ogre. Il avait épousé une femme belle et froide comme la nuit qui lui avait donné une fille belle et gaie comme le jour. Puis la reine mourut, succombant paraît-il aux méchancetés de son mari.
    Bien des années après ce drame, la petite princesse était devenue jeune fille. L’éclat de sa beauté troublait tous ceux qui s’attardaient à la contempler. De longs cheveux d’un noir intense, lisses, lourds et épais, entouraient un visage ovale aux lignes pures. Ses yeux, comme ceux des grandes héroïnes, vous contaient le monde dans ses reflets vert et or. Un sourire, et le rose de ses joues attirait votre attention sur l’exquise douceur promise par la finesse de sa peau. Et c’est dans ce même instant que vous baissiez le regard, gêné par votre curiosité à la vue de la grande tache ténébreuse qui coulait, régulière, le long de son visage, de l’œil gauche au bas de la joue.

    Nous les connaissons toutes et tous, ces contes, ces histoires racontées encore et encore, dans leur version Andersen/Perrault/Grimm/Disney. Leurs rebonds, leurs ressorts n’ont plus de secrets pour nous, ce qui fait de l’exercice de leur réécriture quelque chose d’aussi amusant que risqué.
    Lucie Baratte reprend ici en grande partie Barbe-Bleue, mais aussi un peu de La Belle et la Bête. Allons à l’essentiel, j’ai été presque tout à fait convaincue, si ce n’est la fin, qui m’a laissé sur la mienne. Je ne te dévoilerai rien ici, lectrice, lecteur, mon doux rêve, mais j’ai espéré jusqu’au bout un dénouement qui n’irait pas dans ce sens-là, justement, pour la tendre Eugénie. Une issue libérée de tout homme et elle-même seule héroïne de sa propre liberté. C’est un parti-pris, faisons donc avec.
    Une fois cela dit, il serait à mon avis dommage de se priver de cette lecture, car le texte est absolument superbe. Lucie Baratte connaît ses contes sur le bout des doigts et reprend avec souplesse et délectation leurs rythmes, leurs tics et leurs archétypes. On trouvera d’autres références, toutes amenées avec malice et intelligence : qui la reconnaît s’en amusera, et qui non ne s’en trouvera pas lésé. Les quelques anachronismes glissés ça et là le sont également avec beaucoup de justesse et sans trop en faire, la beauté du geste servant tout autant le sens du récit et ajoute même un nouveau niveau à cette réinterprétation.
    Tout cela nous est conté avec une langue d’une noirceur poétique incroyable. Les mots et les phrases se murmurent à nos oreilles, confidences sombres et envoûtantes d’histoires oubliées à force d’être répétées et qui se réveillent à l’appel de la formule incantatoire bien connue Il était une fois.

    Une belle réécriture qui déroule toute la palette des noirs, de la nuit au charbon en passant par la Chine et le corbeau, un conte de fée gothique et moderne raconté dans le souffle d’une mélopée fascinante.

    Éditions du Typhon
    185 pages