Étiquette : Folio SF

  • Derniers jours d’un monde oublié – Chris Vuklisevic

    Il y a trois cents ans, la Grande Nuit s’est abattue sur le monde, et il ne resta que Sheltel, île seule au milieu d’une mer immense. C’est du moins ce que pensent les Sheltes.
    De l’autre côté de la lorgnette, et sur un bateau au milieu du grand Désert Mouillé, des pirates ont la grande surprise (et la très grande joie assoiffée) de voir apparaître là où les cartes des trois continents n’indiquaient rien, une île, semblant sortir du fond des mers et d’un autre temps. Après trois cents ans sans contact avec l’extérieur, les Sheltes sont-iels prêts à retrouver le reste du monde ?

    Le matin où les étrangers arrivèrent sur l’île, la Main de Sheltel fut la première à les voir.
    Elle allait revêtir son masque quand, par la fenêtre, elle aperçut un point sombre à l’horizon. Un mirage, crut-elle ; un tremblement de la chaleur sur l’eau. La mer était vide, bien sûr. Rien ne venait jamais de l’océan.
    Elle ne lança pas l’alerte.

    Désert des tortues plutôt que des Tartares, Sheltel se pense seule au monde depuis trois cents ans et ne peut donc décemment croire que ce bateau est vrai. Et pourtant. Après une mise en quarantaine le temps de savoir quoi en faire, les navigateurices, leur capitaine en tête, débarquent sur l’île, tout aussi étonné-es de l’existence de l’île et de son fonctionnement.
    Sur Sheltel, tous les habitants ou presque sont détenteurs d’un don, plus ou moins utile, plus ou moins puissant, allant de la capacité à allumer sa clope sans feu à celui de faire jaillir une source d’eau pure à travers le sol, en passant par le déchaînement des vents et le pouvoir de voler. Ces dons doivent être au service de la communauté, régie elle-même par le Natif, un roi héréditaire qui tient son pouvoir des écailles qui recouvraient ses ancêtres, mais de moins en moins leurs descendants. C’est Arthur Pozar qui régule les dons des habitants et décide qui fait quoi et qui, le cas échéant, ne fera rien du tout.
    La Main, celle qui incrédule n’a pas donné l’alerte, est la détentrice du droit de vie et de mort sur l’île, littéralement. Elle accompagne les naissances, autorise les mariages et les grossesses et prend les vies, maintenant un équilibre tant génétique qu’économique. Car sur cette île perdue, toutes les ressources sont précieuses car limitées et surtout l’eau, qui par période vient à manquer, provoquant sécheresse et révoltes.

    Ce qui s’est passé lors de la Grande Nuit, nous ne le saurons pas, ni comment s’est développé le monde qui les Sheltes croyaient mort. Ici, ce qui intéresse l’autrice, c’est la rencontre et comment elle vient bouleverser une société. Sheltel évolue depuis des siècles dans un régime féodal auquel s’adosse le culte de la Bénie. Les habitants se divisent en deux peuples, les Sheltes, présents sur l’île lors de la catastrophe, et les Ashims, issus d’un navire naufragé sur l’île peu de temps après la Grande Nuit. Ces derniers, ostracisés, sont reclus sur une partie du territoire et les deux peuples ne se mélangent guère. Tous, néanmoins, subissent le joug de la dynastie du Natif et son pouvoir de plus en plus dur tandis que les ressources viennent à manquer. Chaque protagoniste va voir dans l’arrivée de ces pirates, annonciateurs d’une nouvelle ère, un potentiel d’enrichissement ou d’effondrement qu’iel tentera de mettre à profit pour sauver sa peau.

    Entrecoupés de petits textes reproduisant de extraits de journaux, d’encarts publicitaire et autres communiqués nous laissant deviner une autre perception des intrigues ainsi que le futur de l’île, le roman raconte la fin d’un monde qui voit non seulement ses bases s’effriter mais son destin lui échapper, les chemins des possibles soudain si nombreux qu’ils en deviennent illisibles. Prenant et original, Derniers jours d’un monde oublié est une très belle découverte dans l’univers de la fantasy française et laisse espérer de beaux jours pour la suite !

    Folio SF
    352 pages

  • Amatka – Karin Tidbeck

    Vanja arrive tout droit d’Essre dans la colonie d’Amatka, bien au Nord. Là, elle est accueillie par Nina, Ivar et Ulla, qui seront ses nouveaux camarades. Envoyée par l’administration centrale, elle doit faire une étude de marché des produits d’hygiène utilisés dans la colonie septentrionale afin de connaître les besoins des colons et comment seraient reçues par les habitants de nouvelles marques, de nouvelles formules. Passionnant, non ?

