Kramp – María José Ferrada

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D est représentant de commerce pour les produits Kramp : visserie, clouterie et autres outils n’ont aucun secret pour lui, et il écume les quincailleries pour les proposer. M, c’est sa fille, et elle adore accompagner son père pendant ses ventes. C’est leur petit secret, le duo de choc de la quincaillerie.

D a débuté sa carrière en vendant des articles de quincaillerie : clous, scie, marteaux, poignées de porte et judas de la marque Kramp.
La première fois où il est sorti avec sa mallette de la pension où il logeait, il est passé à trente-huit reprises devant la principale quincaillerie de la ville, encore un village à l’époque, avant d’oser y entrer.
Cette première tentative de vente a coïncidé avec le jour où l’homme a posé le pied sur la Lune. Les gens se sont réunis pour regarder l’alunissage grâce à un projecteur que le maire avait installé sur le balcon de son bureau, et qui envoyait l’image sur un drap blanc. Comme il n’y avait pas le son, la fanfare des pompiers jouait une musique d’accompagnement.
Au moment où D a vu Neil Armstrong marcher sur la Lune, il s’est dit qu’avec un esprit décidé et le bon costume, tout était possible.
Le lendemain, après son trente-neuvième passage, il est donc entré dans la quincaillerie avec les chaussures les mieux cirées jamais vues dans l’histoire de la ville pour proposer les produits Kramp au gérant. Clous, scies, marteaux, poignées de porte et judas. Il n’a rien vendu, mais on lui a dit de revenir la semaine suivante.
D est allé prendre un café et a noté sur une serviette : toute vie comporte son alunissage.

C’est M qui nous raconte ici son enfance passée aux côtés d’un père un peu à côté niveau compétences paternelles, mais malgré tout très présent. Sa mère, assez effacée, ne voit pas tout et semble se moquer du reste. Après accord passé avec D, M est autorisée à l’accompagner après les cours et pendant les vacances, mais la mère ne vérifie pas, M préfère l’école de la vente et D aussi, préfère avoir sa fille avec lui. Car il faut dire qu’elle est une assistante de choc, la jeune M.
Pendant ces longs trajets en 4L qui les mènent de bourgades en centre-ville, de quincailleries en cafés, elle découvre tout un monde fait d’hommes ultra-spécialisés qui trimballent tout un univers dans leur valise et leur solitude dans des rades et des petits hôtels. Son univers à elle, elle le conceptualise dans la figure du Grand Menuisier, bâtisseur éternel du monde et des gens. Mais nous sommes au Chili, et, tiens, je ne te l’ai pas encore dit ? Nous sommes environ au début des années 80. Peut-être que le silence et la distance sans froideur de la mère n’est pas dû qu’à un désintérêt pour sa famille. Peut-être que cet E qui chasse les fantômes en porte aussi avec lui, et que chaque ville du Chili abrite les siens propres.

Avec une pudeur toute enfantine et une intelligence fine, M navigue dans son époque et parmi cette famille somme toute particulière avec grande aisance et une certaine dextérité. Les talents qu’elle développe et font sa réputation en tant qu’assistante de son père lors des ventes, elle les applique dans son quotidien pour déjouer les moments de gêne et comprendre les non-dits et les silences morts qui ponctuent les jours dictatoriaux. Une sorte de jeu qui prendra un sens différent en grandissant, révélant le dessous du plateau et l’origine des cicatrices.

Un roman qui se boit le temps d’un allongé et infuse, marine, se dissémine de par l‘originalité de sa forme et la parole de son héroïne. Divisés en une quarantaine de courts chapitres que l’on avale comme des cacahuètes au comptoir ou le spéculoos au bord de la soucoupe, on embarque d’autant plus dans le monde de M, sa comédie commerçante, son petit univers de VRP parallèle et la remontée soudaine et violente de la réalité, qui reste gravée dans les pages par un nom, unique et entier, premier arbre de la forêt qui surgit dans le monde de M et du Grand Menuisier.

Maria José Ferrada arrive avec un premier roman fort sur l’enfance et la dictature, le tout abordé d’une manière très originale qui porte encore plus son propos et l’émotion qu’elle nous apporte.

Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
Quidam éditeur
133 pages

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