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  • Que sur toi se lamente le Tigre – Émilienne Malfatto

    Amoureux, ils n’étaient pas encore fiancés, mais c’était en projet. Avant de retourner une nouvelle fois sur le front, Mohammed insiste, un peu plus que d’habitude, et elle, elle cède. Peu de temps après, elle apprend sa mort au combat, et découvre qu’elle porte en son ventre la sienne.

    C’est venu comme une vague. Une lame de fond qui montait du fond de moi. D’abord, je n’ai pas compris. La terre tremblait dans mon ventre. Comme un coup sur une porte, comme un raz-de-marée. Je n’ai pas voulu comprendre. J’ai levé la tête. Des colombes volaient en cercle contre les nuages. Dedans, la vague refluait. Le ciel a vacillé. Je suis tombée les mains dans la poussière, au milieu des voiles noirs. Un morceau de coton me caressait la joue. Le deuxième coup est arrivé, deuxième déchirement de tonnerre, deuxième tremblement de terre. A ce moment-là, contre le sol, au milieu des voiles noirs, dans la poussière, j’ai compris. Et l’univers s’est écrasé sur moi. La mort est en moi. Elle est venue avec la vie. Ces coups dans mon ventre, ce déchirement de la chair portent en eux la mort et la mort est en chemin. Elle va arriver tout à l’heure, au coucher du soleil, j’entendrai son pas un peu lourd, son pas un peu désaxé, un peu boiteux, puis la porte au bout du couloir s’ouvrira et la mort entrera. Nous naissons dans le sang, devenons femme dans le sang, nous enfantons dans le sang. Et tout à l’heure, le sang aussi. Comme si la terre n’en avait pas assez de boire le sang des femmes. Comme si la terre d’Irak avait encore soif de mort, de sang, d’innocence. Babylone n’a-t-elle pas bu assez de sang. Longtemps, au bord du fleuve, j’ai attendu de voir l’eau devenir rouge.

    Il faut parfois peu de mots, ni de grands récit pour saisir l’essence même des choses. Avec son enquête sur l’assassinat d’une leadeuse sociale colombienne, Émilienne Malfatto avait déjà montré combien elle maîtrisait cet art. Ce roman, son premier, le confirme, si besoin en était. Nous sommes en Irak, et les combats font rage de toutes parts, les villes explosent sous les bombes et les attentats et les hommes partent mourir, mutiler, se faire estropier au front. Après avoir quittée Bagdad dans la peur et suite à la mort du père dans un attentat, la famille composée de la veuve, ses trois fils, ses deux filles et la femme de l’aîné, part se réfugier à la campagne. D’un côté la violence de la guerre, qui malmène les hommes, de l’autre celle de l’intime, qui déchire les femmes privées de droits sur leur corps, réceptacle de l’honneur de la famille. La jeune femme le sait, sa transgression avec son amant est la plus grande, et sa grossesse sa condamnation. Lorsque son frère rentrera le soir, il la tuera.

    Chacun-e des protagonistes de ce roman choral nous raconte cette journée au prisme de son histoire et de sa propre vérité, avec toutes les nuances de son vécu. Si l’horreur de la situation n’échappe à personne, chacun·e y apporte son regard pour dessiner sur le lit du Tigre voisin les crêtes et creux d’une société complexe et houleuse. La belle-soeur, femme officielle qui peut exhiber son ventre fécond avec fierté et honneur, le frère aîné qui va devoir tuer, sans remords, pour nettoyer l’honneur. Le petit frère qui se demande ce qu’il ferait, l’autre qui sait qu’il ne fera rien, même s’il trouve cela injuste.

    Rythmé par la mélopée de l’épopée de Gilgamesh et par les boucles du fleuve Tigre, gardien immortel de la Mésopotamie, aujourd’hui Irak à ruines et à sang, Que sur toi se lamente le Tigre porte en lui la tragédie insoutenable et pourtant tellement banale des vies de femmes interdites d’elles-mêmes, les éclats qui perforent les corps et les consciences de chacun·e, dans une poésie qui rejoint la beauté éternelle de ce berceau des civilisations contemplant ses ravages.

    Éditions Elyzad
    80 pages

  • Crasse rose – Fernanda Trias

    La ville baigne dans un brouillard lourd, empli d’odeurs et d’inquiétude. Et quand l’alarme retentit, tout le monde chez soi, poussé par l’arrivée d’un vent mortel dont on ne sait combien de temps il va hanter les rues, dans combien de temps il sera possible de ressortir, si l’on trouvera à manger, et combien de temps avant la prochaine alarme.

    Les jours de brouillard le port se transformait en marécage. Une ombre traversait la place, pataugeant au milieu des arbres, et quelle que soit la chose qu’elle touchait elle y laissait les traces allongées de ses doigts. Sous la surface intacte, une moisissure silencieuse fendait le bois ; la rouille perforait les métaux. Tout pourrissait, et nous aussi. Quand Mauro n’était pas avec moi, je sortais seule faire un tour dans le quartier les jours de brouillard. Je me laissais guider par l’enseigne lumineuse de l’hôtel qui clignotait au loin : HOTE A ACIO. C’était toujours les mêmes lettres qui manquaient, mais ce n’était plus un hôtel sinon l’un des nombreux bâtiments squattés de la ville. Quel jour était-ce ? Il me semble encore entendre le bruit du néon – sa vibration électrique – et le faux contact d’une autre lettre sur le point de s’éteindre. Les occupants de l’hôtel la laissaient allumée, pas par désinvolture ni par nostalgie, mais pour rappeler qu’ils étaient vivants. Ils pouvaient encore faire quelque chose par caprice, juste pour l’esthétique, ils pouvaient encore modifier le paysage.
    Si je raconte cette histoire il va bien falloir commencer quelque part, choisir un début. Mais lequel ?

