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  • Portrait huaco – Gabriela Wiener

    Gabriela Wiener, journaliste et écrivaine péruvienne, vient de perdre son père. Elle qui vit en Espagne depuis des années retourne donc à Lima auprès de sa famille pour dire adieu au paternel, qui n’était pas un homme simple. En effet, Raúl Wiener menait une double vie, d’une part « l’officielle » avec sa femme et ses deux filles dont Gabriela, et d’autre part la « parallèle » auprès de sa maîtresse et d’une autre enfant. Et puis à ce père elle doit ce nom de famille tout à fait étranger de Wiener, elleux qui sont les descendant·es de Charles Wiener, explorateur juif autrichien naturalisé français qui a visité (et pillé) le Pérou à la fin du XIXème siècle.
    Être la (potentielle) descendante d’un explorateur-pilleur-de-tombes-, qui a profité de son passage au Pérou pour faire un enfant à une femme et emporter avec lui celui d’une autre, mais qui a raté le Machu Picchu, faut-il en rire ou enrager ?

    Ce qu’il y a de plus étrange à être seule ici, à Paris, dans la salle d’un musée ethnographique, presque sous la tour Eiffel, c’est de penser que toutes ces statuettes qui me ressemblent ont été arrachées au patrimoine culturel de mon pays par un homme dont je porte le nom.
    Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. Un arrière-arrière-grand-père est à peine un vestige dans la vie de quelqu’un, mais pas lorsque cet ancêtre a emporté en Europe rien moins que quatre mille pièces précolombiennes. Et quand son plus grand mérite est de ne pas avoir trouvé Machu Picchu, mais d’avoir été à deux doigts de le faire.
    Le Musée du quai Branly est dans le VIIe arrondissement de Paris, au milieu du quai qui porte le même nom, et c’est un de ces musées européens qui renferment d’importantes collections d’art non occidental en provenance d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Autrement dit, ce sont de très beaux musées érigés sur des choses très laides. Comme s’il suffisait de peindre les plafonds avec des motifs aborigènes australiens et d’installer plein de palmiers dans les couloirs pour que nous nous sentions un peu chez nous et oubliions que tout ce qui se trouve à cet endroit devrait être à des milliers de kilomètres de là. Moi y compris.

    Pas facile, donc. D’autant que si papa Wiener est un Blanc, maman, elle, est une chola, Gabriela est donc porteuse des gènes du pilleur et des pillé·es. Ce retour au Pérou est le début d’un grand bouleversement, de beaucoup d’interrogations qui couvaient dans l’existence du père et se retrouvent désormais sans contenant. Il y a son rapport au pays quitté, elle immigrée péruvienne en Espagne, pays colonisateur ; son lien avec son ancêtre et l’histoire familiale qu’il transporte ; sa gestion de cette double vie paternelle, elle qui, partie du Pérou avec Jaime son mari aussi cholo, vit désormais en couple polyamoureux et partageant leur lit et leur vie avec Roci une Espagnole, autre incarnation peut-être dans sa vie de la colonisation. La boucle est bouclée ?

    C’est un grand bond introspectif que fait ici notre narratrice. Un bond ? Un saut, une chute, car rien ne semble vraiment contrôlé, quand bien même l’autrice travaille ces questionnements depuis longtemps. Un jeune journaliste séduisant dans les rues de Lima et c’est le coup de canif dans le contrat polyamoureux ; un bandeau sur un œil et le père devient celui d’un autre ; un chercheur français ayant écrit sur Wiener devient dépositaire de la vérité filiale. Tout vacille et Gabriela doit reconstruire sa réalité pour avancer de nouveau. Elle compose, rencontre, assume, écrit, jalouse, baise, écrit, pleure, recherche, jalouse encore, elle se meut par cette nécessité impérieuse de comprendre ce passé composé pour être capable de continuer à imaginer la suite, retrouver les éléments et le sens de tout ce qui la fait elle, parmi le monde.

    Questionnement intime et enquête historique et social, dans ce « roman » Gabriela Wiener passe en revue les sujets majeurs qui traversent sa vie et irriguent en débordant la société. La décolonisation des vies est-elle un doux rêve ? C’est surtout un travail brutal qui ne cesse jamais et qui remet et est constamment remis en question pour la narratrice, qui passe par l’histoire de son pays, l’histoire familiale, celle de ses propres amours et de sa sexualité.

    Un récit drôle (oui oui), incisif, qui sème ses remous dans le corps et le regard, morcèle, recolle et fissure pour que chacun·e puisse y prendre ce qui colmatera les failles pour former une nouvelle carte, inconnue, chemin après chemin.

    Traduit de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    160 pages

  • Les serpents viendront pour toi – Émilienne Malfatto

    En 2019 dans la Sierra Nevada de Santa Marta, sur la côte Caraïbes de Colombie, Maritza Quiroz Leiva est assassinée. Elle vivait avec son dernier fils, Camilo, dans une ferme très isolée sur le versant nord de la sierra, un endroit appelé El Diviso. Pourquoi cette femme a-t-elle été exécutée, alors même que la situation en Colombie serait revenue au calme et à l’apaisement ?

    Voilà. La mala hora est arrivée. Dans quelques instants, Maritza Quiroz Leiva sera morte. Il fait noir sur les premières pentes de la Sierra Nevada. Des lumières filtrent par les interstices de la finca de Maritza, même pas une ferme, une masure de béton et de bois perdue dans le café, le cacao et les cris d’oiseaux. L’endroit s’appelle El Diviso. Pour y parvenir, il faut compter plus d’une heure à moto sur des pistes défoncées, glissantes, boueuses en saison des pluies, des virages serrés à l’assaut de la Sierra, cette titanesque étoile de roc, des cordillères comme des bras tendus vers le sommet et entre elles des rivières aux noms magiques qui coulent comme entre les doigts d’une main ouverte.
    La ferme est sur la gauche, accrochée aux pentes de caféiers, au bout d’une chemin bordé de mandariniers. Il n’est pas tard mais on ne distingue rien en cette nuit sans lune. Nous sommes les 5 janvier et Maritza va mourir.
    À l’intérieur, Maritza et son fils Camilo dorment encore. Ou peut-être Maritza est-elle déjà éveillée. Ce sont les coups sur le bois qui réveillent Camilo, ou peut-être sa mère, d’une pression sur l’épaule, il ne se souvient plus. Il est dans cet état un peu second du dormeur de l’après-midi qui revient à lui après le coucher du soleil. La radio ronronne en fond sonore, voix d’homme et voix de femme, une émission religieuse. Camilo se redresse sur le mauvais lit, ensuqué de sommeil, c’était une sieste vespérale, ils n’avaient pas encore dîné.

