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  • Les brises de décembre – Marvel Moreno

    Nous sommes à Barranquilla, dans les années 50 puis les suivantes. On croisera Lina, Dora, Catalina, Beatriz et leur famille, représentantes de la bourgeoisie colombienne, qui descendantes de colonisateurs espagnols, d’immigrés italiens, les blancs, les métisses, les branches paysannes… De leur jeunesse, celles de leurs aïeux, à leur mort ou presque, on plongera dans les strates les plus malsaines et les plus violentes de la bonne société barranquillera.

    « Je suis le Seigneur, ton Dieu, le puissant, le jaloux, qui punit la méchanceté des parents chez leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
    Car la Bible, qui, aux yeux de sa grand-mère, renfermait tous les préjugés capables de rendre l’homme honteux de ses origines, et non seulement de ses origines, mais aussi des pulsions et désirs inhérents à sa nature, transformant le bref instant de la vie en un enfer de culpabilité et de remords, de frustration et d’agressivité, la Bible, donc, contenait également toute la sagesse d’un monde qu’elle avait aidé à créer depuis l’époque où elle fut écrite, et il fallait la lire soigneusement et méditer sur ses affirmations, pur aussi arbitraires qu’elles parussent afin de comprendre parfaitement le pourquoi et le comment de sa propre misère et de celle d’autrui. Ainsi, lorsque quelque événement venait troubler la surface confuse, bien qu’à première vue sereine, des existences identiques qui, depuis plus de cent cinquante années, avaient constitué l’élite de la ville, sa grand-mère, assise dans une fauteuil en osier, au milieu de la cacophonie des grillons et de l’air dense, écrasant, de deux heures de l’après-midi, lui rappelait la malédiction biblique, en lui expliquant que les faits, ou plutôt leur origine, remontaient à un siècle, ou plusieurs, et qu’elle-même, sa grand-mère, s’y était attendue depuis l’âge de raison, depuis qu’elle était capable d’établir des liens de cause à effet.

    Ces vies nous les découvrons par le regard de Lina, qui raconte ses aventures et celles de ses amies, au fil des années, à trois femmes : sa grand-mère Jimena et ses grands-tantes, Eloisa et Irene. Toutes les trois connues et respectées, craintes, avec leur aura de mystère voire de scandale. Comme le dit dès le début la grand-mère, les événements qui viennent heurter la vie de sa petite-fille et ses amies n’arrivent pas de nulle part. À chaque nouveau scandale, nouvelle question, nouveau mariage, les trois anciennes, telles les Parques de Barranquilla, déroulent le fil des années antérieures, des vies précédentes, remontant à l’origine des familles et des folies qui s’égrainent à chaque génération. Les violences conjugales, les jalousies, les revanches, les vengeances… Chaque jeune fille récupère dans son corps et son foyer son histoire et celle du mari et avance avec les armes qui viennent avec. Immobilisme, folie ou libération.
    Marvel Moreno est une figure importante des lettres colombiennes, qui a passé une grande partie de sa vie en France, où elle est morte en 1995. Longtemps oubliée en Colombie et dans les autres pays hispanophones, elle commence à revenir sur le devant de la scène. Issue elle-même de la haute société de Barranquilla, elle fréquente pendant un temps les cercles littéraires au même moment que Gabriel Gárcia Marquez. Dans Les brises de décembre, elle nous emmène dans ce milieu qu’elle connaît si bien pour en montrer la violence sourde, le lourd silence et la manière dont le patriarcat pose des chaînes de fer sur les femmes et les filles.
    En trois partie, on creuse donc la vie de trois amies de Lina, sous le regard et l’analyse pointue, parfois silencieuse, mais toujours très lucide et intelligente, de l’une de ses aïeules : Jimena, Eloisa, Irene. Elles connaissent l’historique de chacune de ses jeunes femmes, elles qui ont fréquenté en leur temps leur mère, grand-mère, père ou oncle. Chaque partie est également introduite par une citation biblique et son commentaire par l’aïeule avec qui Lina échange. L’héritage, la rébellion, la différence sont les tremplins pour découdre les violences de toutes sortes qui émaillent leur vie. Il n’est pas de manichéisme ici non plus : si les femmes sont les victimes d’un système de domination tant sociale que patriarcal, inférieures en tant que femmes mais pourtant précieuses en même temps, garantes de l’honneur et de la vertu de la famille et du couple, les hommes ne sont pas violents par nature, chacun-e est l’héritier-e de son histoire, qui vient peser et posséder selon les marges de liberté autorisées. L’une peut s’en arroger plus, attraper un coin de liberté et s’en emparer, en conscience du déclassement qui ira avec et qui pèsera tant sur elle que sur ses enfants. L’histoire dira si les enfants en garderont la liberté ou l’opprobre.

    C’est un roman extrêmement fort, complexe et engagée, qui exige de toi toute ton attention, l’autrice aimant les digressions et circonvolutions pour agréger à la trame quelques détails, anecdotes et saillies piquantes sur les situations, mais jamais pour rien. On y trouvera aussi une critique de la religion qui réchauffe le cœur et de sublimes parties poétiques et un peu mystiques, un jeu de miroirs, de recherches porté par les brises chaudes de décembre.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Eduardo Jiménez
    Éditions Pavillons poche – Robert Laffont
    483 pages

  • Contes – Leonora Carrington

    De mystérieuses demeures isolées dans une forêt étrange et menaçante ; des chevaux qui parlent et convient une jeune femme à une fête ; une nature qui s’insinue dans les êtres ; des corps qui changent, mutent, se transforment ; des rêves éveillés ou des vies endormies… Bienvenue dans l’œuvre de Leonora Carrington !