    Quel début à cette histoire ? Tout a commencé avec une marée argentée de poissons morts, a continué avec ce vent rouge terrible, qui sèche, irrite, desquame. Le Clínicas de la ville accueille désormais des malades, répartis entre celleux qui sont soignables, celleux qui ne le sont plus, et les « chroniques », les entre-deux, qui ne mourront pas mais ne guérissent pas complètement non plus, et qui peut-être détiennent une petite part de la solution. En attendant, l’alarme hurle l’alerte au vent. Notre narratrice habite en ville, quand d’autres sont partis dans les terres. Elle voudrait partir aussi, mais en attendant elle reste. Elle va rendre visite à son ex-mari Max, hospitalisé au pavillon des « Chroniques » au Clínicas. Elle rend visite à sa mère, qui vit en banlieue et presse, tord, accule sa fille sous les reproches, les attentes et les déceptions. Notre narratrice attend et héberge le jeune Mauro aussi. Pendant un mois, les parents de cet enfant hyperphagique le laissent contre une caisse de nourriture et de l’argent aux bons soins de notre héroïne, qui doit contenir, aider et protéger le jeune garçon que rien ne cale, dont la faim jamais ne peut être assouvie.

    La crasse rose, c’est comme ça qu’elle surnomme la pâte gélatineuse, viande en tube de dentifrice qui était produit déjà dans son enfance et qui prend désormais une place importante dans le commerce, sous l’impulsion de la nouvelle usine, grande fierté gouvernementale dans un temps qui ne peut se glorifier de peu. Angoisse permanente pour la narratrice quand Mauro est avec elle, lui qui ne pense qu’à manger, prêt à s’auto-dévorer pour assouvir son envie. Entre ce jeune garçon renfermé et malade, un ex en quarantaine qui n’a jamais été qu’un poids la vidant de ses forces et une mère méprisante et tyrannique, notre narratrice n’a que ses souvenirs dans lesquels se reposer. Ceux de Delfa, la nourrice adorée, et de sa jeunesse douce quand elle et Max était une évidence et les paysages, la mer, la nourriture un quotidien banal.

    Crasse rose est une plongée dans le passé, seul rebord auquel s’agripper au milieu de l’effritement continu et d’une disparition immobile et inévitable, dans la maladie, l’oubli ou l’abandon.

    Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny
    Actes Sud
    265 pages

  • Triste tigre – Neige Sinno

    Neige Sinno a 6 ans quand sa mère rencontre son beau-père. Le genre d’homme très admiré, reconnu, dans l’action, un vrai mec qui a fait l’armée dans les chasseurs alpins et aime la randonnée, les sports de montagne, le danger. Un homme colérique et brutal, tyrannique avec sa famille. Un homme qui l’a violé de ses 7 à ses 14 ans. Devenue adulte, finalement, Neige Sinno a parlé.

    Portrait de mon violeur
    Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.
    Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul, avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche ? ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
    Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

    Il faudra t’accrocher pour commencer Triste tigre, mais une fois dans le vide, jamais tu ne t’arrêteras. Neige Sinno a fait ce que peu de victimes parviennent à faire, elle a parlé. Et ensuite elle a été cru. Son violeur a avoué, il a été jugé et condamné. Tout cela, et c’est une autre tragédie, arrive peu.
    Dans ce récit, Neige Sinno interroge tout, de son expérience à l’universel, aux représentations fictives, notamment littéraires, et aux représentations sociales. Elle cherche à comprendre la figure du violeur, le sien et les autres, et tous ceux qui un jour ont été capable du pire ; elle regarde de quelle manière on les regarde et comment on détourne ce regard. Parfois au sens propre, on regarde ailleurs, parfois au figuré, faisant par exemple de Lolita une allumeuse et une histoire d’amour incomprise plutôt que celle d’un homme forçant une gamine pour assouvir ses désirs. Elle se confronte aussi à l’impossibilité de la littérature d’être cet exutoire salvateur et la nécessité de prendre partout et sans doute pour toujours des petits bouts ailleurs pour apercevoir et colmater un puzzle insensé. Elle fait appel à la littérature donc dans ce qu’elle raconte et dans ce que celleux qui la font ont vécu, citant Virginia Woolf, Claude Ponti, Camille Kouchner, saisissant toutes les expériences pour disséquer la sienne et y chercher les similitudes, les différences, recouper les grandes lignes. Elle en appelle aux contes mais aussi aux sciences sociales, aux études et chercheur-euses pour dire qu’un viol n’est pas qu’une question de désir sexuel sinon de domination et de pouvoir. Elle veut comprendre aussi cette position de victime, une image d’Épinal figée pour la société et pourtant au final aussi multiple, voire plus, que celle du violeur, loin de la dualité acceptée de celle-qui-surmonte ou celle-qui-s’effondre. Et cette autre position de la victime qui parle, celle qui fait exploser la famille, qui brise des vies, qui doit porter la responsabilité, finalement, des conséquences de ce qu’on lui a infligé.
    Elle raconte les zones grises de son enfance, les viols qui prennent toute la place et ont effacé le reste, et la question permanente ensuite, face à un homme à côté d’un enfant : est-ce que lui aussi, il le viole ?

    La littérature ne sauve pas mais elle permet d’interroger, de créer des résonances et de trouver de nouveaux angles pour dégager les zones d’ombres. Un livre très important, bouleversant et indispensable pour tenter de comprendre tous les éclats en fractales qui étoilent les victimes de viols.