    Vanja de Brilar Essre Deux, assistante d’information auprès des Experts de l’hygiène d’Essre, était là seule passagère de l’autotrain pour Amatka. Dès qu’elle eut grimpé les marches, la porte se referma derrière elle et le train démarra d’un coup sec. Vanja raffermit sa prise sur sa besace et sa mallette de machine à écrire, puis, du pied, poussa sa valise de l’autre côté de la porte coulissante. Il faisait parfaitement noir. Elle tâta le mur et découvrit un interrupteur près du seuil. Une lumière jaillit, diffuse et jaune.
    Le wagon voyageur était un espace exigu, vide à l’exception de couchettes en vinyle marron flanquant les murs et de porte-bagages chargés de couvertures et d’oreillers plats, assez larges pour qu’on puisse également y dormir. La voiture était conçue pour la migration, le transport des pionniers à la conquête de nouveaux espaces, ce qui, en l’occurrence, ne présentait aucune utilité.
    Vanja laissa ses affaires devant la porte et s’assit sur chacune des couchettes. Elles étaient aussi dures et peu confortables les unes que les autres. Leur revêtement, lisse d’apparence, se révéla rugueux et désagréable au toucher. Vanja choisit la banquette la plus éloignée de la porte, au fond à droite, juste à côté de la salle commune, d’où on voyait l’ensemble du compartiment. Ces lieux lui rappelaient vaguement le dortoir de la maison d’enfants 2 : mêmes matelas en vinyle sous les draps, même odeur tenace de corps. À cette différence que le dortoir regorgeait d’enfants et bourdonnait de voix.

    Amatka est la colonie 4. Il y en a, en avait 5. Située dans le nord, elle produit des champignons, ingrédient indispensable dans ce monde, tant à manger que pour fabriquer toutes sortes de produits. Ce monde, c’est un monde de repli pour une humanité décimée. Organisée en plusieurs colonies avec chacune sa spécificité, on y trouve une organisation très précise, très réglée. Les enfants grandissent dans des maisons d’enfants loin de leurs parents, chaque adulte est affectée à un travail et peut en changer de temps en temps. Tous se retrouvent pour partager des moments de loisirs, et le bien et la sécurité commune est la première des priorités. Tu vas me dire, lectrice, lecteur, mes mots d’amour, que tout cela ressemble un peu au Meilleur des mondes ou 1984. Mais c’est sans compter sur la particularité de ce monde : ce qui n’est pas nommé disparaît, ce qui est mal nommé se transforme. Tous les objets, bâtiments, vêtements… sont marqués de leur nom : fourchette, chaussette, valise, école, entrepôt… les habitants les nomment en les utilisant et régulièrement, ils se réunissent pour réécrire et repeindre les lettres qui maintiennent solides leur univers.
    Vanja arrive donc à Amatka pour une mission somme toute assez banale. Elle est envoyée là-bas car un peu fragile, elle semble, comme son monde, toujours sur la brèche, incertaine de la réalité des choses. Lorsqu’elle était enfant, son père s’est révolté contre ce qui lui paraissait une atteinte à la nature des choses et a été puni comme il se doit dans une contrée où le langage est destructeur : on lui a enlevé la possibilité de parler. Vanja va prendre le rythme de vie de sa nouvelle colonie et tomber tendrement dans la douceur d’un amour simple avec Nina. Mais la colonie cache dans son passé des événements troublants, et sa stabilité vacille de jour en jour.

    Dans cette dystopie au style aussi froid et dépouillé que l’est son univers, Karin Tidbeck parvient à nous guider en même temps que son héroïne vers les mystères que cachent Amatka et cette nouvelle terre. Derrière cette obligation de nommer correctement se dissimulent beaucoup de contraintes, d’interdictions, de malédictions. Quid de la création ? Elle est ici littéralement création et transformation. Celles et ceux qui sentent gronder en elleux l’anormal de la situation, l’étriquement de leur société et de leur vie doivent faire preuve d’un acte de foi, car personne ne sait ce qui se passera, si l’on cesse de nommer, si l’on change, si l’on manipule les objets pour les emmener sur une autre voie. Devant ce saut dans le vide, la fragilité de Vanja et la froideur de l’atmosphère se mettent à trembler, à grésiller, prêts peut-être à changer le cours des choses sous l’impulsion des mots et de la création.