    Pourquoi ? C’est donc la question que se pose Émilienne Malfatto, et qui la pousse à aller enquêter en Colombie. Maritza Quiroz est ce que l’on appelle là-bas une « leader social », un terme assez général qui regroupe les syndicalistes, les activistes de tout bord, les citoyens engagés, bref, toute personne qui décide de revendiquer ses droits, contre l’état ou les paras.
    Maritza connaissait bien ces luttes, elle qui, assassinée à 61 ans, a grandi puis élevé ses enfants dans une pauvreté sourde et la menace constante de la guerilla, des groupes paramilitaires, de l’armée… La vie en Colombie a toujours été un combat, celui de la survie et des apparences, pour ne pas se faire buter par un groupe ou l’autre. Mais toute sa vie elle s’est battue, justement, et n’a rien lâché. Après la mort de son mari, et des années de misère crasse, elle retrouve la propriété et un bout de ferme grâce à un projet de l’état pour les victimes et déplacées du conflit armé. Mais rien n’est jamais clair en Colombie, et qui sait qui se cache derrière.

    Émilienne Malfatto mène une enquête sur la brèche, qui la conduit dans la jungle de la Sierra Nevada, à la frontière du Venezuela, jusqu’à la côte de Santa Marta. Elle suit la piste et la vie de Maritza, et avec elle le sentier du conflit armé qui déchira la Colombie et continue de brûler des vies, à coup de braises incandescentes que beaucoup font mine de ne pas voir passer. Qu’il s’agisse de brouilles et vexations datant de l’époque des FARC, de vengeances des paramilitaires ou bien de la main invisible mais omniprésente des narcos dont la violence et l’inhumanité dépassent l’entendement, les raisons de la colère sont nombreuses et bien souvent multiples. Interrogeant la famille, les voisins, d’anciens guerilleros, elle tente de comprendre le parcours de cette famille qui n’a tenté que de vivre au mieux, dans une dignité tranquille, de son travail de la terre et a dû composer toute sa vie avec la violence et les combats, les racontars et les menaces. Comme beaucoup d’autres vies qui se sont éteintes dans le son devenu banal des balles dans la moiteur ou la pénombre, celle de Maritza aura été complexe et d’un héroïsme simple d’une femme qui se bat pour faire vivre ses enfants et réclamer ce qu’on lui doit, payant le prix en double, pour être une femme, et pour se lever.

    C’est à Maritza qu’elle s’adresse d’abord, lui racontant ses rencontres, ses découvertes, ses doutes et ses échecs, une adresse post-mortem comme un dû de la vérité ou du moins de sa recherche. Jamais manichéenne tout en tressant son récit de l’émotion venue d’un pays et de ses vies brisées, Émilienne Malfatto sait que toute enquête de ce type ne sera jamais claire, que la vérité de chacun comporte des zones d’ombres et des mensonges, que personne ne peut être vraiment cru. Chacun a sa violence en lui, subie ou infligée, pour des raisons nombreuses, et devant la fausse paix qui muselle la Sierra Nevada jamais la parole ne sera libre et réparatrice.

    Avec beaucoup de tact et de poésie, me rappelant Leila Guerriero, Émilienne Malfatto ramène sur le devant de la scène la vie et la mort de Maritza Quiroz Leiva et de toustes les autres leaders sociaux assassiné·es en Colombie et ailleurs et livre une enquête de grande ampleur et d’une pudeur bouleversante.

    Éditions J’ai Lu
    126 pages

  • La chienne – Pilar Quintana

    Damaris et Rogelio sont mariés depuis de nombreuses années maintenant. Ils vivent sur une falaise proche de la mer et aussi proche de la jungle, avec Danger, Mosco et Olivo, les trois chiens. Malgré leur désir, aucun enfant n’est venu s’ajouter à leur famille. Un matin, alors que Damaris est au village, sur un coup de tête, elle adopte une petite chienne, tout à peine née et orpheline.

    -Je l’ai trouvé là ce matin, les pattes en l’air, dit doña Elodia en désignant du doigt un endroit de la plage où s’amoncelaient les déchets que la mer apportait ou déterrait : troncs, sacs en plastique, bouteilles.
    -Empoisonnée ?
    -Je crois, oui.
    Et qu’est-ce que vous en avez fait ? Vous l’avez enterrée ?
    Doña Elodia acquiesça :
    -Mes petits-enfants, oui.
    -Dans le cimetière ?
    -Non, juste là, sur la plage.
    De nombreux chiens du village étaient morts empoisonnés. Certaines personnes affirmaient qu’ils avaient été tués volontairement, mais Damaris n’arrivait pas à croire qu’il y eut des gens capables de faire une chose pareille, et elle pensait plutôt que les chiens avaient mangé par erreur un appât avec du poison qu’on avait laissé pour les rats ou encore les rats eux-mêmes, affaiblis par le venin et donc plus facile à chasser.
    -Je suis désolée, souffla Damaris.
    Doña Elodia hocha seulement la tête. Elle avait eu cette chienne pendant très longtemps, une chienne noire qui passait tout son temps couchée à l’entrée du restaurant et qui la suivait partout où elle allait : à l’église, à la maison de sa belle-fille, au magasin, sur la jetée… Elle devait être très triste, mais elle ne le montra pas.