    Éditions P.O.L
    282 pages

  • Conquest – Nina Allan

    Frank Landau a toujours été un jeune homme étrange, sensible, un peu à l’écart. C’est d’ailleurs cela qui a plu à Rachel. Intelligent, timide, un peu obsessionnel, il est passionné par l’informatique et par Bach, dont il écoute chaque interprétation avec ferveur, notamment celles des Variations Goldberg. Il pense d’ailleurs, comme d’autres personnes sur les forums internet qu’il fréquente, qu’il y a des codes, des messages cachés dans la musique et ailleurs. Alors quand Frank ne revient pas d’une visite à ses comparses à Paris, Rachel en est persuadée, il lui est arrivé quelque chose.

    L’être-libre, c’était le truc – ça, et connaître la vérité. Frank ne s’éclatait pas en enfreignant les règles pour le plaisir comme certains de ses amis. Frank considérait les règles et les lois comme des courants d’opinions, certaines bonnes et d’autres mauvaises. Il acceptait sans problème celles qui avaient un sens, celles qui n’en avaient pas faisaient partie (dixit Marx) d’un système d’oppression auquel il fallait s’opposer. Une loi est une ligne dans le sable pensait Frank, un trait de fil rouge comme dans ce jeu auquel les filles de l’école primaire jouaient avec une bande élastique, jeu qui était en réalité un ensemble de rituels qu’il fallait mémoriser, et l’élastique grimpait tout doucement sur les jambes des filles à chaque tour.
    Comme les Variations Goldberg (BWV 988), plus le jeu durait, plus il devenait complexe, plus il était chargé d’énergie. Frank se souvint qu’une des instits lui avait crié dessus parce qu’il regardait les filles : Frank Landau va-t-en d’ici immédiatement tu n’as rien de mieux à faire ? Mme Webster (alias l’araignée) avait cru qu’il reluquait les jambes des filles et essayait probablement de regarder sous leurs jupes, alors qu’en réalité Frank admirait les motifs qu’elles créaient, la manière dont l’élastique se croisait et décroisait dans une sorte de fractale lente.

    Rachel va faire appel à Robin, ancienne flic devenue privée et elle aussi fan des Variations Goldberg, pour retrouver Frank, ou du moins découvrir ce qui a pu lui arriver après son arrivée à Paris. C’est une plongée dans un univers secret, dans lequel tout est intriqué, dissimulé en attente de la grande révélation.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, chaque sortie de Nina Allan est toujours un grand moment pour moi, qui la suis et admire son travail depuis longtemps grâce à sa fidèle maison d’éditions Tristram et son traducteur Bernard Sigaud. Ses nouvelles sont des merveilles d’étrangeté et ses romans de la dentelle. Celui-ci ne fait pas exception. D’une thématique sensible et complexe elle tire un roman sensible et passionnant.
    Car notre Frank, suivant ses obsessions et plongé dans ses forums internet, tire un fil qui l’emmène à penser et à croire, avec ses nouveaux compagnons, qu’on nous cache quelque chose, et ce quelque chose ne serait rien de moins qu’une invasion extra-terrestre. Des schémas, des motifs, des indices sont dissimulés partout à qui sait les voir, dans les Variations Goldberg comme dans cette nouvelle de SF oubliée, mais les voir est dangereux. Le père de Frank, qui est parti pendant son enfance et a coupé les ponts, ne serait-il pas d’ailleurs agent dans un programme de super-soldat ? Pendant son enquête, Robin ne saura plus qui et que croire, voyant à son tour des motifs, des schémas, des coïncidences se dessiner qui sont peut-être trop belles pour être honnêtes, trop improbables pour être fausses.

    Nina Allan aime ses personnages et nous les racontent avec une vérité toute en nuances. Leur fragilité et leurs amours, leurs trébuchements et leur humanité résonnent dans chacun de leurs actes et cheminements, traçant des parcours qui, finalement, prennent tout leur sens. Car lorsque les événements intimes ou mondiaux, les pensées, les ressentis ou les mots déraillent, dérapent, deviennent trop lourds ou incompréhensibles, on peut s’accrocher à n’importe quel fil qui pourrait y donner un sens acceptable, aussi fou puisse-t-il paraître. Jouant sur ce besoin impérieux que nous ressentons tous de comprendre, de trouver un prisme de lecture à ce qui se passe autour de nous, Nina Allan décortique et recrée les mécanismes du complotisme et ses faux-semblants, ses jeux de miroirs qui viennent heurter parfois avec trop de force certaines certitudes ou doutes, et raconte le basculement.

    Un (encore) excellent roman de la grande autrice britannique, une enquête fascinante qui met en lumière les rouages si fragiles et pourtant si puissants de notre quête de sens.

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Bernard Sigaud
    Éditions Tristram
    330 pages

  • Nos abîmes – Pilar Quintana

    La petite Claudia vit à Cali avec sa mère Claudia et son père Jorge. Lui possède un petit supermarché, et elle, femme au foyer, passe une bonne partie de ses journées à lire les histoires des stars dans les magazines. Petite Claudia, du haut de ses 8 ans, observe cette cellule familial somme toute très typique des années 80 et compose comme elle peut entre un père assez absent mais très aimant et une mère bien présente mais très distante.