    Traduit de l’anglais et du suédois par luvan
    Éditions Folio SF
    314 pages

  • Berazachussetts – Leandro Ávalos Blacha

    Milka, Dora, Susana et Beatriz, quatre institutrices jeunes retraitées, vivent ensemble et aiment aller se promener dans les parcs de Berazachusetts. Un beau jour, pendant l’une de leur balade, elles trouvent une femme avachie contre un arbre, morte ou endormie, vêtue seulement d’un legging dégueulasse, son énorme poitrine retombant de part et d’autre de son corps obèse. Impressionnées, un peu dégoûtées, mais néanmoins compatissantes, les quatre amies l’emmènent tant bien que mal avec elles et l’accueillent dans leur appartement. La jeune femme, Trash, s’avère être une zombie avec un problème d’assimilation de la viande et un sens aigu de la punkitude.

    Dora, Milka, Beatriz et Susana longeaient tranquillement un sentier dans le bois quand Dora s’arrêta, interdite, en désignant le bas-côté.
    « Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore une femme violée ? »
    Ses amies en savaient aussi peu qu’elle. Sous l’effet de la surprise, Milka avait laissé tomber le panier qui contenait le maté et les viennoiseries. Allongée par terre, le dos contre un arbre, il y avait une femme nue.
    « Si ça se trouve, c’est une pute, chuchota Dora. Regardez ses cheveux. »
    À vrai dire, s’il s’agissait d’une femme de la rue, elle se trouvait en pleine décadence. Elle était terriblement obèse ; ses cheveux étaient courts et d’un fuschia intense. On l’aurait cru morte sans le mouvement de sa poitrine qui révélait se respiration. À côté d’elle, les quatre amies se sentaient sveltes et belles. Ce qui les impressionnait le plus, c’était son torse nu, avec deux nichons gros comme des ballons de basket et de nombreux bourrelets de graisse qui retombaient en cascade. En dessous, elle portait des leggings en lycra couleur chair, qui lui donnaient l’air d’un gros insecte, et des rangers noires usées.
    « Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Susana.
    Pour toute réponse, Dora tira un appareil de son sac pour prendre quelques photos de la femme. Elle passait son temps à interrompre le cours de leur vie avec cette phrase : « Attendez, on va prendre une photo. »

    Berazachusetts, c’est une ville balnéaire qui pourrait être dans la banlieue proche de Buenos Aires, par exemple. Elle est traversée par le Rhin del Plata, qui pourrait être un cousin du Río de la Plata, peut-être. À Berazachusetts, on va trouver des politiciens corrompus, des bourgeois qui s’encanaillent, des jeunes révoltés polis, des violeurs, des assassins, des pauvres fous, des fous tout courts.
    La ville est sous la coupe de Francisco Saavedra, ancien maire et toujours aux affaires, richissime enfoiré cruel et méprisant. Il aime par-dessus-tout proposer aux pauvres de l’argent contre une action absolument immonde, comme se raser la tête, voire se casser la jambe. L’un de ses fils, Arévalo, a monté tout un divertissement pour fils de riche en demandant à de pauvres gars de violer des femmes, le tout en les filmant.
    C’est dans cette ville folle, vraiment, où tout le monde est plus ou moins affreux, sales et méchants, que débarque Trash. Et la zombie semble de loin la plus humaine de toute cette bande. Celles et ceux qui ne sont pas devenus des psychopathes violents et sadiques perdent doucement les pédales ou bien se créent leur petit monde. Comme Dora, qui parvient à se faire son chemin jusqu’au lit de Saavedra père, très étonnamment, qui préfére habituellement les mannequins aux femmes pauvres et vulgaires de banlieue. Ce sera cumbia et aménagement d’intérieur pour elle, tandis que sa coloc’ se disloque sous le coup de la mort, qui frappe assez souvent dans les parages, ou de désistement aussi soudain que violent, hein, toujours.