    Un jour, vers midi et demi, alors que je me promenais dans un certain quartier, je rencontre un cheval qui m’arrête. -Venez, dit-il, j’ai des choses à vous montrer en particulier. Il désignait de la tête une rue étroite et sombre. -Je n’ai pas le temps, lui répondis-je, tout en le suivant malgré moi. Nous arrivons à une porte à laquelle il frappe de son pied gauche. La porte s’ouvre. Nous entrons. Je me dis que je vais être en retard pour le déjeuner. Il y avait là certains êtres en vêtements ecclésiastiques. -Montez donc l’escalier, me disent-ils, vous verrez notre joli parquet. Il est tout de turquoise et les lattes en sont assemblées avec de l’or. Étonnée de cette hospitalité, j’incline la tête et fais signe au cheval de me montrer ce trésor. L’escalier avait des marches monumentales, mais nous montons sans difficulté, le cheval et moi. -Vous savez, ce n’est pas si beau que ça, me dit-il à voix basse, mais il faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? L’on vit tout à coup le parquet qui garnissait le bas d’une grande pièce vide. Ce parquet était d’un bleu éclatant, et les lattes en étaient assemblées avec de l’or. Je le contemple poliment ; le cheval, d’un air pensif : -Eh bien ! Voyez-vous, ce métier m’ennuie, je ne le fais que pour l’argent. En réalité, je n’appartiens pas à ce milieu-là. Je vous montrerai cela, le prochain jour de fête ! Je me dis qu’en effet, ce cheval n’est pas un cheval ordinaire et qu’il est facile de le remarquer.

    La maison de la peur

    Leonora Carrington est pour le moins une artiste à découvrir et redécouvrir. j’ai pour ma part fait sa connaissance grâce à mon vrai travail, et ça me rend très heureuse de l’avoir dans ma vie désormais, avec ses compagnes Remedios Varo ou Leonor Fini. Née en Angleterre d’une famille de riches industriels, elle vit en France, où elle rencontrera Max Ernst, puis par en Espagne et enfin au Mexique, où elle vivra le reste de sa vie. Écrivaine, peintre, sculptrice, Leonora Carrington a exploré tous les arts qui la transcendait et est l’une des figures majeures du surréalisme. Je ne peux que t’enjoindre à regarder un peu son travail pictural (et celui de ses contemporaines), qui me semble peu connu de par chez nous. Pour finir la présentation et le jeu du Who’s who, elle est devenue copine avec Frida Kahlo, une fois au Mexique.

    Elle a donc peint, mais aussi écrit, pas mal, des nouvelles, des récits, du théâtre. Ici je vais te présenter un recueil de ses contes, écrits entre 1937 et 1975, en trois langues : anglais, français puis espagnol, au fil de ses déplacements et de ses créations.
    L’œuvre de fiction de Leonora Carrington s’inscrit elle aussi dans un univers surréaliste largement inspiré de sa vie et de ses origines. On y trouve des jeunes filles dans des châteaux, des forêts épaisses, des chevaux qui parlent, des hommes inquiétants. Tout est assez inquiétant, d’ailleurs, dans ces contes-là. Inquiétant et drôle, car souvent l’étrange et le terrifiant vont de paire avec une dérision et une légèreté qui prennent le contrepied de nos premières impressions et nous enserrent un peu plus dans une perte de repère et d’équilibre. Les personnages principales de ses histoires croisent à l’improviste des animaux qui leur font des propositions étonnantes, des événements impromptus organisés par des personnes mystérieuses. Chacune est poussée autant par la curiosité que par la peur et les sensations lors des péripéties qui traversent les nouvelles sont vécues comme dans un mauvais rêve. Les corps sont menteurs et illusoires, les paroles menteuses, dissimulatrices ou joueuses. On y vit en transe et on meurt sans étonnement.

    Dans une atmosphère à la fois fantasmatique et cauchemardesque, c’est un vrai chamboulement que de passer de nouvelle en nouvelle, une perte de repère addictive et un plaisir sans fin de pouvoir enfin découvrir l’univers ensorcelant de Leonora Carrington.

    Traduit de l’anglais (Angleterre) par Catherine Chénieux-Gendron et de l’espagnol par Karla Segura Pantoja – Préface de Marc Kober – Postface de Catherine Chénieux-Gendron
    Éditions Fage
    208 pages

  • La mauvaise habitude – Alana S. Portero

    Nous sommes à Madrid, dans les années 1980, d’abord. Notre petite protagoniste vit avec sa famille dans le quartier ouvrier de San Blas. Alors que la démocratie revient en Espagne, que la Movida s’empare de la capitale, San Blas voit errer dans ses rues une jeunesse égarée dans l’héroïne et le chômage. Les immeubles décrépis abritent tant des voisin-es soudé-es et solidaires que des hommes violents, des déjà nostalgiques de Franco et des marginaux. La famille de notre narratrice semble des plus classiques, modeste, honnête, sans histoire. Mais dans sa tête et son corps, c’est un tourment sans fin. Car si elle n’aime rien tant que danser sur Madonna, se maquiller et s’imaginer dans des robes extravagantes, pour tout le monde, elle, c’est Alejandro, le deuxième fils de la famille. Et les deux identités sont de plus en plus difficile à porter au fil des années.

    J’ai vu chuter tels des anges en phase terminale une génération entière de garçons. Des adolescents à la peau grise auxquels il manquait des dents et qui sentaient l’ammoniaque et l’urine. Leurs silhouettes de Christs morts de Mantegna flanquaient la calle Amposta, la sortie du métro San Blas et les pelouses du parc El Paraiso. Criblés d’aiguilles tel saint Sébastien. Assis ou couchés n’importe comment. Bougeant à peine, lents et syncopés comme des poupées cassées. Affichant le grand sourire des crucifiés. Sans défense, flottant déjà hors de toute atteinte. Je les ai vu se propager, s’engourdir jusqu’à la quiétude finale, puis se décomposer dans la fange de notre quartier au nom de saint et pourtant abandonné de Dieu.
    La première fois que je suis tombée amoureuse, ce fut de l’un de ces anges. Il s’était jeté par la fenêtre de l’appartement de ses parents qui se trouvait juste au-dessus de notre rez-de-chaussée de trente-cinq mètres carrés, une seringue plantée dans le pied. Mon voisin Efrén avait été retrouvé mort dans la rue, à moitié nu, devant ma porte. Je n’avais pas encore six ans, je portais un patch sur l’œil et je bégayais.