    Dans l’appartement, tant de plantes coexistaient qu’on le surnommait « la jungle ». Le bâtiment semblait extrait d’un vieux film de science-fiction. Des formes plates, des surplombs, beaucoup de gris, de grands espaces ouverts, de larges fenêtres. L’appartement était un duplex avec une baie vitrée dans le salon qui s’élevait du sol au plafond, soit la hauteur de deux étages. Le rez-de-chaussée était habillé d’un sol en granit noir avec des veines blanches. À l’étage, c’était du granit blanc avec des veines noires. L’escalier était fait de tubes d’acier noir et de marches en planches polies. Un escalier dénudé, rempli de trous. Au premier, le couloir s’ouvrait sur le salon, comme un balcon, avec des mains courantes en tuyaux pareils à ceux de l’escalier. De là, on pouvait voir la jungle en contrebas, qui débordait de tous les côtés.
    Les plantes se trouvaient sur le sol, sur les tables, au-dessus de la chaîne hi-fi et du buffet, entre les meubles, sur les plates-formes en fer forgé et les pots en argile, accrochées aux murs et au plafond, sur les premières marches de l’escalier et sur les endroits que l’on ne pouvait pas voir depuis le premier étage : la cuisine, le patio de la buanderie, et les toilettes des invités. Elles étaient de toutes sortes. De soleil, d’ombre, et d’eau. Quelques-unes, les anthuriums rouges et les orchidées colombes, fleurissaient. Les autres étaient vertes. Des fougères lisses et frisées, des plantes aux feuilles zébrées, tachetées, colorées, des palmiers, des arbustes, des arbres qui poussaient bien en pot et des herbes délicates qui tenaient dans ma main de petite fille.

    Chacun de ses parents a connu une jeunesse compliquée et des relations tendues avec leurs propres parents. Et au milieu de cette jungle, Claudia se sent parfois seule, mal aimée, de trop. Un beau jour, sa tante Amélia leur présente Gonzalo, son nouveau, bien plus jeune et bel époux. Entre lui et Claudia-mère, quelque chose se joue qui va faire basculer l’équilibre de la famille.

    C’est Claudia la petite qui nous raconte son histoire, cette année de chamboulement qui ouvre des blessures profondes et fait remonter de loin les histoires enfouies. Sa tocaya de mère, bien plus jeune que son père, a toujours souhaité être une mère différente de la sienne, qui ne voulait pas d’elle. Pourtant petite Claudia se sent rejetée, loin des standards de beauté hollywoodiens et glamours de sa maman. Celle-ci est fascinée par les destins tragiques de certaines femmes, et voit dans les morts de Grace Kelly ou Natalie Wood des désirs morbides de libération. Que ce soit depuis l’étage de leur appartement de Cali ou bien la terrasse de la finca dans la jungle, qui surplombe un précipice sans fond, l’idée de chute se transforme en fantasme d’envol. Mais pour la petite, qui en comprend bien plus que tous les adultes qui l’entourent sur les démons qui grondent dans la poitrine de ses parents, les angoisses maternelles et les silences paternels prennent beaucoup trop de place.

    Décidément Pilar Quintana sait y faire, pour se glisser dans la peau de ses personnages et nous raconter la complexité des relations et des désirs puissants qui planent. Après le bousculant La chienne, elle réussit ici avec beaucoup d’intelligence à nous mettre à regard d’enfant devant une famille qui s’étiole, une femme en chute libre. On retrouvera certains motifs de La chienne par ici, notamment la prégnance fantomatique des disparus et du passé qui semble vouer à imposer sa répétition. La voix de petite Claudia, c’est un équilibre parfait entre ses passions, désirs et remarques d’enfant et sa déjà grande compréhension de ce qui se joue autour d’elle, des tensions et des non-dits que les autres n’écoutent pas, mais qu’elle voit dans les mots jetés et les gestes inconscients et qui viennent la bousculer.

    Un magnifique roman entre sensations fortes et flottements irréels, on marche sur le fil de la falaise avec, comme Claudia cette boule au ventre au bord du grand saut.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions Calmann-Levy
    320 pages

  • Les cousines – Aurora Venturini

    Yuna et sa sœur Betina, de 1 an sa cadette, vivent avec leur mère et Rufina, la bonne. Elle étudie la peinture aux Beaux-Arts, domaine dans lequel elle se révèle plutôt très douée, malgré ce que pense les membres de sa famille, incapables de croire qu’elle serait capable de faire quelque chose de bien. Ce sont des monstres, comme d’autres dans leur famille. Du moins c’est ainsi que les autres, et elle-même, les voient.

    Ma maman était une institutrice très sévère qui enseignant avec une règle, en blouse blanche et qui obtenait cependant de bons résultats dans une école de la périphérie fréquentée par des enfants peu doués issus des classes moyennes et populaires. Le meilleur était Rubén Fiorlandi, le fils de l’épicier. Ma maman abattait sa règle sur la tête de ceux qui faisaient les malins et elle les envoyait au coin avec des oreilles d’âne découpées dans du carton rouge. Les fautifs recommençaient rarement. Ma mère pensait qu’on n’apprend rien sans mal. En CE2 on l’appelait la demoiselle du CE2 mais elle était mariée à mon papa qui l’avait abandonnée et n’était jamais revenu à la maison pour faire son devoir de pater familias. Elle donnait ses cours le matin et reprenait à deux heures de l’après-midi. Le repas était prêt car Rufina, la morochit qui faisait une très bonne maîtresse de maison, savait cuisiner. Moi j’en avais assez de manger du ragoût tous les jours. Au fond de la cour caquetait un poulailler qui nous permettait de manger et dans le potager poussaient des courges miraculeusement dorées soleils renversés qui avaient plongé des hauteurs célestes et s’étaient enfouis dans la terre, à côté de violettes et de rosiers rachitiques dont personne ne s’occupait, qui s’entêtait à apporter une note parfumée à ce malheureux égout.