    Lectrice, lecteur, mon monde imaginé, bienvenue à Berazachusetts. Cette version plus ou moins parallèle de Buenos Aires rassemble tout ce que l’Argentine compte de cas désespérés, de violences sociales et de peurs enfouies. Je passerai ici sur sa géographie, drôle, fascinante et très bien expliquée dans la postface rédigée par la traductrice. Ce jeu sur la carte, qui mêle conurbation bonaerense et autres lieux du monde reconnaissable par beaucoup, amène un brouillage des pistes et des lectures qui permet de mieux nous imprégner du propos.
    Pourquoi et comment Trash est-elle devenue zombie, nul ne le sait, et a priori on a plutôt l’air de s’en foutre un peu, tant dans les rues de Berazachusetts que, petit à petit, dans notre tête. L’important n’est pas que Trash se régale des bras de ce violeur-ci ou de la cervelle de cet agresseur-là, c’est plutôt la déchéance qui l’entoure. Saavedra, symbole d’une élite qu’on ne peut même plus qualifier de déconnectée tellement son arrogance et sa cruauté dépasse tout, marque le niveau d’une indécence qu’on pensait inatteignable. A l’aune de tels comportements, il n’est donc pas illogique que la seule personne un peu sensée dans ce fatras soit celle qui a pu prendre un peu de recul sur l’humanité et qui en a peut-être retrouvé un peu en s’en éloignant.

    Alors que l’étrange succède au surnaturel, qu’une guérilla marxiste complote dans les sous-sols d’un quartier radioactif et que des fantômes et des pingouins envahissent les rues, il n’y aura de salut pour pas grand-monde, car de toute manière, personne ne le cherchait.

    Un court roman d’une efficacité grandiose, pop à souhait, grinçant et crissant comme le sol sableux du Déversoir.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Hélène Serrano
    Éditions Asphalte / Folio SF
    212 pages

  • Le jardin des silences – Mélanie Fazi

    Une belle-mère dangereuse, un tunnel qui apparaît mystérieusement au milieu d’une route, un jardin qui remue les souvenirs, des corneilles de Noël, des automates plus désirables que des humains, des dragons assassinés, un dieu à marier, et du givre paralysant…

    Voici, tout en vrac insensé, quelques éléments des douze nouvelles qui composent le recueil Le jardin des silences. Ces nouvelles portent toutes le miroir des pensées et ressentis intimes de leurs protagonistes. Du conte classique au conte gothique, Mélanie Fazi visite un large éventail de la littérature fantastique et nous présente douze histoires, douze portraits de femmes (principalement), d’hommes et d’enfants confrontées à une déchirure ou un changement dans leur quotidien.
    On y retrouve des éléments emblématiques du genre, comme l’humanisation d’automates, l’apparition de lieux mystérieux dans le quotidien, l’image du double ou encore l’irruption de créatures étranges, bien évidemment.

    « Petite, les visites du Ferme-l’œil m’intimidaient. Perché au bord de mon lit ou sur ma table de chevet, il racontait des histoires aussi prenantes que dérangeantes ou m’entraînait dans des promenades dont je ne savais ensuite si je les avais rêvées. Il les avait peut-être simplement semées dans ma tête en agitant un grand parapluie couvert d’images mouvantes. Au matin, il m’en restait des impressions tenaces. Des visions oniriques, des jeux de langages, des récits où princes et princesses triomphaient d’épreuves insensées.
    Ses histoires étaient parfois cruelles. J’ai appris depuis que la vie sait l’être aussi. »

    Swan le bien nommé

    Baignant dans une noire mélancolie, les personnages se débattent avec leurs peines, leurs regrets, leurs doutes et leur fragilité. Que ce soit un père gérant tant bien que mal la relation avec sa fille suite à son divorce, une jeune femme luttant contre la violence de son passé, ou cette autre, dépossédée petit à petit de sa vie, les relations familiales, le lien à l’autre, le lien à soi sont prédominants et emmènent les personnages dans les situations les plus périlleuses. Il faudra alors choisir, accepter, se confronter à l’incompréhensible, trouver les ressources et la force pour survivre, comprendre, ou se laisser entraîner dans l’obscurité.

    Quelques éclats de lumière s’échappent, avec Un bal d’hiver ou encore L’arbre et les corneilles, qui racontent les traditions, le deuil et le changement avec une émotion lumineuse. La superbe L’été dans la vallée, également, sur la détermination et les sacrifices parfois nécessaires à l’émancipation et la liberté, et la nouvelle finale, Les trois renards, texte musical dur et rayonnant sur l’isolement, la reconstruction. L’autrice nous propose également une immersion plus fantasy, avec Les sœurs de la Tarasque, dans laquelle de jeunes lycéennes attendent de savoir laquelle d’entre elles sera choisie par le dieu Dragon.