    Celle que nous appellerons A sait, dès toute petite, que son corps n’est pas le bon, qu’elle n’est pas ce fils, ce petit garçon que tous les autres voient. Entourée d’hommes un peu brusques, quand ils sont gentils, voire brutaux ou carrément violents, violeurs, racistes et misogynes, elle ne parvient pas non plus à se raccrocher à quoi que ce soit dans cette identité masculine qui s’étale devant elle. Au fil des années et des rues surgiront dans sa vie des personnes qui lui permettront de se construire, se connaître, s’affirmer ou se recroqueviller tandis que Madrid se transforme elle aussi.
    Le premier amour partagé et les premières confessions qui viennent donner corps à son identité profonde ; la voisine un peu sorcière et exclue ; l’ogre d’à côté ; l’homme viscéralement dangereux. Il y a aussi le tenancier du bar gay et son mur de disparus ; les prostituées travesties brisées, humiliées mais battantes et fières. Et puis Margarita.

    C’est ma préférée, Margarita. Celle qui m’a fait pleurer à chaque fois, celle qui a fait sortir toute l’émotion qui affleure depuis le début de ce livre et qui d’un coup jaillit dans une humanité et une émotion pudique, et pourtant si puissante. Alana S. Portero sait raconter et décrire ses personnages, faire miroiter leurs complexes, leur complexité et leurs facettes. Beaux, laids, touchants, révoltants, remuants… on ressent chacun dans sa chair, la leur et la nôtre, et celle d’A, marquée au fer rouge par chacune de ces rencontres, qui l’amèneront à trouver la femme qui dansait en son sein depuis son enfance.

    C’est aussi le portrait d’une ville et d’une époque, de l’Espagne post-franquisme, de Madrid après la Movida. Le SIDA est passé par là, la drogue fait des ravages, les oubliés d’avant sont toujours mis de côté. Travail, famille, football, le troisième pilier étant le plus sûr de la sainte trinité. Et au milieu, La Perruque, Margarita, Jay, Eugenia et les filles… Étincelles, comètes ou roc, toutes et tous viennent illuminer la ville de leur rage d’être, de leur lutte et leurs espoirs et sèment chez A autant de graines et d’exemples, d’expériences pour résister et exister.

    Un très beau roman et une magnifique série de portraits et de vies, sensible et rude dans les fantasmagoriques rues madrilènes.

    Traduit de l’espagnol (Espagne) par Margot Nguyen Béraud
    Flammarion
    262 pages

  • Un amour hors du temps – Carmen Yañez

    Carmen a quinze ans lorsqu’elle rencontre pour la première fois Luis, alias Lucho, un ami de son grand frère. Elle se sait déjà poétesse et lui était intrigué. Ce sera l’amour, le vrai. Un amour pas complètement accepté par sa famille à elle, qui voit d’un mauvais œil ce garçon avec des ascendances indigènes, un peu bohème et déjà militant. Peu leur importe. Ils forceront le destin, se marieront, auront un enfant. Mais un 11 septembre, c’est le destin du Chili qui sera forcé par les armes. Ce sera la résistance, la lutte, l’emprisonnement, la torture et l’exil. Cette vie incroyable, dont ce résumé n’est que le début, n’est pas un roman. C’est celle de Carmen Yáñez et Luis Sepúlveda.

    L’an 2020, la pandémie arriva en Espagne et toucha notre maison en l’endeuillant à jamais, emportant mon Lucho, mon point de référence dans le monde, mon complice, mon amour, mon compagnon.
    J’écris pour avoir et conserver la mémoire, parce que sans elle il n’est pas de futur, j’écris pour ne pas oublier que la terreur de l’enfer est ici, coexiste avec nous, est un éternel combat fratricide entre le bien et le mal, et nos seules armes sont cette feuille blanche qui espère recueillir et transmettre des histoires fantastiques capables de nous faire connaître d’autres réalités, d’autres rêves plus ou moins semblables aux nôtres, et une plume qui puisse rétablir la justice et l’équité ; et parce que les histoires ne suffisent pas à raconter la pulsation, l’intimité, les clairs-obscurs des événements confrontés aux petites choses dont se nourrit la vie, au quotidien du temps et de l’espace.

    Je ne te présente pas Luis Sepúlveda, tu dois le connaître au moins de nom, et tu as peut-être même étudié Le vieux qui lisait des romans d’amour au collège. Moi, je l’ai connu comme ça, et figure-toi qu’il est toujours étudié, ce roman, et ça me fait chaud au cœur. Si le romancier chilien est extrêmement connu et populaire, on connaît moins Carmen Yáñez, la poétesse chilienne qui a été deux fois sa femme. Une première fois lorsque l’espoir au Chili portait le nom de Allende. Les deux amoureux, convaincus par le programme et la vision du candidat puis président chilien, ont voulu voir dans sa présidence les racines d’une nouvelle société. Mais le 11 septembre 73, sous le bruit des bottes et le rugissement des avions, le rêve s’effondre. Quelques années plus tard, c’est leur couple qui s’éloigne, la clandestinité et la résistance ne laissant pas de place pour autre chose. Entre les moments tendres et intimes, les oppositions familiales et les voyages, elle raconte l’histoire d’une jeunesse qui s’est vue brisée en plein élan. Elle raconte les coups rageurs des militaires contre les portes à l’aube, les arrestations, les disparus qui s’égrainent sur un mauvais air. Elle raconte la Villa Grimaldi et la torture. Puis l’exil.
    Vingt ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, à coup de téléphone et de courrier, les liens se retissent entre les deux anciens amoureux, et c’est le début d’une nouvelle histoire. Chacun a fondé une famille, en Suède ou en Allemagne, et pour leur seconde vie, celle qui mettra un terme à l’exil, qui créera un nouveau foyer de joie, de chaleur et de littérature, ils choisissent les Asturies, Gijón, la langue.