    Yuna souffre d’un handicap mental léger, qui n’est jamais vraiment qualifié par elle si ce n’est par le regard et les commentaires des autres. Sa sœur Betina, elle, se déplace en fauteuil roulant, un siège lui servant tout autant à être déplacé qu’à faire ses besoins, en toute heure, en tout lieu et toute compagnie, à la grande honte de la mère de famille que tout le monde regarde avec piété et un brin de suspicion, car pour avoir deux filles comme celle-ci, il doit bien y avoir une raison. En plus des deux sœurs, il y a Petra et Carina, les deux cousines filles d’Ingrazia et Danielito, ainsi que tante Nené. Petra est « liliputienne » et Carina aussi porte les défaillances de la famille sous la forme d’un retard mental et de doigts en rab.
    Nous sommes dans les années 40 à Buenos Aires, et c’est Yuna qui nous raconte sa famille et sa vie. Elle le dit, manier les mots ce n’est pas facile, et elle apprend, avec l’expérience et le dictionnaire, au fil de son récit. Cela donne une histoire au fil de la pensée, avec ou sans ponctuation, qui tente d’expliquer et de comprendre en même temps les turpitudes des hommes et les mystères de la vie. Jeune fille talentueuse repérée par l’un de ses enseignants des Beaux-Arts, son talent est rabaissé constamment par sa famille, notamment sa tante, célibataire devant l’éternel qui attend le retour de l’homme aimé. Mais les hommes, fuyant ou protecteurs, restent des prédateurs, et les jeunes filles en feront les frais, elles qui en raison de leur handicap sont moins prévenues et informées que les autres, car déjà difficilement considérées comme des vrais êtres humains, comment les penser comme de vraies femmes ? C’est Petra qui, très au fait des choses de la vie et du plaisir des hommes, apprendra à Yuna comment tout cela fonctionne, et les deux auront ainsi la compréhension et le pouvoir de confondre et contraindre les hommes qui, le croyez-vous, abuseraient de ces jeunes filles oubliées.

    C’est une sacrée aventure que ce petit livre. Une sacrée aventure pour l’autrice, déjà. Aurora Venturini, morte en 2015 et née en 1921, psychologue, romancière et traductrice, a été entre autres une grande copine d’Eva Perón, Violette Leduc, Sartre, Beauvoir… Les cousines (Las primas), a semble-t-il été le roman de la renommée, couronnée notamment par le prix Página/12 en 2007, la ramenant sur le devant de la scène.
    Une sacrée aventure de lecture, également. Yuna, de son point de vue décalé, laissée un peu de côté, regarde et raconte son quotidien, les gens qui le compose, avec une franchise et une violence parfois déconcertante et drôle. Avec son ton tranchant, elle ne fait preuve d’aucune pitié sans pour autant chercher à être méchante. Elle nous partage sa vie, apprenant au fil des pages comment la raconter, retenant de nouveaux mots grâce au dictionnaire, apprivoisant la ponctuation tout en découvrant les mystères du « secsoral », la violence des hommes et la grande mortalité des femmes autour d’elle. Un peu ingénue mais pas par naïveté angélique, Yuna comprend qu’elle doit trouver le moyen par son art de prendre son indépendance, non seulement de sa famille, dont même les membres qui seraient dans la « norme » paraissent défaillants ; mais aussi des hommes.
    Le monde de Yuna est cruel, dur, froid et moqueur, et c’est peut-être grâce à son handicap, grâce à ce qui la met hors-norme qu’elle parvient avec distance à en comprendre les ressorts. On sait que les fous ne sont pas toujours ceux que l’on croit, ici l’on voit bien que les taré·es, les débiles, les malades, les dégénér·es sont surtout partout et dans les têtes éventées et volatiles de tout un chacun·e, ne nous en déplaisent.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marianne Millon
    Préface de Mariana Enriquez

    Éditions Robert Laffont
    200 pages

  • Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi – Hollie McNish

    Imagine. Tu es posé·e, pépouze, dans un fauteuil, un canapé ou une chaise, comme tu veux, avec un bon thé (ou une bière hein, c’est toi qui vois), des biscuits (Digestive de préférence, ils savent y faire avec le thé), peut-être un chat sur les genoux, un plaid, ou un éventail. Bref, tu es calé·e bien, avec une super copine, et vous discutez. D’anecdotes de la vie, futiles en apparence, mais qui vous emmènent systématiquement vers de plus grands sujets, des qui vous dépassent un peu, mais qui vous embrasent et vous embrassent aussi. Sur les enfants, en avoir ou pas, les éduquer, être parent, être femme, être au monde. Le sexisme banal qui pourrit la vie, voire plus ; la mort ; le rapport à soi, aux autres, le sexe… Tout ça se mêle et s’emmêle, s’entrecoupe mais reste si lié, si brûlant, ponctué de toutes vos histoires à vous, un peu bêtes quand on y pense vite, mais finalement si pertinentes. Vous vous laissez aller, vous emportez, vous questionnez et surprenez.
    Tu images bien ? C’est plutôt sympa, non ? Et bien ça existe en livre, et ça s’appelle Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi.

    Sept manières de lire ce livre
    Vous n’avez pas besoin que l’on vous dise comment lire un livre. J’imagine que celui-ci n’est pas le premier que vous lisez. Si c’est le cas, alors j’en suis très honorée et vous souhaite bonne chance. On m’a dit que j’étais facile à lire, aussi j’espère que tout ira bien.
    J’écris ceci parce que le livre que vous vous apprêtez à lire est non seulement assez long, surtout pour un livre, disons, poétique, mais aussi parce qu’il s’agit d’une sorte de mixture particulière, composée de journal en prose, d’essais et de poèmes avec également des nouvelles.
    Le fait est que j’adore la poésie – c’est ce que j’écris en priorité – mais je n’aime pas moins bavarder et, entre autres passe-temps, la conversation est sans doute ce que je pratique le plus. Pour ce qui est de la lecture, le non-romanesque a ma préférence, tout ce qui ne relève pas de la fiction.
    Si un poème est « assez bon », il doit pouvoir se suffire à lui-même sans que le lecteur ou auditeur, lectrice ou auditrice aient besoin qu’on leur fournisse une anecdote ou une explication. Je crois cela, et j’espère que les poèmes de ce volume possèdent leur propre indépendance s’ils doivent être lus par eux-mêmes. Et pourtant, quand je lis un poème écrit par quelqu’un d’autre, j’apprécie vraiment d’en savoir un peu plus à son sujet. Aux lectures publiques, il m’arrive d’aimer autant la présentation du poème que le poème lui-même.