    « J’ai toujours préféré la dissonance à l’harmonie. Il peut naître de si belles choses du chaos. »

    Les trois renards

    Avec des postulats de départ parfois très simples, l’autrice déploie des merveilles et montre toutes les possibilités, sans fin, du fantastique. Le changement de vie, les moments de transition, le rapport au passé, au futur et au présent sont autant de moments parfois brutaux qui nous attrapent et nous tirent vers des monstres chimériques ou des endroits sombres et sans repères. Elle créé en peu de mots des atmosphères uniques, donnant à chaque nouvelle une saveur particulière, une musique personnelle qui nous trottera dans la tête une fois l’histoire terminée et ramènera avec elle son cortège de sensations et d’images.

    Un excellent recueil, donc, qui montre la vaste palette et le grand talent dans cet art merveilleux et fin de la nouvelle de Mélanie Fazi.

    Ici, la chronique de L’année suspendue, texte autobiographique incontournable de Mélanie Fazi!

    Folio SF
    320 pages

  • La peste et la vigne – Patrick K Dewdney

    Alors qu’il combattait aux côtés des Vars, Syffe, notre jeune héros, a vu son mentor défait, sa dulcinée s’éloigner et lui-même enlevé par des marchands d’esclaves carmides. Il passera 5 années enchaîné à Iphos, entre mine et bûcheronnage, violence et maladie. Mais tandis que ses geôliers et ses compagnons d’infortune s’effondrent sous les ravages de la peste, Syffe s’enfuit, miraculeusement rétabli, et part à la recherche de sa chère et tendre Brindille, qu’il espère retrouver saine et sauve, comme l’a promis le pérégrin, du côté des Ronces, auprès des mystérieux et mystiques Feuillus.
    C’est un périple plein de dangers et d’incertitudes dans lequel s’embarque Syffe. Fort de 5 années de plus, d’une bonne préparation physique travaillée dans les mines d’Iphos et bien qu’affaibli par la terrible peste marquaise, il parvient donc à s’enfuir de l’emprise des Carmides et se prépare à traverser de hautes et terribles montagnes. Il croisera dans son long périple les guerriers Arces, fiers et retirés, des gens de peu et de biens, des soldats et des mercenaires. Et plus il avance, ne gardant en tête que son amour pour Brindille, plus les autres et le monde semble lui rappeler qu’il n’est pas un jeune homme comme les autres. Le pérégrin et les Feuillus, en plus de sa flamme, pourront-ils lui donner sa vie ?

    « Je passai cinq années de ma vie à Iphos.
    Ma mémoire des mines est une chose laide et obscure, que je m’efforce d’effleurer seulement par accident et qu’il m’est difficile de coucher sur le papier. Malgré tout, le triangle restera gravé dans ma chair jusqu’au jour de ma mort, une marque indélébile de ce qui fut alors, et qui me privera toujours du luxe de l’oubli. Aujourd’hui encore je suis capable d’invoquer l’odeur de la fosse avec une terrifiante facilité. »

    C’est donc après la description de ce petit pont de 5 ans que Syffe reprend son récit avec la lutte contre la maladie et la longue randonnée à travers ces magnifiques et mortelles montagnes qui dissimulent de nombreux secrets en leurs épines et ravines. Nous retrouvons avec plaisir le style poétique et très travaillé de l’auteur, et cette première partie montagnarde vrille les sens et nous replonge avec brio dans l’épopée du jeune garçon.

    Il ne lui sera bien évidemment rien épargné pendant les presque 600 pages qui le sépare d’hypothétiques retrouvailles avec Brindille, et il découvrira que pendant ses 5 années d’esclavage, la guerre et le déluge de misère et de violence qu’elle essaime se sont également répartis sur nombres de comtés du pays. Il retrouvera d’ailleurs plus tard le fracas des armes, la franche ( ?) camaraderie et les massacres.

    Notre Syffe maintenant jeune homme va donc voir ses croyances et principes durement hérités de la Pradekke mis à rude épreuve et devra trouver en lui et en les autres la force, la confiance, voire la foi, pour ne pas perdre pied. Mais alors qu’il s’accommode de la complexité des relations humaines, les ombres mystiques et fantastiques vont l’enlever de plus en plus et questionner ses origines, sa destinée et son véritable libre-arbitre. Syffe est-il maître (autant que faire se peut) de sa vie, suit-il un chemin tracé par d’autres, ou trace-t-il lui-même une histoire qui le dépasse ?