    Damaris rentre chez elle avec cette chienne calée dans son soutien-gorge. Dans leur relation, l’extérieur est danger. Rogelio, qui n’aime pas les animaux, n’a pas le droit de l’approcher, les autres chiens sont trop gros et trop brutaux ; la famille et les ami-es ne peuvent pas comprendre. Le lien entre Damaris et sa petite chienne est vibrant, brûlant. Toute l’attention de la femme est accaparée par l’animal, qui grandit sous le regard couvant de sa maîtresse. Et tandis qu’elle grandit, Damaris apprend que les autres chiots de la portée, l’un après l’autre, meurent, décuplant son inquiétude et sa surveillance.

    Lectrice, lecteur, mon amour échappée, ce petit livre, je le croise depuis un moment maintenant. Mais que veux-tu, je n’ai pas d’attirance particulière pour les histoires sur la maternité, ni sur les chiens. Heureusement, l’autrice est colombienne et le livre a été chaudement recommandé dans le podcast Litté’Racisée par la libraire de Cariño, alors j’y ai finalement plongé sans crainte, et ce fut une riche idée.
    Dans un style presque lapidaire mais d’une puissance renversante, Pilar Quintana raconte en quelques poignées de pages la détresse, la peur, l’humiliation, le bonheur, l’abandon, la perte, bref, toute la constellation éruptive des émotions d’une femme que la mort et la tristesse accompagne depuis longtemps. De l’ami d’enfance emporté aux enfants qui ne viennent pas ; des regards coupables pour cette disparition enfantine aux jugements adultes devant l’incapacité à devenir mère, la vie de Damaris semble courbée sous un fardeau importable. Alors cette petite chienne, vous pensez bien. Mais un animal n’est pas un enfant, et quand bien même, aucun être vivant ne peut être à la hauteur de celui fantasmé et espéré désespérément pendant des années.
    Pilar Quintana nous emmène donc dans le quotidien et le passé de Damaris, auprès de cet homme, sans doute aimant et bon à un moment donné ; auprès de ses souvenirs et de Nicolasito ; auprès de sa cousine Luzmilla. Elle nous montre aussi la dureté des traditions et des conventions, les soins, les chamanes et les désillusions. Damaris et sa pauvre vie, sa vie de pauvre, son corps inutile qui la dégoûte et la trahit, elle nous en parle avec une main sur la gorge, pour étouffer les cris et les larmes, elle nous en parle de la seule manière possible, sans fioritures mais avec la poésie de cette jungle menaçante qui se glisse partout avec ses branches, ses arbres et ses bêtes ; avec la sauvagerie de la mer qui frappe les falaises, amène la pluie et emporte les audacieux-ses et les imprudent-es.

    Un roman intense qui met à vif les désirs, leurs tranchants et leurs complexités. Avec une tendresse violente, Pilar Quintana montre son héroïne dans une entièreté bouleversante et renvoie dos à dos nos instincts et notre raison lorsqu’il s’agit d’enfants, de leur absence, de leur disparition.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions J’ai Lu
    153 pages

  • Sirena Selena – Mayra Santos-Febres

    Martha Divine, tenancière du bar/bordel Danubio Azul à San Juan, a l’œil et l’oreille pour repérer les talents cachés, voire honteux. Au Danubio Azul, elle présente (elle l’espère) les meilleurs shows drag de l’île. Alors quand elle entend la voix de Sirena Selena, cette voix de cristal dans ce corps si frêle, elle sait qu’elle tient là une pépite d’or brut, et peut-être bien son ticket vers l’opération finale qui fera d’elle, enfin, la femme qu’elle veut être.

    Coque de noix de coco, ivre d’effervescence bleue, au nom des dieux parle, suave Selena, succulente sirène des plages illuminées, raconte-toi sous un spotlight, lunatique Selena. Tu connais les désirs effrénés des nuits urbaines. Toi, mémoire de lointains orgasmes réduits à quelques bribes d’enregistrement. Toi et tes sept chignons sans âme comme un oiseau sélénite, un oiseau photoconducteur d’insolentes électrodes. Tu es celle que tu es, Sirena Selena… et tu sors de ta lune en papier pour chanter de vieilles chansons de Lucy Fabery, de Sylvia Rexach, de Guadalupe Raymond la sybarite, dans ta robe de chagrin, devant un cortège d’adorateurs…

    La gloire pour Sirena Selena, Martha Divine la voit en République Dominicaine, l’île d’à côté. Alors ni une ni deux, une fois le numéro rodé, elles embarquent pour Santo Domingo, ses hôtels luxueux, ses riches hommes d’affaire et leurs penchants inassouvis. Martha est sûre d’elle, non seulement elle a l’œil et l’oreille, mais elle a le nez aussi, un sacré sens des affaires. Sirena, elle, sous ses airs d’ingénus, a déjà vécu mille vies, autant de morts et sait l’effet qu’elle fait, lorsqu’elle endosse son rôle, lorsque son port, ses robes dévalent le long des battements des cœurs qui trébuchent et sa voix s’empare des souffles courts des spectateurs, qui ne savent plus ce qu’ils désirent : elle, lui, eux, la vie, l’amour, les blessures.

    Lectrice, lecteur, mon souffle, tu le sais, il suffit parfois d’un simple titre pour se laisser porter. Sirena Selena, déjà, c’est joli. Mais Sirena Selena vestida de pena, c’est merveilleux. Et la promesse a été tenue. Ce roman, comme beaucoup de romans racontant la vie d’homosexuels, trans, drag dans certaines régions du monde, mêle l’espoir et la violence, la brutalité et la passion. Mais ici, c’est la passion, l’espoir et leur magie qui prennent le dessus. Martha Divine et Selena vont passer une semaine à Santo Domingo, chacune avec ses attentes, et cette semaine, qui sera pour chacune, d’une manière ou d’une autre, un accomplissement, un tournant, est aussi un regard sur le passé, ce qu’elles ont traversé pour en arriver là. Les familles brisées, aimées, recomposées ; les ami-es mortes ; les amant·es passioné·es et perdu·es, et toujours une rage pailletée d’aller vers ce qui brûle au fond des tripes : danser, briller, exploser de glamour et les mettre, tous, à leurs pieds. Mais toujours avec classe et élégance. Qu’ils croisent Martha et sa grande expérience, son regard aiguisé et son pragmatisme ou Selena et sa fougue, la fragilité apparente et insoutenable qu’elle dégage, les hommes et les femmes sur leur chemin ne peuvent que recueillir le souffle puissant de leur passage.