    Dès son introduction, Hollie McNish pose les choses : ce livre est une conversation dont on prend ce que l’on veut comme on le veut. Un peu comme un « Livre dont vous êtes le héros » mais de poésie. Elle y découpe sept thématiques : fins, grandir, parentalité, miroirs, masturbation, sang, étrangers, qui chacune se composent de poèmes et de récits en prose, anecdotes et réflexion qui introduisent un poème, sorte de bande-annonce passionnante de ce qui suit. Elle le pose d’emblée, on en lit ce que l’on veut, dans l’ordre que l’on veut. Juste les poèmes qui se suffisent à eux-mêmes, que les récits, historiettes de vie pleines de rebondissements et de réflexions dont le fil tiré nous emmène toujours plus loin dans l’analyse. Je pense qu’il est impossible de ne lire que la prose, tellement celle-ci est un tremplin vers les poèmes et nous attire vers eux. Et ne pas lire la prose serait dommage, car en effet Hollie McNish est facile à lire. Elle manie merveilleusement bien l’art de la conversation à l’écrit et on s’imagine bien être en train de tailler le bout de gras, dans ces conversations qui commencent légèrement et finissent par refaire le monde et retourner la société. Elle est également très très drôle, et ce cumul de talents imprimé sur papier en font un livre épais qu’on ne peut pas lâcher et qui se dévore.
    Elle raconte les conversations gênantes et curieuses avec sa grand-mère, les commandes de poèmes pour des grandes marques diverses et certaines aberrations marketing, la joie de l’achat d’une culotte menstruelle qui change la vie, l’illogisme des règles vestimentaires dans les lycées et dans la société, les injonctions liées à la parentalité, les préjugés banals que nous avons toustes sur toustes. Le rapport à l’image et au sexe que nous renvoie les médias et les milliers d’images qui nous assaillent au quotidien et leurs contradictions totales avec certaines règles, dissonance cognitive complète et complexe à surmonter, l’insécurité seule dans le métro quand un inconnu nous colle. Différents types de masturbations intransitives à connaître. Bref, des choses importantes et d’autres indispensables.

    Si tu aimes Klaire fait Grr, je pense que tu t’y retrouveras complètement avec Hollie McNish. Si tu aimes la poésie aussi. Si tu es féministe. Si tu es énervée. Si tu as tes règles ou si tu ne les as pas. Si tu as perdu une grand-mère ou si tu bavardes avec elle pendant des heures. Si on te regarde bizarrement dans la rue ou si on te demande d’être plus discrète. Si tu fais du sport. Si tu as des enfants. Ou si pas. Si tu as une vulve. Ou si pas. Si tu manges ou a mangé des céréales de la marque Kellogg’s. Si tu ne sais pas comment t’habiller ce matin. Si, si, si…

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Valérie Rouzeau & Frédéric Brument
    Le Castor Astral
    477 pages

  • Kramp – María José Ferrada

    D est représentant de commerce pour les produits Kramp : visserie, clouterie et autres outils n’ont aucun secret pour lui, et il écume les quincailleries pour les proposer. M, c’est sa fille, et elle adore accompagner son père pendant ses ventes. C’est leur petit secret, le duo de choc de la quincaillerie.

    D a débuté sa carrière en vendant des articles de quincaillerie : clous, scie, marteaux, poignées de porte et judas de la marque Kramp.
    La première fois où il est sorti avec sa mallette de la pension où il logeait, il est passé à trente-huit reprises devant la principale quincaillerie de la ville, encore un village à l’époque, avant d’oser y entrer.
    Cette première tentative de vente a coïncidé avec le jour où l’homme a posé le pied sur la Lune. Les gens se sont réunis pour regarder l’alunissage grâce à un projecteur que le maire avait installé sur le balcon de son bureau, et qui envoyait l’image sur un drap blanc. Comme il n’y avait pas le son, la fanfare des pompiers jouait une musique d’accompagnement.
    Au moment où D a vu Neil Armstrong marcher sur la Lune, il s’est dit qu’avec un esprit décidé et le bon costume, tout était possible.
    Le lendemain, après son trente-neuvième passage, il est donc entré dans la quincaillerie avec les chaussures les mieux cirées jamais vues dans l’histoire de la ville pour proposer les produits Kramp au gérant. Clous, scies, marteaux, poignées de porte et judas. Il n’a rien vendu, mais on lui a dit de revenir la semaine suivante.
    D est allé prendre un café et a noté sur une serviette : toute vie comporte son alunissage.