    Un amour hors du temps, hors des frontières, loin d’un pays qui n’existe plus et dans un monde qui oscille, qui vacille entre révoltes sociales et politiques réactionnaires. Alors que le Chili ne sait plus sur quel pied danser, que dans de nombreux pays les crimes des dictatures militaires sont remis en question voire justifiés, le récit de Carmen Yáñez est un témoignage indispensable sur ce que font les dictatures, de la fragilité des peuples et de la puissance de la littérature. Luis Sepúlveda Calfucura a porté dans son œuvre cette lutte et les valeurs qui l’ont enflammé, qui l’ont fait emprisonné, torturé et poussé à l’exil. Un amour hors du temps est un hommage émouvant à cet écrivain majeur de la littérature mondiale, à un amour qui a pu transcender les obstacles et le portrait d’une femme touchante, puissante, qui a pris le risque de tout perdre, d’une poétesse qui continue de porter dans son œuvre son histoire et de transmettre celle de Luis Sepúlveda. Un morceau de vie et d’histoire qui rappelle combien l’intime, l’art et la politique s’entrechoquent, et qu’il faut lire, lire et lire.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Albert Bensoussan
    Éditions Métailié
    168 pages

  • Mississippi – Sophie G. Lucas

    Impatient Lansard veut se marier. Après avoir évacué les fourmis dans ses jambes et la colère de son cœur ailleurs (en partie du moins), il est revenu à Ormoy, en Haute-Saône, et il est tombé amoureux de Françoise. Mais voilà, Impatient n’existe pas. Pas administrativement en tout cas. Cette omission, cet oubli, cet effacement involontaire sera-t-il aux prémices d’un sort familial ?

    À quoi ça ressemble un homme du XIXème siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s’arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements raidis par l’épaisseur des tissus et de la crasse. Et celui-là, debout, chapeau à la main, colère rentrée ? Non, pas de colère, pas encore. D’abord de l’incompréhension. Du désarroi.
    Impatient (c’est son prénom) est désarmé sur le moment. Impatient a le corps debout, mais immobile dans la moitié du paysage (Parce qu’à cet instant, une partie de son corps est dans la pièce et l’autre sur le pas de la porte, dehors. Quelque chose comme ça qui se dessine dans le paysage, un homme à demi, où que l’on se place, dehors ou dedans, et comment s’étonner dès lors que la ville porte le nom d’Ormoy).
    Impatient en a le souffle coupé. Du proche paysage, il ne voit plus rien. Juste un flot de lumière. Pied dehors, pied dedans, le contre-jour, mais qu’importe cette sorte d’aveuglement, il ne voit pas clair de sa vie qui lui échappe, là, en une fraction de seconde, devant l’homme derrière le bureau de la Maison commune, Julien Henriot. Et Julien Henriot a dit Je ne te vois pas et Impatient était bel et bien là, mais Julien a dit Non. Non Impatient tu n’existes pas (c’est ce qu’entend alors Impatient, Tu n’existes pas). Je ne te vois pas (c’est ce que prononce exactement Julien Henriot, ce sont ses mots).

    Nous sommes en 1839 lorsque ces mots seront prononcés, lorsque Impatient découvrira que malgré tout ce qu’il croyait, il n’existe pas. Il regagnera sa place à l’état civil, mais est-ce qu’être effacé du monde, même pour pas longtemps, n’a pas des conséquences ? Impatient, impétueux, a quitté sa région, son pays pour des guerres et des voyages, et en revient avec dans sa tête les bras du delta du Mississippi, ce fleuve qui l’a tant impressionné. Et alors qu’il pense pouvoir trouver sa place, s’enraciner, chaque pas semble vouloir l’enfoncer dans un marécage, le diminuer, le faire disparaître à nouveau. Cette frustration, ce besoin d’échappatoire se transmettra à chaque branche suivante de sa descendance. Poursuivie par un fleuve fantôme, habitée de ressentiment et de colère, la suite familiale d’Impatient semble porter en elle la colère originelle alimentée par le refus d’existence et la lutte d’exister qui ont enflammé Impatient à Ormoy et qui coule dans l’arbre généalogique, guidé par le courant de ce Mississippi hypnotique et fantasmé à chaque génération, devenant l’autel des espoirs des femmes délaissées, des enfants bâtards, des hommes laminés.

    Scandé, crié, bravé, murmuré ou dansé, descendant le cours du temps et remontant le delta mississippien, ce roman, sous-titré La geste des ordinaires, nous conte des vies qui auraient pu être tout autre, mais que les aléas de la vie ont entraîné vers des bras plus marécageux, ceux qui peuvent nous tirer vers le fond en se nourrissant de notre rage. Mais avec Sophie G. Lucas, chacun·e fait son possible pour s’arracher à la vase qui manque de l’étouffer, pour exister et le crier au monde. Elle fait des plus ordinaires et des moins flamboyants des êtres puissants, complexes et combattifs, fragiles et multiples qui portent en eux un héritage dont ils ne peuvent se départir et que certain·es réussiront à s’approprier, à transformer pour trouver un nouveau bras du fleuve, aller vers la mer ou remonter vers la source.

    Poésie des oubliés. Sophie G. Lucas nous rappelle qu’aucune vie n’est ordinaire, que seul nous sépare de ceux que nous considérons comme « grands » un autre récit, et que celui d’une banalité en fait inexistante est bien plus beau, passionnant et riche que l’autre. Un livre à lire à pleine bouche.