    Poétique, fort, enlevé et opulent, Sirena Selena suit les mouvements des tissus, des perruques et des nouveaux départs. Le roman foisonne, nous porte d’envers en revers, d’ourlets en coutures dans toutes les facettes de ces personnages lumineux et complexes, montrant leur vérité au monde. Les vies de Martha et Selena racontent aussi la vie de leurs ami·es, celle d’une région aux facettes multiples, carte postale touristique au recto, violence, abandon et combat au verso. Mayra Santos-Febres nous le raconte avec une force délicate pleine d’étincelles, aussi légère et puissante que la danse sans musique de deux jeunes garçons, pas de deux vers un avenir de possibles.

    Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
    Éditions Zulma
    329 pages

  • Comme des bêtes – Violaine Bérot

    On a retrouvé une fillette nue dans la montagne. Elle était sur le haut, sur un versant bien isolé, proche de la grotte aux fées. Vers la maison de Mariette et son fils, le grand et muet, et paraît-il, simplet jeune homme surnommé l’Ours. Et comme l’Ours était là aussi, proche de la petite quand on l’a retrouvé, c’est tout le village d’en-dessous, de la vallée, qui se chamboule et se met à parler.

    Je l’ai eu comme élève. Il doit y avoir vingt ans de cela. Dans une classe à plusieurs niveaux. En primaire.

    Il était vraiment grand de taille. Bien plus grand que ceux de son âge. Et même – il me semble- plus grand que sa mère. Mais je peux me tromper. C’était l’impression que ça donnait. Il était trapu pour un enfant de cet âge. Carré d’épaules. Large, vraiment. Mais surtout – oui, je le répète- vraiment grand.

    Non, il n’a pas fini son primaire. Ça s’est – comment dire-, ça s’est mal passé. Pas avec lui, non, avec lui c’était finalement assez simple. Mais avec sa mère. Elle n’a pas voulu accepter. Ce que nous préconisions, elle n’a pas voulu. Le parcours proposé, ce que l’on fait dans ces cas-là, elle a refusé. Elle s’est bloquée, totalement butée. À partir de ce moment-là, il n’est pas revenu. Il n’est plus retourné en classe.

    Non, il n’aimait pas l’école – enfin, je ne sais pas si je dois le dire de cette façon. Disons plutôt qu’il avait peur des autres enfants. De moi aussi, je crois. Il avait vraiment peur- du moins c’est mon point de vue, à cause des réactions qu’il pouvait avoir. Je l’avais installé au fond, tout seul. C’était important pour lui, de rester seul. C’était convenu avec les autres élèves. On ne l’approchait pas, on respectait sa solitude. Même moi, j’allais le moins possible vers lui. Si on le laissait au fond, seul, si on l’oubliait- enfin je veux dire si on faisait comme si on l’oubliait- c’était plus facile.

    Nous sommes dans les Pyrénées, dans un village petit entouré de hameaux accrochés à la montagne. Peu de gens, tout le monde se connaît et s’interconnecte, ou pas. Mariette y est installée depuis trente ans, dans une grange qu’elle a réaménagée, loin du village. En autarcie, presque, avec son fils. Alors la découverte de cette fillette de six ans, nue et apparemment bien portante, en compagnie du grand fils idiot du village ou force de la nature, selon les témoignages, ça va ouvrir les bouches (surtout si c’est la gendarmerie qui demande). Il y a celles et ceux qui ne les connaissent pas mais ont bien sûr un avis très tranché, celles et ceux qui les fréquentent de loin et préfèrent la nuance, et les autres, dont beaucoup ignoraient l’existence, qui les connaissent vraiment, Mariette et son fils.
    Les fantasmes ont la vie dure, et la mère célibataire et son trop grand, trop fort et trop silencieux enfant en transportent beaucoup. Ils se mêlent aux légendes pyrénéennes : ce garçon serait-il, comme le dit l’histoire, le fils d’un ours ? Et la petite, est-elle la fille de l’un ou de l’autre ou bien a-t-elle été enlevée par les fées et confinée dans leur grotte ?

    Les témoignages se succèdent dans la gendarmerie, traçant à traits grossiers puis de plus en plus finement l’histoire d’une famille marginale, mais peut-être pas tant que ça, dans un village qui se veut soudé, mais peut-être pas tant que ça. Certaines apparences doivent être préservées quand d’autres s’avèrent trompeuses. Mais même celles-ci doivent parfois rester visibles, pour maintenir l’illusion fragile à laquelle tout le monde s’agrippe. Dans ces cas-là, les autres versions, les possibles vérités seront filtrées, on y prendra ce qui colle au récit, et on préfèrera parfois, peut-être à raison, pour une fois, les légendes à la réalité. Parce que ce sont peut-être bien les fées qui ont récupéré la petite, et l’avoir arraché à leurs bras, à leur grotte, portera malheur à bien des gens.

    Cette farandole de témoignages découpe cette petite société et notamment son principal protagoniste, l’Ours, le Grand Muet, le seul qui ne prend jamais la parole, parce qu’il ne l’a pas et parce qu’on ne la lui donne pas. Celui qui, plus qu’un autre, est défini par les autres et dont le destin dépendra des voix qui s’élèveront plus fort. Elle donne aussi, dans les creux, la vie et le sort des femmes, qu’elles soient dites fées, ermites ou putains.