    C’est M qui nous raconte ici son enfance passée aux côtés d’un père un peu à côté niveau compétences paternelles, mais malgré tout très présent. Sa mère, assez effacée, ne voit pas tout et semble se moquer du reste. Après accord passé avec D, M est autorisée à l’accompagner après les cours et pendant les vacances, mais la mère ne vérifie pas, M préfère l’école de la vente et D aussi, préfère avoir sa fille avec lui. Car il faut dire qu’elle est une assistante de choc, la jeune M.
    Pendant ces longs trajets en 4L qui les mènent de bourgades en centre-ville, de quincailleries en cafés, elle découvre tout un monde fait d’hommes ultra-spécialisés qui trimballent tout un univers dans leur valise et leur solitude dans des rades et des petits hôtels. Son univers à elle, elle le conceptualise dans la figure du Grand Menuisier, bâtisseur éternel du monde et des gens. Mais nous sommes au Chili, et, tiens, je ne te l’ai pas encore dit ? Nous sommes environ au début des années 80. Peut-être que le silence et la distance sans froideur de la mère n’est pas dû qu’à un désintérêt pour sa famille. Peut-être que cet E qui chasse les fantômes en porte aussi avec lui, et que chaque ville du Chili abrite les siens propres.

    Avec une pudeur toute enfantine et une intelligence fine, M navigue dans son époque et parmi cette famille somme toute particulière avec grande aisance et une certaine dextérité. Les talents qu’elle développe et font sa réputation en tant qu’assistante de son père lors des ventes, elle les applique dans son quotidien pour déjouer les moments de gêne et comprendre les non-dits et les silences morts qui ponctuent les jours dictatoriaux. Une sorte de jeu qui prendra un sens différent en grandissant, révélant le dessous du plateau et l’origine des cicatrices.

    Un roman qui se boit le temps d’un allongé et infuse, marine, se dissémine de par l‘originalité de sa forme et la parole de son héroïne. Divisés en une quarantaine de courts chapitres que l’on avale comme des cacahuètes au comptoir ou le spéculoos au bord de la soucoupe, on embarque d’autant plus dans le monde de M, sa comédie commerçante, son petit univers de VRP parallèle et la remontée soudaine et violente de la réalité, qui reste gravée dans les pages par un nom, unique et entier, premier arbre de la forêt qui surgit dans le monde de M et du Grand Menuisier.

    Maria José Ferrada arrive avec un premier roman fort sur l’enfance et la dictature, le tout abordé d’une manière très originale qui porte encore plus son propos et l’émotion qu’elle nous apporte.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Quidam éditeur
    133 pages

  • Méduse – Martine Desjardins

    Sa famille la surnomme Méduse depuis longtemps, depuis que ses sœurs, mesquines et méchantes, sont revenues d’une visite familiale, sans elle, à l’aquarium de la ville. Méduse, elle qui porte sur son visage une difformité tellement insupportable qu’on l’oblige à les dissimuler derrière ses cheveux épais et écailleux. Lasse de la voir avec eux, ses parents l’emmènent à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles comme elle, difformes, anormales.

    Je n’ai jamais versé une larme de ma vie. Ni de tristesse, ni de colère, ni de détresse, ni de douleur – encore moins de rire ou de bonheur. Pas la moindre petite larme de crocodile.
    Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments, ou particulièrement stoïque face à l’adversité. L’explication de mon aridité oculaire est davantage d’ordre physiologique : je souffre en effet d’une atrophie congénitale des glandes lacrymales, lesquelles produisent juste assez de liquide pour humecter mes conjonctives, mais pas assez pour former des larmes. Même les poussières, l’air froid, la fumée, les oignons épluchés et le gaz lacrymogène me laissent l’œil plus sec qu’un puits tari. Ainsi, je ne connaîtrai jamais la consolation de pleurnicher sur mon triste sort, de brailler comme un veau quand je me cogne l’orteil contre un meuble, d’inonder mes joues après avoir été humiliée, d’essorer mon mouchoir devant un mélodrame de chaumière.
    L’autre nuit, tu m’as exhorté à te confier pourquoi j’ai si honte de mes yeux, cette carence lacrymale est la première chose qui me soit venue à l’esprit. De toutes les tares contre nature qui affectent mes Difformités, c’est sûrement la moindre ; pourtant, je n’ai pu me résoudre à te la divulguer.

    Et même dans ce lieu, Méduse est mise au ban. Plutôt que d’être intégrée comme une pensionnaire, la directrice, horrifiée par ce que Méduse appelle, entre autres, ses Difformités, la laisse entre comme personnel de maison, prenant soin que ne lui incombe que des tâches pour lesquelles elle sera à quatre pattes, les yeux tournés vers le sol. Au fil du temps, entre l’observation et la lecture furtive, Méduse apprend et découvre petit à petit le pouvoir de ses yeux, regard puissant et dévastateur.

    Mais quels sont-ils, ses yeux qui pétrifient, foudroient et font trembler toustes celleux qui les croisent ? Méduse n’en a jamais rien su, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Elle existe et se pense dans le regard méprisant, dégoûté, rabaissant et humiliant que lui renvoie sa famille. Ses parents, humiliés eux-mêmes d’avoir engendré une telle créature, et ses sœurs, rejetant l’enfant étrange et la faisant leur souffre-douleur. Et loin de trouver dans l’institut un havre de paix, elle se retrouve créature parmi les créatures, maltraitée par la directrice, qui éprouve malgré tout pour sa pupille une curiosité malsaine. L’institut est sous la protection de « bienfaiteurs », 13 hommes aux fonctions importantes dans la ville, qui aiment venir passer du temps avec leurs 13 protégées.
    La lutte de Méduse pour sa dignité et son émancipation est celle de toute personne, et notamment des femmes, dans la réappropriation de leur corps. Écrasée par ce que lui renvoie les autres en reflet, Méduse doit d’avoir trouver la force et les moyens de s’élever en contre avant de trouver sa propre incarnation, sa beauté, son existence avec ce qu’elle est. Constellé de références et de jeu de mots sur les yeux, mot que n’utilise jamais Méduse pour qualifier les siens, lui préférant une myriade de qualificatifs plus marquants les uns que les autres (Difformités, Ordurités, Révoltanteries, Éhontitudes…), le texte est une fine toile d’araignée littéraire qui se trame et se solidifie à mesure que Méduse s’empare de son pouvoir, de son être pour elle-même, et qui se referme petit à petit sur celleux qui veulent la cacher, l’abaisser, la moquer, l’utiliser pour leur propre plaisir.