    Éditions la Contre Allée
    178 pages

  • La maîtresse de Carlos Gardel – Mayra Santos-Febres

    Micaela Thorné est une vieille femme lorsqu’elle rappelle aux devants de ses souvenirs ce printemps qui a mis sur sa route et celle de sa grand-mère le grand, le célèbre Carlos Gardel. Le chanteur de tango argentin tourne sur la petite Porto Rico, et un secret qui le ronge de l’intérieur l’amène à faire appel à Mano Santa, célèbre guérisseuse de San Juan, et sa petite-fille, notre Micaela, alors jeune élève infirmière. Elle sera emportée le temps de cette tournée dans un tourbillon de désirs et d’amour, avant peut-être de choisir la direction qu’elle donnera à sa vie.

    Mon nom est Micaela Thorné et je suis une femme qui se souvient. Avant cela, j’ai été bien des choses : une jeune élève infirmière, la petite-fille d’une vieille guérisseuse, la protégée du docteur Martha Roberts de Romeu. J’ai aussi été la maîtresse de Carlos Gardel.
    Gardel a eu de nombreux amours. Six femmes se sont suicidées quand il a quitté ce monde. L’une d’elles, la Haïtienne, s’est immolée par le feu, voulant mourir pour celui qu’on surnommait le Morocho. Une autre, une Cubaine, a aussi choisi de mourir comme lui, dans les flammes. Moi, curieusement, je n’ai pas regretté son départ si brusque. Une autre mort est venue s’interposer, au milieu de ce chagrin. Une autre mort et une autre décision.

    Lorsqu’elle rencontre Gardel, Micaela est aux prises entre deux mondes, deux loyautés. D’un côté sa grand-mère, surnommée Mano Santa, qui connaît et travaille les herbes, racines, plantes médicinales de l’île comme personne, peut soigner des fièvres, apaiser les brûlures et libérer les femmes du risque ou d’une grossesse embarrassante. De l’autre le docteur Martha Roberts de Romeu avec qui elle travaille en parallèle de ses études et qui pourrait lui ouvrir les portes et la possibilités d’études médicales jusque-là fermées aux femmes, surtout quand elles sont noires. Mais le docteur Roberts aimerait connaître certains des secrets de Mano Santa, et Mano Santa n’a pas l’intention de les lui donner. Préservation d’un savoir séculaire, monnaie d’échange pour l’avenir de Micaela, problème d’éthique quant à l’utilisation de ces plantes aux propriétés puissantes, voire dangereuses dans les mains de personnes qui voudraient réguler l’accroissement de la population locale de Porto Rico. Les raisons sont nombreuses et la volonté de Mano Santa de fer. Micaela le comprend, et sait aussi ce que pourrait lui permettre une poursuite d’études. Alors quand Gardel, le Zorzal, atterrit dans sa vie et lui propose de l’accompagner pendant quelques jours, elle en profite, elle prend cette fuite qui fait d’elle ce qu’elle n’a encore jamais été, une femme désirée, qui joue autrement de son corps. Un corps de femme parmi d’autres qui sont l’enjeu de luttes, de conquête, de politique, d’émancipation. Consciente de n’être qu’un instant dans la vie de Gardel, elle le prend lui aussi comme une étincelle dans la sienne, une parenthèse pour sortir de ce déchirement intérieur, aussi douloureux et inéluctable que la toux qui fait trembler les bronches et le corps de sa grand-mère.

    Après le tourbillonnant Sirena Selena, Mayra Santos-Febres dresse à nouveau un portrait superbe tout en complexité et magie d’une jeune femme qui s’ouvre à sa multiplicité. Brillante, moderne, à l’esprit scientifique et lucide sur la société, elle cherche quoi prendre, à quoi se rattacher et vers quoi aller entre ses racines et les traditions dont elle est l’héritière et la nécessaire implication dans le tournant qui se précipite vers Porto Rico. Et au milieu, Carlos Gardel, l’enfant parti de France devenu homme en Argentine, chanteur en Uruguay, adulé dans le monde entier et qui, pour une raison qu’elle ignore se livrera à elle autant qu’elle se donnera à lui, l’emmenant sur ce nouveau chemin pavé des émotions incontrôlables, parfois innommables, qui fleurissent entre les doigts, entre les draps, entre deux âmes parmi tant d’autres.

    Un très beau roman qui mêle avec grâce passion, danse, révolution sociale et émancipation pour un tango à l’arrachée belle.

    Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
    Éditions Zulma
    262 pages

  • Une histoire simple – Leila Guerriero

    Si les vachers argentins, de nos jours, ont perdu les attributs des gauchos, la culture de ces cow-boys de la Pampa est toujours vivace. Dans ce folklore, on retrouve une danse, le malambo. Le pèlerinage annuel des danseurs de malambo les mènent à Laborde, province de Córdoba, pour le festival annuel qui s’y tient. Et leur Graal : devenir champion du concours de Malambo Mayor.

    Voici l’histoire d’un homme qui a participé à un concours de danse.
    À cinq cents kilomètres de Buenos Aires au sud-est de la province de Córdoba, la ville de Laborde a été fondée en 1903 sous le nom de Las Liebres. Elle compte six mille habitants et se trouve dans une zone, colonisée par des immigrants italiens au début du siècle dernier, qui produit du blé, du maïs et leurs dérivés – de la farine, des moulins, du travail pour des centaines de personnes. Sa prospérité, aujourd’hui renforcée par la culture du soja, se reflète dans des villages qui semblent sortis de l’imagination d’un enfant sage ou d’un maniaque de l’ordre : des petits centres urbains avec leur église, leur place principale, leur mairie, des maisons avec jardin, un 4×4 Toyota Hilux dernier modèle rutilant devant la porte, parfois deux. La route régionale numéro 11 traverse beaucoup de villages identiques : Monte Maíz, Escalante, Pascanas. Laborde se trouve entre Escalante et Pascanas : un village avec son église, sa place principale, sa mairie, ses maisons avec jardin, 4×4, etc. Une ville de plus parmi le millier de villes de l’intérieur dont le nom n’est familier pour aucun autre habitant du pays. Une ville comme il y en a tant, dans une zone agraire comme tant d’autres. Mais pour certaines personnes – mues par un intérêt très spécifique- , aucune ville au monde n’est plus importante que Laborde.