    Lectrice, lecteur, fée qui garde mon cœur, je me délecte en ce moment de courts romans qui sont comme des cailloux dans mes godasses (et je m’y connais, en chaussures pleines de cailloux), ces textes prenants dont on a l’impression de les dévorer et d’en ressortir chamboulée. Mais l’expérience venant, je peux te le dire maintenant, ce sont eux qui nous dévorent. Et « chambouler » n’est pas le bon mot. Comme des bêtes, tu le liras vite, car d’une part, il est court et d’autre part, c’est très très bien écrit, et ça se lit donc très très bien. Par contre, tu n’en ressortiras pas vraiment. Tu sentiras encore sous tes pieds l’estive pyrénéen ; sous tes yeux la montagne qui coule gentiment, toute en roche, en crêtes et en herbes sèches ; dans ta bouche le goût du fer imprègnera tes dents des morsures qui te démangent de donner. Dans la minéralité des Pyrénées il n’y a que les roches, les bêtes et les fées qui savent retrouver encore les traces d’humanité.

    Éditions Buchet-Chastel
    149 pages

  • Son corps et autres célébrations – Carmen Maria Machado

    La vie sexuelle et amoureuse d’un couple perturbé par l’étrange et intouchable ruban nouée autour du cou de l’épouse ; la liste des amant-es d’une femme alors que le monde est touché par une maladie contagieuse et mortelle ; la recension par le menu de douze saisons de New York unité spéciale ; des femmes qui deviennent transparentes avant de disparaître ; une perte de poids aux conséquences déchirantes ; une résidence artistique aux allures de retour dans le passé ; une soirée, des bleus, une caméra et des dialogues dans des pornos que personne n’entend, sauf elle.

    (Si vous lisez cette histoire à voix haute, vous êtes prié de prendre les voix suivantes :
    MOI : enfant, voix aigüe, sans intérêt ; devenue femme, même chose.
    LE GARÇON QUI DEVIENT UN HOMME PUIS MON MARI : forte, sans le faire exprès.MON PÈRE : aimable, tonitruante ; celle de votre père ou de l’homme qui vous auriez aimé avoir pour père.
    MON FILS : petit, voix douce, un rien zézayante ; adulte, la même que mon mari.
    LES AUTRES FEMMES : voix interchangeables avec la mienne.)

    Au départ, je sais avant lui que je le veux. Ça ne se fait pas et c’est pourtant ce que je vais faire. Je suis avec mes parents à une soirée chez des voisins et j’ai dix-sept ans. Dans la cuisine, je bois un demi-verre de vin blanc avec la fille de la maison, adolescente elle aussi. Mon père ne remarque rien. Tout est lisse comme une peinture à l’huile encore fraîche.Le garçon est de dos. Je vois les muscles de son cou et de ses épaules, son corps légèrement comprimé dans la chemise boutonnée, façon travailleur qui se serait habillé pour aller danser. Pourtant, j’ai l’embarras du choix. Je suis belle. J’ai une jolie bouche. Des seins qui débordent de mes robes, innocents et pervers. Je suis une fille bien, de bonne famille. Il a quelque chose d’un peu rugueux, à la manière des hommes parfois, qui me donne envie. Et il donne l’impression d’avoir la même envie.

    Pour reprendre le titre de l’une des nouvelles, ce sont ici huit textes comme huit bouchées, huit saveurs qui se glissent dans ton œil, lectrice, lecteur, ma célébration, pénètrent dans ton système nerveux, se coulent sur ta peau et l’électrisent, entre inquiétude et excitation.
    Carmen Maria Machado explore les corps féminins sous toutes leurs coutures, formes, injonctions, violences et désirs. Dans Le point du mari, la narratrice se marie jeune avec un homme qu’elle aime, à qui elle se donne, semble-t-il, avec délectation, accepte beaucoup, y compris le fameux point du mari après son accouchement. Mais celui-ci ne voyant que ce qui lui manque, est obsédé par ce ruban au cou de son épouse, qu’il ne peut toucher. Encore et encore il y revient, malgré les demandes de sa femme. Et cette obsession deviendra celle de leur fils, en grandissant. Huit bouchées raconte le besoin d’une femme de perdre du poids sous la pression de ses sœurs et de la société. Mais l’opération qu’elle subit, sil elle lui donne la silhouette dont tout le monde rêve, glisse aussi dans les tréfonds de sa vie et de sa maison le corps rejeté, haï, fantôme abandonné qui pèsera toujours sur sa vie.
    En résidence conduit une autrice dans une maison isolée, à Devil’s Throat, pour une résidence d’artistes. Alors que les peintres, photographes, sculpteurs et poétesses profitent du lieu et se gargarisent de leurs œuvres, notre autrice se rappelle le lieu comme le camp scout annuel pendant lequel elle s’est découverte et a vécu humiliation et mépris. Le passé se décalque sur le présent et s’y mêle, peut-être au point de l’y garder prisonnière.
    Particulièrement monstrueux est sans doute la pièce maîtresse de ce recueil. Ici, Carmen Maria Machado s’empare de la célèbre série New York unité spéciale, qui raconte les enquêtes sur les crimes sexuels de deux détectives, et la tord, la creuse, soulève les corps et les âmes. Les deux détectives voient apparaître leurs doubles parfaits et maléfiques, l’une est hantée par les jeunes victimes des viols qui imbibent son quotidien et habitent son être tandis que l’autre se perd dans les secrets de sa femme et ses propres désirs. Exercice incroyable s’il en est, elle fait de cette série stéréotypique dans sa construction un objet complètement métaphysique et fantastique, dérangeant et pénétrant.