    Réécriture poétique, gothique et moderne du mythe de Méduse, le roman est aussi enchanteur par son style que rageur par son propos. Martine Desjardins nous propose le récit initiatique de la libération par elle-même d’une jeune femme, et renverse le mythe pour poser Méduse en personnage fort et émancipateur, qui après des années de sévices et d’humiliation parvient à s’échapper de l’image d’elle-même que les autres lui impose pour imposer qui elle veut être.
    Un propos très fort et intelligemment mené servi par un style incroyable, fait de métaphores tissées, d’images délicates et sombres dans un décor envoûtant, tout en nuances de lacs et d’ombres de forêts, de recoins ténébreux et de mansardes. Un grand, beau et fort roman de cette rentrée.

    L’Atalante
    206 pages

  • On adorait les cowboys – Carol Bensimon

    Cora a quitté son Brésil natal pour étudier la mode à Paris. Elle a laissé là-bas, à Porto Alegre, sa mère, son père, sa nouvelle femme et leur futur enfant. Simultanément, son père lui propose de revenir passer quelques temps au pays pour la naissance de son demi-frère et Julia, son amie d’étude, refait surface après des années de silence. Un road-trip dans les tréfonds du Rio Grande do Sul avait été fantasmé dans leur jeunesse, ne serait-il pas temps de le réaliser ?

    Tout ce qu’on a fait, c’est prendre la BR-116, passer sous des ponts avec des publicités pour des villes qu’on n’avait pas la moindre intention de visiter, ou des messages annonçant le retour du Christ et le compte à rebours avant la fin du monde. On a laissé derrière nous les routes de banlieue, qui commencent comme des voies rapides pour finalement se perdre au milieu d’une zone industrielle, de taudis jetés le long d’un ruisseau, où des chiens errants traînent sans presque jamais aboyer, puis on a tracé, tracé jusqu’à ce que la ligne droite devienne virage. C’est moi qui conduisais. Julia avait les pieds sur le tableau de bord. Je n’avais pas souvent la possibilité de la regarder. Quand elle ne connaissait pas les paroles d’un morceau, elle fredonnait. « Tu as changé de coiffure », lu ai-je dit après un rapide coup d’œil sur sa frange. Julia a répondu : « Il y a plus ou moins deux ans, Cora. » On a rigolé tandis qu’on attaquait la route de montagne. C’est comme ça qu’on a commencé notre voyage.
    Ma voiture était restée sans rouler un bon bout de temps, sous une bâche argentée – tel un secret qu’on n’arrive pas à cacher ou un enfant qui essaie de disparaître en mettant ses mains devant les yeux -, entourée de tout un bric-à-brac, dans le garage de ma mère.

    Cora rentre donc au Brésil, non pas tant pour la naissance du petit frère, dont elle ne sait pas tellement quoi faire, que pour Julia et son surgissement improbable et imprévu. Alors que Cora revient de Paris, Julia atterrit depuis le Canada et les deux se lancent sur les routes du Rio Grande do Sul, région du sud du Brésil, frontalière avec l’Uruguay et l’Argentine. De la pampa, des plantations immenses de soja, des mines… un autre monde que Porto Alegre, ou même Soledade, et à des lieues de l’Europe ou du Canada. Mais les retrouvailles entre les deux jeunes femmes soulèvent d’autres questions. Lors de leurs études, elles sont passées d’amies à amantes, des sentiments assumées par Cora, dont la bisexualité était connue de ses proches, mais niés par Julia pour qui la situation était difficile à définir. Une rupture brutale avant son départ au Canada avait achevé de blesser Cora, qui revient donc sans vraiment comprendre ce retour soudain dans sa vie.
    Raconté du point de vue et par la voix de Cora, On adorait les cow-boys est un road-trip à plusieurs étages.
    Le premier étage, géographique, nous emmène avec les deux jeunes femmes dans le Rio Grande do Sol, grande région de cet immense pays qu’est le Brésil. On quitte les grandes villes pour des plus petites, des forêts, d’anciennes mines, la pampa, la frontière proche. Rencontres étonnantes qui s’égrènent au fil des jours, dessinant le tableau d’un Brésil varié et diffracté entre grandes propriétés, anciennes mines, paysages dévastés et gauchos, bien sûr.
    Le second étage sera plus temporel. Cora comme Julia ont connu des jours compliqués, entre divorce parental, reconstruction familiale et secrets de famille. Les longues heures sur la route et les rencontres qu’elles provoquent, la solitude et l’isolement seront l’occasion pour chacun de se confier, de partager des histoires tues pendant longtemps et de comprendre l’autre et soi-même un peu mieux.
    Le dernier étage nous emmène dans ce road-trip plus intime, fusion de la géographie et du temps, et qui conduira les deux jeunes femmes à laisser voyager leurs désirs et leurs émotions pour savoir jusqu’où elles iront, ensemble et chacune de leur côté. Trouver son rôle au milieu des chambardements familiaux, affirmer la place que l’on veut au risque de perdre l’autre, se trouver et s’accepter en allant à l’encontre des pensées familiales et affronter la fragilité provoquée par tous ces tremblements.

    On adorait les cowboys est un roman sensible et incisif, un voyage complexe et subtil dans la vastitude de la vie, sa vacuité parfois, baignée dans une nostalgie lente et poétique qui garde un œil rivé sur l’espoir de la suite.

    Traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec
    Éditions Belfond
    188 pages