    Nous retrouvons Leila Guerriero, grande journaliste argentine dont je t’ai déjà parlé ici pour son livre sur les suicides de jeunes gens dans la ville de Las Heras, ou encore là pour son récit sur la guerre des Malouines et l’équipe d’anthropologie médico-légale qui redonne aux morts leur identité. C’est pour un sujet beaucoup plus léger, mais non moins émouvant, que nous allons de nouveau suivre (aveuglément) les traces de la journaliste.

    La petite ville de Laborde accueille donc depuis les années 60 un festival folklorique tourné autour des arts de la scène, et veut surtout mettre en avant le malambo. Cette danse traditionnelle gaucho rassemble tous les éléments de l’image d’Epinal des gardiens de vaches argentins : la tenue, le regard noir et dur, la force physique, l’endurance, la provocation, la fierté. D’une durée de 2 à 5 minutes (plutôt 4 à 5 pour Laborde), accompagnée d’une guitare et d’une grosse caisse, le malambo demande à son danseur une puissance physique et une endurance digne d’un sportif de haut niveau. Ce sont des mouvements rapides, saccadés, répétés, souples et gracieux qui demandent un tonus musculaire et une résistance hors du commun. Il y a le malambo du Sud, qui se danse pieds presque nus, et celui du Nord, bottes aux pieds. Et pour chacun, ce regard sombre, cette fierté, ce défi lancé au public qui fait partie de la performance. Ce n’est pas le public qui porte le danseur, mais le danseur qui embrase les foules.

    Y s’passe un truc, non ? (Source)

    Leila Guerriero ne connaît pas grand-chose à cette danse, cette culture gaucho, lorsqu’elle arrive à Laborde pour la première fois. Après cette découverte saisissante, elle suivra pendant un an Rodolfo González Alcántara, vice-champion, pendant sa préparation en vue de la prochaine édition.
    Je te le disais en introduction, lectrice, lecteur, mon chavirement, être reconnu champion de malambo à Laborde, c’est un Graal. Si le festival n’est pas particulièrement touristique, il est l’alpha et l’omega des vrais aficionados, des apasionados, de ceux qui vivent gauchos, qui incarnent en dansant l’esprit et les valeurs de ces conquérants de la Pampa. Pourtant, les sacrifices sont énormes pour ces jeunes gens souvent peu riches. Le temps d’entraînement physique, de danse, la préparation des costumes, le financement des trajets l’embauche d’un entraîneur spécialisé souvent ancien champion lui-même. Le titre suprême est synonyme, si ce n’est de richesse, d’une réputation qui peut grandement améliorer la vie de ses tenants. Mais la victoire est à double tranchant…

    Je ne t’en dirai pas plus, l’histoire est trop belle, trop folle, trop improbable et vivante pour que tu ne la vives pas toi-même. Leila Guerriero sait comment nous raconter ces feux intimes qui nous consument, qu’ils viennent du désespoir ou de la joie, qu’ils aient une origine sociale ou qu’ils naissent dans les rêves. Savoir raconter avec autant de tendresse, d’émotion et de sérieux une histoire, en effet fort simple et pourtant si riche, si primordiale, pour nous porter aux larmes et le corps tendu est un exploit au moins aussi grand que d’enchaîner des mudanzas et des zapateos pendant 5 minutes.
    ¡Viva Leila !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Valls
    Éditions Christian Bourgois
    144 pages

  • Paletó et moi – Aparecida Vilaça

    Aparecida Vilaça est une ethnologue et professeure d’anthropologie sociale brésilienne, dont le terrain se situe dans la forêt amazonienne, non loin de la frontière avec la Bolivie. Elle a passé de nombreux séjours là-bas, pendant des années, auprès des Wari’, à partir des années 80. Parmi eux, Paletó, non seulement témoin à la parole et la mémoire précieuse pour l’ethnologue qu’elle est, mais aussi « père » indigène dans cette famille de cœur qu’elle rejoindra au gré de ses enquêtes et études.

    Quand j’ai réalisé qu’il commençait à se faire vieux, je me suis surprise à me demander si je serais capable de pleurer sa mort ainsi que le font les Wari’, par l’alternance d’un chant en l’honneur du mort et de crises de larmes.
    Dans ce chant, les proches se souviennent des moments et des repas partagés, des soins et des attentions échangés avec le défunt de son vivant. Certains se posaient la même question que moi et me demandaient si je serai là à sa mort lorsqu’ils me voyaient à ses côtés, remarquant peut-être la tendresse du regard que je posais sur cet homme dont j’étais devenue la fille.
    Je n’étais pas là. Il est mort au cœur de l’état du Rondônia, dans le nord du Brésil, alors que j’étais à Rio de Janeiro, à m’imaginer son corps, les poils de barbe blancs épars sur son menton, ses bras puissants. Je me souviens de tous ces détails avec une précision absolue et je ne parviens pas à me les imaginer sans vie. Ils bougent, brillent et me parlent encore.