    Les huit nouvelles explorent les désirs et la place du corps, celui qu’on arrache, qu’on caresse et embrasse, repousse, lacère, violente. Elles racontent aussi ce que le corps et l’âme se donnent et se confient, les effets des uns sur les autres. Tout autant littéraire, féministe et politique, Carmen Maria Machado interroge ici le couple, hétéro ou lesbien, la famille, le regard de la société sur le corps des femmes et son rapport à la violence qu’on lui inflige. Les narratrices racontent leur histoire et les histoires qui les ont bercées, rappelant combien la violence sur les femmes et leur corps est ancrée (et encrée) dans les contes, les légendes urbaines et les comptines.

    Fantastique, tragique, horrifique, noire, grinçante, Carmen Maria Machado met ses mains partout et sort de la glaise des histoires marquantes et singulières, de ces perturbations obsessionnelles dans la chair auxquelles on revient toujours.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Papot
    Éditions Points
    305 pages

  • Tu parles comme la nuit – Vaitiere Rojas Manrique

    Notre narratrice a quitté son pays, le Venezuela, pour la Colombie. Arrivée à Bogotá avec son mari Alberto et leur petite fille Alejandra, elle se retrouve face à une nouvelle forme de solitude et d’abandon. Isolée et apeurée, elle décide d’écrire des lettres à Franz, son correspondant imaginaire.

    Franz, ami inespéré,
    Je n’entamerai pas cette correspondance par d’hypocrites formules de politesse. Je serai sincère dès la première ligne : j’ai du mal à m’intéresser aux autres. Aujourd’hui, je ne m’enquiers de la vie de personne, sauf du père de ma fille, alors même que, retournement de situation, il ne voit plus l’intérêt de me raconter la sienne. Il faut dire qu’il y a cinq ans, je me payais le luxe de m’en soucier comme d’une guigne. C’était une autre époque, peut-être meilleure que celle d’où je t’écris. À présent tout a changé, les rares points d’appui et autres combines que j’avais ont disparu, partis en sucette.
    Je passe donc les comment vas-tu ?
    Je parie que si l’occasion se présentait de prendre un café avec toi, de connaître ton visage, de te parler en tête à tête, je la gâcherais. Me voilà désarmée, sans recours, parée de mon unique paire de lunettes rayées, cassées, et quand j’essaie de parler aux autres, les mots s’agglutinent au fond de ma gorge, collent à ma langue, alors je malmène les oreilles de mes auditeurs avec mes bafouillages, j’oublie ce que je voulais dire une seconde plus tôt et je fuis.
    Heureusement, je peux encore écrire, je peux encore exprimer un peu de ce qu’il y a de bon en moi, je n’ai pas tout perdu. Un de ces jours, je risque de me réveiller en parfaite bonne à rien.

    Elle fait partie de ces millions de Vénézuélien·nes qui ont quitté leur pays ces dix dernières années, fuyant la crise économique, politique, la faim et la violence. Comme beaucoup d’autres, elle est partie en Colombie, le voisin, dans une inversion des flux sans précédent. Le déclic de la fuite, ce fut sa fille Alejandra, deux ans, encore nourri au sein par manque de nourriture. Mais l’arrivée en Colombie n’est pas le havre de paix, le nouveau départ rassérénant.
    À sa naissance, pour cacher une blessure involontaire, les infirmières ont annoncé à sa mère que la petite « rejetait son environnement ». Annonce fausse mais anticipatrice des difficultés sociales qui poursuivront la narratrice toute sa vie. Au Venezuela, les médecins n’ont jamais su dire exactement ce qu’elle avait, ce qu’elle était. En Colombie, le parcours recommence, et en parallèle de la recherche d’un diagnostic (autisme, trouble bipolaire, dépression…), la narratrice tente de se retrouver en retraçant son chemin. L’exil a définitivement coupé les liens avec une famille qu’elle n’appréciait guère, exacerbe sa rage devant la déchéance de son pays et la met face au racisme quotidien qui vient lui clouer la langue. Car en plus de ses difficultés à s’intéresser et aller vers les autres, de peur de buter, de s’égarer, se tromper, ennuyer, prendre la parole à Bogotá c’est se dévoiler, se dire vénézuélienne, faire entendre l’accent voisin mais étranger, celui qui envahit, qui prend le travail des autres, qui mendie, c’est une faille que le moindre commentaire peut rendre béante. Seule avec sa fille la majorité du temps, elle prend donc un correspondant, Franz (tu auras sans doute deviné le nom de famille), et trouve dans l’écriture la seule manière de faire sortir les angoisses, les questionnements et la colère. Les doutes, aussi. Cet exil si douloureux et difficile qui laissait miroiter un nouveau départ, fallait-il le faire ? Ou bien rester au pays, à ne plus attendre que les choses aillent mieux mais sans espoir déçu.
    Étrange étrangère dans un pays inconnu, dont la langue, bien que commune, trahit et blesse, elle ne trouve que dans cette correspondance et dans la littérature le lieu de son repos. Mais pour Alejandra, elle le sait, elle doit parvenir à dépasser cela.

    Récit de l’exil et de la recherche, Tu parles comme la nuit raconte à vif les multiples départs et fuites consécutives à l’arrachement géographique. Vaitiere Rojas Manrique interroge la destruction et la reconstruction, la perte de sens et l’incompréhension autant sociale qu’intime, personnelle, politique d’une situation aberrante et insaisissable tant pour les autres que pour l’exilée. Remuant et poétique, c’est une voix forte qui s’élève, qu’il faut écouter et ne pas oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco
    Éditions Payot-Rivages
    171 pages

  • Widjigo – Estelle Faye

    Jean Verdier, jeune lieutenant de la jeune république française, est envoyé à la recherche du noble Justinien de Salers afin de le mettre aux arrêts. Nous sommes en 1793, et les particules n’ont pas bonne presse. Lorsqu’il trouve enfin sa cible, enfermé au sommet d’une tour en pleine tempête, le vieil homme lui demande une nuit dernière nuit avant de l’emmener, pour lui raconter son histoire. Car plus jeune et rejeté par son père, Justinien est parti pour le Canada, où il s’est retrouvé confronté à de bien cruelles aventures.