    Lectrice, lecteur, secret de ma forêt, ceci n’est ni vraiment une biographie, ni vraiment un essai ethnologique. Aparecida Vilaça a passé plus de trente ans auprès des Wari’, un peuple autochtone de la forêt amazonienne, l’un des derniers à avoir rencontré l’homme blanc, et pas de la meilleure des manières (étonnant, non ?). Paletó fait figure de vieux sage, chasseur, un peu chamane, qui a eu l’occasion de croiser les blancs de multiples manières et notamment lors des premiers contacts. Il a connu de son peuple (en réalité un peuple multiple, mais je ne voudrais pas 1/ te gâcher le plaisir de cette rencontre et 2/ le raconter n’importe comment) la vie isolée et traditionnelle, puis la fracture de l’arrivée des blancs, en l’occurrence des seringueiros, les ouvriers qui venaient saigner les hévéas pour en prélever le latex ; ensuite les échanges plus apaisés notamment avec des missionnaires catholiques et évangélistes et enfin le contact plus régulier avec les villes et villages plus peuplés de blancs, les anthropologues, les administrations chargées de réguler les territoires indigènes.
    Aparecida fait ses premiers vrais d’ethnologue auprès de Paletó et son groupe. Auprès d’eux elle étudiera leur langue, leur mode de vie, leurs traditions, leurs coutumes. Elle se passionnera pour le chamanisme et les sorts, liés aux animaux qui prennent possession des êtres et ensorcellent les victimes ; elle retrouvera son chemin dans la pelote de nœuds des noms de chacun, qui changent au fil de leur vie ; elle découvrira le fonctionnement des cellules familiales, celles du sang et celles de l’affection, et qui fera d’elle la fille de Paletó, au même titre que ses enfants biologiques. Ces liens forts qui se forgent au fil des années avec Paletó lui permettront de connaître son histoire à lui, et à travers elle celle de son peuple au mitan du XXème siècle. L’enfance, les chasses, les traditions, les épidémies et les massacres lorsque les seringueiros débarqueront sur leurs terres.
    Intégrée dans le groupe, Aparecida y séjournera régulièrement, seule d’abord, puis avec ses enfants qui grandiront avec cette deuxième famille. Elle accueillera également Paletó à plusieurs reprises chez elle à Rio de Janeiro, transformant le sujet d’étude en ethnologue urbain ^^

    Ce livre est autant le récit qu’une ethnologue construit sur ses souvenirs que le témoignage de l’anthropologue aguerrie qui regarde la manière dont son érudition s’est construite, ce que le terrain fait du et sur le-a chercheur-euse. Il est aussi l’histoire d’une tribu qui a vu son existence complètement bouleversée par l’arrivée d’une société prête à rayer leur existence pour son profit et celle d’un homme au cœur de ce chambardement. C’est enfin la vie d’un homme racontée avec beaucoup de tendresse et d’émotion,

    Traduit du portugais (Brésil) par Diniz Galhoz
    Éditions Marchialy
    273 pages

  • Quand on eut mangé le dernier chien – Justine Niogret

    En décembre 1912, Douglas Mawson, Belgrave Ninnis et Xavier Mertz quittent la base de Cape Denison, dans la baie du Commonwealth, en Antarctique, pour une mission de cartographie côtière. Leur objectif : pousser vers l’Est sur environ 800 km, montés sur des traîneaux tirés par 17 chiens. Mais le continent blanc a ses vouloirs et ses dents tranchantes.

    Hors de la tente, un des chiens se mit à hurler. On ne pouvait guère entendre son cri, mais on le ressentait, dans la chair : une vibration organique, vivante, au milieu des rugissements de vent sur durs qu’ils en devenaient minéraux.
    Mertz se mit à rire. Il était brun, petit, physique. Il avait une présence d’ourse au milieu de la tente et de la neige : une présence chaude, réelle. Dans ce désert de glace, il avait une matérialité non négligeable, quelque chose de posé, quelque chose qui existait malgré les centaines de kilomètres de banquise s’étendant autour de la petite tente.
    Mertz se mit à rire, donc, et Ninnis rit à son tour, parce qu’il savait ce qui allait suivre. Ninnis était très jeune, comme seuls savent l’être les Anglais à vingt-cinq ans : encore blond d’enfance, délicat et tendre. On aurait dit une poupe de porcelaine et, si on lui avait retiré ses vêtements, on se serait attendu à voir, aux articulations de ses coudes et de ses genoux, de jolies cordelettes tenant les différentes parties de son corps en pâte de verre.
    – C’est La Chienne, expliqua Mertz à Mawson. Elle n’est pas contente.
    – Il me semble que je n’ai jamais vu La Chienne être contente, répondit Mawson.
    Mawson était, lui, aussi fantasque qu’une expérience scientifique. Il était géologue et cette description se suffisait sans doute à elle-même, si on y ajoutait qu’il était anglais.

    Quel plaisir de retrouver Justine Niogret, dont j’avais lu il y a maintenant au moins tout ça le très bon Chien du heaume, puis le magnifique Mordred. Elle nous dépose ici sur les patins d’un traîneau de bois aux côtés de trois explorateurs et scientifiques européens à la recherche de la vérité, la nouveauté, la découverte. En compagnie de dix-sept chiens, menés par La Chienne, le groupe dit « de l’Est lointain », veut profiter de l’été austral pour cartographier et analyser cette région encore méconnue. Chacun d’eux le sait, rien n’est plus risqué qu’une exploration polaire, et dans cette catégorie l’Antarctique se place en première place.

    Tu pourras savoir en quelques coups de Wikipedia ce qu’il est advenu de cette expédition, lectrice, lecteur, mon aveuglante passion. Mais je t’en conjure ne le fais pas, garde-toi le frisson de la découverte en mushant les pages de ce magnifique roman. Ce qui intéresse Justine Niogret ici tient non seulement de l’esprit de survie que de celui qui maintient un groupe, cette camaraderie illustrée dans tant de films et de récits qui devient, soudain, la prérogative indispensable, les braises de tous les espoirs. Dans ce désert blanc qui n’a à rendre que des crevasses invisibles, des champs de glace, un blizzard soudain et des mirages mortels, pousse pourtant les fleurs de l’imagination et de la folie ; une folie magique, celle qui pousse des êtres à risquer leur peau, leurs doigts et le reste pour voir et ressentir cette immensité insaisissable et écrasante qui ouvre une nouvelle dimension à l’être-au-monde ; une folie terrible qui vient brûler toute logique et tout repère dans ses reflets incessants et sa blancheur meurtrière.