    Basse-Bretagne, 1793
    À chaque pas, la vase accrochait les semelles cloutées des Bleus, qui devaient libérer leurs pieds de son étreinte, dans un concert de chuintements liquides évoquant des sanglots. Avec la marée descendante, la côte empestait l’algue et la pourriture, en accord avec ce printemps malade où la jeune Révolution s’enlisait dans la guerre civile et le sang. Au-delà des écueils laissés à découvert, l’océan moutonnait, fouetté par le noroît. Le vent gerçait les lèvres des hommes et portait les embruns jusque sur la colonne de soldats. A l’horizon, une barre de nuages d’encre tranchait entre le gris des vagues et celui du ciel. Une tempête approchait.
    À la tête des soldats de la République, Jean Verdier, un lieutenant de vingt ans à peine, qui, avant la levée en masse, n’avait jamais quitté Paris, releva la pointe de son bicorne et examina le donjon.
    Ultime vestige d’une forteresse depuis longtemps arasée par les flots, la tour se dressait sur un récif affleurant à peine au-dessus de la surface, un îlot la plupart du temps, que les grandes marées d’équinoxe changeaient quelques heures par an en presqu’île. Un escalier taillé à même la roche menait à l’édifice, les premières marches rongées par le sel et recouvertes d’un épais manteau de coquillages.
    Jean couva d’un regard mauvais l’austère bâtisse de granit piqueté de criste-marine, au sommet de laquelle criaient des goélands. Leur proie les attendait là-bas, calfeutrée entre ces hauts murs. Justinien de Salers, ci-devant marquis des Eaux-Mortes.

    Quarante ans plus tôt, Justinien de Salers mène donc une vie de dépravé dans les rues de Paris. Son père l’envoie donc au Canada, où il continuera de fréquenter tripots et bars et de diluer son maigre argent dans l’alcool. Récupéré par un riche commerçant en fourrure, celui-ci lui demande de participer à un voyage en direction de Terre-Neuve à la recherche d’une expédition géographique disparue. C’est donc en compagnie de Clément Veneur, botaniste, le jeune Gabriel, unique membre de l’expédition géographique à être rentré, Marie, une voyageuse, coureuse des bois, autochtone, qu’il embarque en direction de l’île. Mais le bateau essuie une terrible tempête, et les survivants se retrouvent jetés sur une plage de Terre-Neuve, livrés à eux-mêmes. Le groupe de Justinien est au complet, en compagnie d’un trappeur, d’un officier anglais et d’un pasteur et sa fille. Mais rapidement, Justinien ressent au fond de lui qu’ils ne sont pas seuls, et une présence fantomatique et menaçante accompagne le trajet des naufragés.

    Plongés dans une forêt peu accueillante en fin d’hiver, nos naufragés vont devoir affronter l’hostilité de la nature, du climat et d’eux-mêmes. Chacun arrive avec ses peurs et ses secrets, ses croyances et ses dangers. Dans une ambiance de brume lourde et de verglas, poursuivi par des monstres qui vivent peut-être parmi eux, la survie passe avant tout par une confrontation avec soi qui sera peut-être la plus difficile.

    Lectrice, lecteur, mon insaisissable errance, malgré la chaleur, prends un plaid, car ce roman risque de te glacer le sang. Estelle Faye, que je découvre enfin, brille ici de plusieurs manières. Déjà par son grand talent pour nous envelopper dans une atmosphère des plus inquiétante. Que l’on soit dans la forêt de Terre-Neuve ou au sommet de la tour avec Verdier et son prisonnier, la paix et la quiétude sont balayées bien loin et nous restons sur un qui-vive constant, dans un air habité par les légendes et les peurs de chacun. Et bien sûr par son talent de narratrice. Prenant du début à la fin, Widjigo développe non seulement son intrigue mais aussi ses personnages. Estelle Faye nous entraîne dans la psyché de ces naufragés que la nature et l’abandon poussent dans leurs derniers retranchements.

    Mêlant vengeance, magie et expiation, Widjigo est un formidable roman fantastique et une plongée dans l’obscurité des monstres qui veillent au creux de nos poitrines.

    Albin Michel Imaginaire
    249 pages

  • La vie de couple des poissons rouges – Guadalupe Nettel

    Quels que soient nos rapports, nos liens avec eux, les animaux de toutes espèces peuplent nos vies à chaque instant. Choisis, aimés, repoussants, envahissants, dérangeants, ils mêlent leur présence à nos errances et peuvent impacter, littéralement, le cours de nos existences.

    Hier soir, Oblomov, notre dernier poisson rouge, est mort. Je le pressentais, l’ayant à peine vu bouger dans son bocal rond depuis plusieurs jours. Il ne s’ébattait plus comme avant, pas même pour attraper la nourriture ou poursuivre les rayons du soleil qui égayaient son habitat. Il semblait victime d’une dépression ou un équivalent dans sa vie de poisson en captivité. Je n’ai pu apprendre que très peu de choses sur cet animal. Je ne m’approchais que très rarement de la paroi vitrée de l’aquarium pour l’observer attentivement, et quand cela se produisait, je ne m’y attardais pas longtemps. Le voir là, seul dans son bocal, me faisait de la peine. Je doute fort qu’il ait été heureux. C’est ce qui m’a le plus affligée quand je l’ai trouvé hier soir, flottant tel un pétale de coquelicot à la surface d’un bassin. Lui, en revanche, a disposé de plus de temps, plus de sérénité pour nous observer, Vincent et moi. Et je suis sûre qu’à sa façon, il a aussi eu de la peine pour nous. En général, on apprend beaucoup des animaux avec lesquels on vit, même les poissons. Ils sont comme un miroir qui reflète les émotions et les comportements latents que nous n’osons pas voir.