    Ni prédateurs, ni bêtes sauvages en Antarctique. Face à cette nature réduite à sa plus simple expression, son dénuement le plus sauvage il n’y a que cette folie presque fantaisiste qui pousse sur la naïveté de l’enfance et des récits d’exploration précédentes, pour réchauffer l’espoir. L’arrogance n’a pas sa place sur la glace, nos trois hommes le savent, qui abordent chaque événement, obstacle, drame, avec la tristesse et la résignation de ceux qui savent que chaque fois, cela pourrait être pire ; que mourir dans la glace est un prix à payer, y survivre aussi. Comment garder d’ailleurs en soi ces notions d’émotions, de mort, d’espoir, ces concepts beaucoup trop vivants pour cette terre dans laquelle la vie et ses satellites sont un impensé. Entourés de ce vide rempli de froid prenant mille formes, Mawson, Mertz, Ninnis et les dix-sept chiens prendront en eux un peu de cette glace, deviendront antarctiques pour s’en sortir ou s’y fondre.

    Un superbe roman dans lequel Justine Niogret sublime non seulement l’esprit de découverte et de camaraderie mais surtout la beauté tragique et poétique de ces explorations fascinantes qui déjouent la rationalité pour faire sortir de nos crevasses quelque chose d’atavique, contre lequel on ne peut rien.

    Au diable Vauvert
    210 pages

  • Nous parlons depuis les ténèbres – Anthologie de nouvelles d’horreur, de gothique et de fantastique sombre

    Une moisson de jeunes ; une pêche « miraculeuse » ; une étrange maladie ; un vallon maudit ? Un voyage interstellaire ; des voleurs d’âmes et des confiseries bien addictives. Retrouver la passion après un accident ; préserver son secret ; retrouver ses traditions.

    Ne dis pas que tu écris de l’horreur. Voilà le conseil qu’on m’a donné, peu avant la sortie de mon roman Widjigo, en fin d’année 2021.
    Personne n’écrit d’horreur en France. D’ailleurs, l’horreur, c’est mal écrit. C’est racoleur. Ça ne se vend pas. C’est commercial. Ce n’est pas une littérature de femmes. Hormis pour quelques auteurs, en général en traduction, sortis par la grâce de la critique et des jeux d’éditions en littérature générale, l’horreur aujourd’hui est encore repoussée aux marges du monde, dans ces zones floues et troubles, quasi ignorées, presque invisibles, où sur les cartes anciennes siégeaient l’interdit et les monstres…
    Et pourtant…
    Pourtant l’horreur et le fantastique sombre étaient là, déjà, dans ces contes que les femmes et la tradition orale reprenaient aux veillées, bien avant que les frères Grimm n’apposent dessus leur nom et leurs morales. Déjà alors, dans ces histoires, des jeunes filles allaient se perdre au fond de forêts sombres et inquiétantes, partaient en quête de châteaux de trolls, suivaient de sombres étrangers ou allaient rencontrer la Mort… et pour résumer s’évadaient déjà des limites de leur existence. C’est de cela dont on se souvenait, au fond, à la fin du conte, de ces images inquiétantes et marquantes, de ces terribles épreuves, bien plus que d’une fin assez interchangeable et normative.

    Préface, Estelle Faye

    J’aurais pu te mettre, comme d’habitude, le premier paragraphe de la première nouvelle de cette anthologie, et ça aurait été une très bonne entrée en matière, n’en doute pas. Mais il me semblait important de prendre cette préface pour ce qu’elle est, non seulement une présentation de l’ouvrage, mais surtout l’explication de la raison d’être, de l’importance de cette anthologie.
    Comme le rappelle Estelle Faye, de tous les genres de l’imaginaire, l’horreur est peut-être celui qui a le moins bonne presse, si tu ne t’appelles pas Clive Barker ou Stephen King, bien sûr. Et si tu en écris mais que l’on peut aussi faire ressortir autre chose de tes textes, on mettra l’accent sur cette autre chose. Pourtant, comme l’écrit ici Estelle Faye, l’horreur, le fantastique, le gothique, sont des manières bien anciennes de raconter des histoires, de transmettre des légendes, des sagesses, des mises en garde. Rien de tel que de jouer sur les peurs pour bien ancrer un conseil, en cela nous serons tous d’accord, non ? Raconter des histoires pour faire peur, écrire du body horror, du fantastique, du terrifiant, c’est savoir tenir sur un fil ténu, réussir à amener le malaise chez le-a lecteurice, rester crédible, trouer l’estomac, faire tourner la tête. C’est une lecture qui passe autant dans la tête que dans le corps, ce sont les mains qui deviennent moites, un réflexe qui voudrait retourner le livre, cacher les mots, et un autre qui veut s’y replonger, qui serre les dents. Ce sont des histoires qui peuvent raconter la réalité du monde d’une manière plus belle et plus terrifiante, qui parviennent à sublimer certains sujets pour nous en faire mieux comprendre les paradoxes, les fascinations qui en émergent. C’est un art de la métaphore, de la construction à nul autre pareil.

    Tenir entre mes mains une anthologie de nouvelles horrifiques francophones écrites par des femmes n’est donc pas aussi anodin que l’on pourrait/devrait l’imaginer. Et si, comme tu viens de le lire et t’en doutes si tu suis mes lectures, j’approuve complètement le principe et l’engagement, tu vas te demander si les promesses sont tenues littérairement, parce qu’on est quand même aussi là pour lire des supers histoires, non ? Et bien oui, les dix nouvelles qui composent ce recueil sont excellentes. Très différentes, dans leurs ambiances et leur style, chacune démontre d’une affinité avec un genre, une thématique, et l’anthologie couvre ainsi une large palette. Fantasy horrifique, créature mythique, gothique, science-fiction, horreur fantastique ou bien réelle… On y trouve de tout, et si, selon ton degré de bichouneté, tu auras plus ou moins peur, en grande trouillarde devant l’éternel chacune des nouvelles m’a bien filé la traquette.

    Sous une couverture qui vaut l’achat à elle seule, tu devrais donc trouver ton terrifiant bonheur parmi cette dizaine d’autrices et d’histoires qui explorent les méandres boueuses de nos peurs et de nos perversités.

    Éditions Goater
    231 pages