    Nous croiserons donc des poissons rouges, propriétés d’un couple qui attend et accueille son premier enfant ; des cafards qui déferlent dans la cuisine d’un foyer bien sous tout rapport ; deux chatons qui déboulent (de poil) dans la vie d’une étudiante en pleine rédaction de son mémoire et de demandes de bourses doctorales ; un champignon qui s’invite dans une liaison passagère et un serpent trop soudainement surgi pour ne pas être symbolique.
    Ici les animaux apportent à leurs humains de garde, volontaires ou non, un miroir de leur vie. Alors que la narratrice de la première nouvelle sent que son compagnon s’éloigne d’elle, elle voit leurs poissons rouges se battre et se repousser. Les deux chatons recueillis par notre étudiante vont l’accompagner dans un tournant de sa vie en partageant une expérience forte.

    Lectrice, lecteur, mi pajarito colibrí, je ne t’en dirai pas plus sur ces différentes nouvelles, pour ne pas te priver du plaisir de les ressentir. Guadalupe Nettel nous dresse de magnifiques portraits de personnes en plein bouleversement, certains importants d’autres plus discrets, plus intimes, de ceux qui peuvent durer des années et marquer pour toujours, au fond de soi. Les animaux qui surgissent, qu’ils soient déclencheurs ou simples observateurs de prime abord, ne sont jamais neutres. Ils portent avec eux une clef de compréhension des chambardements humains. Qu’ils illustrent, partagent ou révèlent, leur présence et leurs actions montrent le lien vivace qui se créé entre les créatures vivantes et comment chacun habite les différentes facettes de mêmes situations, de mêmes sensations. Chaque nouvelle est un récit simple, intime et fouillé, mettant en lumière une recherche autant instinctive que réflexive sur ce qui nous meut et nous traverse. Étranges et lumineuses, ces nouvelles nous ramènent autant à notre animalité qu’à l’humanité des bestioles qui les peuplent et surtout à la chimie puissante qui se dégage de notre cohabitation.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Delphine Valentin
    Éditions Buchet-Chastel
    122 pages

  • Derniers jours d’un monde oublié – Chris Vuklisevic

    Il y a trois cents ans, la Grande Nuit s’est abattue sur le monde, et il ne resta que Sheltel, île seule au milieu d’une mer immense. C’est du moins ce que pensent les Sheltes.
    De l’autre côté de la lorgnette, et sur un bateau au milieu du grand Désert Mouillé, des pirates ont la grande surprise (et la très grande joie assoiffée) de voir apparaître là où les cartes des trois continents n’indiquaient rien, une île, semblant sortir du fond des mers et d’un autre temps. Après trois cents ans sans contact avec l’extérieur, les Sheltes sont-iels prêts à retrouver le reste du monde ?

    Le matin où les étrangers arrivèrent sur l’île, la Main de Sheltel fut la première à les voir.
    Elle allait revêtir son masque quand, par la fenêtre, elle aperçut un point sombre à l’horizon. Un mirage, crut-elle ; un tremblement de la chaleur sur l’eau. La mer était vide, bien sûr. Rien ne venait jamais de l’océan.
    Elle ne lança pas l’alerte.

    Désert des tortues plutôt que des Tartares, Sheltel se pense seule au monde depuis trois cents ans et ne peut donc décemment croire que ce bateau est vrai. Et pourtant. Après une mise en quarantaine le temps de savoir quoi en faire, les navigateurices, leur capitaine en tête, débarquent sur l’île, tout aussi étonné-es de l’existence de l’île et de son fonctionnement.
    Sur Sheltel, tous les habitants ou presque sont détenteurs d’un don, plus ou moins utile, plus ou moins puissant, allant de la capacité à allumer sa clope sans feu à celui de faire jaillir une source d’eau pure à travers le sol, en passant par le déchaînement des vents et le pouvoir de voler. Ces dons doivent être au service de la communauté, régie elle-même par le Natif, un roi héréditaire qui tient son pouvoir des écailles qui recouvraient ses ancêtres, mais de moins en moins leurs descendants. C’est Arthur Pozar qui régule les dons des habitants et décide qui fait quoi et qui, le cas échéant, ne fera rien du tout.
    La Main, celle qui incrédule n’a pas donné l’alerte, est la détentrice du droit de vie et de mort sur l’île, littéralement. Elle accompagne les naissances, autorise les mariages et les grossesses et prend les vies, maintenant un équilibre tant génétique qu’économique. Car sur cette île perdue, toutes les ressources sont précieuses car limitées et surtout l’eau, qui par période vient à manquer, provoquant sécheresse et révoltes.

    Ce qui s’est passé lors de la Grande Nuit, nous ne le saurons pas, ni comment s’est développé le monde qui les Sheltes croyaient mort. Ici, ce qui intéresse l’autrice, c’est la rencontre et comment elle vient bouleverser une société. Sheltel évolue depuis des siècles dans un régime féodal auquel s’adosse le culte de la Bénie. Les habitants se divisent en deux peuples, les Sheltes, présents sur l’île lors de la catastrophe, et les Ashims, issus d’un navire naufragé sur l’île peu de temps après la Grande Nuit. Ces derniers, ostracisés, sont reclus sur une partie du territoire et les deux peuples ne se mélangent guère. Tous, néanmoins, subissent le joug de la dynastie du Natif et son pouvoir de plus en plus dur tandis que les ressources viennent à manquer. Chaque protagoniste va voir dans l’arrivée de ces pirates, annonciateurs d’une nouvelle ère, un potentiel d’enrichissement ou d’effondrement qu’iel tentera de mettre à profit pour sauver sa peau.

    Entrecoupés de petits textes reproduisant de extraits de journaux, d’encarts publicitaire et autres communiqués nous laissant deviner une autre perception des intrigues ainsi que le futur de l’île, le roman raconte la fin d’un monde qui voit non seulement ses bases s’effriter mais son destin lui échapper, les chemins des possibles soudain si nombreux qu’ils en deviennent illisibles. Prenant et original, Derniers jours d’un monde oublié est une très belle découverte dans l’univers de la fantasy française et laisse espérer de beaux jours pour la suite !

    Folio SF
    352 pages