    Au diable Vauvert
    600 pages

  • L’enfant de poussière – Patrick K. Dewdney

    Le jeune Syffe, petit orphelin, a été confié aux bons soins de la veuve Tarron avec 3 autres camarades. Pas particulièrement malheureux, les 4 amis vivent leur enfance entre corvées à la ferme et jeux dans les bois. Vivant leur insouciance paisible en banlieue de la grande ville de Corne-Brune, ils ne prêtent qu’une oreille bien distraite aux murmures qui s’en échappent et évoquent, un jour, la mort du roi Bai. Cet événement qui aurait pu n’avoir aucune conséquence en d’autres lieux et d’autres temps, va pourtant déclencher une lutte de pouvoir qui déchirera leur vie et bouleversera, bien évidemment, leur destin, celui de leur contrée, et bien plus !
    À la suite de quelques manquements à la loi, Syffe se retrouve bien malgré lui embringué dans les intrigues politiques de Corne-Brune, où il découvrira le racisme infligé aux peuples claniques (dont il est lui-même un représentant), les magouilles pour le pouvoir, mais aussi une étrange menace, entre fantasmagorie et sorcellerie. C’est donc le début d’un parcours initiatique doublé d’un sacré chemin de croix pour notre jeune héros, qui découvrira de la vie bien plus qu’il n’en aurait rêvé.
    Divisé en quatre parties, ce petit pavé va nous balader avec Syffe dans ce territoire au bord du chaos, 4 étapes charnières de sa jeune vie ponctuées de rencontres fortes et de moments sombres et sanglants.

    « Nous étions couchés dans les herbes folles qui poussent sur la colline du verger et, de là, nous voyions tout. L’ai était pesant, presque immobile, rempli du bourdon estival des insectes. Autour, il y avait le parfum mêlé des graminées et l’odeur douceâtre des pommes qui mûrissent. Suspendus aux branches chargées de fruits, des charmes d’osselets gravés tintaient mélodieusement pour éloigner les oiseaux et la grêle. Face à nous se dressaient Corne-Colline et les murailles sombres de la cité de Corne-Brune, grassement engoncées dans la poussière que soulevaient les charrettes de la route des quais. Enfin, au bout du chemin sale que nous surplombions, derrière le petit port fluvial, la Brune coulait paresseusement. »

    C’est un retour à la fantasy pour moi, après une pointe de lassitude suite à des séries interminables et souvent interminées, soit par moi, soit par l’auteur, soit par l’éditeur, et donc un brin de frustration. Mais ce cycle de Syffe était sorti avec une aura très enchanteresse et une telle ribambelle de critiques enthousiastes que j’ai eu envie d’y jeter un œil. Et puis il était déjà sur mon étagère quand j’ai appris qu’il y aurait…. 7 tomes. Arf. Bon.

    Mais qu’en est-il finalement ? Et bien, ma foi, cet Enfant de poussière en ce qui me concerne aura très bien fait son office ! L’écriture de Patrick K. Dewdney est absolument entraînante et nous emmène avec elle par le bout de l’esperluette sur les chemins et dans les bois de la contrée de Corne-Brune, et au-delà, avec un plaisir grandissant. Le jeune Syffe, petit héros d’environ 8 ans quand commence notre histoire, fait un protagoniste fort agréable, dans la tradition des jeunes garçons qui ne savent pas d’où ils viennent et se retrouvent au centre d’un bouleversement historique. Les personnages secondaires sont extrêmement bien campés, un peu stéréotypés mais sans facilité dans leur caractère et leurs desseins. L’univers lui-même fourmille de détails, de richesse et de vie, on sent que l’auteur l’a bien pensé et réfléchi, et sait où il nous emmène. On pensera bien sûr à Robin Hobb et Fitz pour ce destin juvénile au long cours qui l’attend, nous avec.

    Alors certes, on ne trouvera, je pense, rien de bien révolutionnaire dans ce premier tome. La trame semble très classique, l’univers médiéval parlera à tous les aficionados du genre tout comme les caractérisations des personnages. Mais tout cela est très bien ficelé, merveilleusement écrit et fort bien mené. Beaucoup de pistes différentes brillent dans cette forêt littéraire, nous n’en sommes encore qu’à l’orée, et on ne peut qu’espérer que les 6 (!) tomes restants n’en laissent de côté aucune  envahies de fougères et garde ce souffle épique et poétique qui fait la richesse de cette entrée en matière.

    Folio SF / Au diable vauvert
    784 pages

  • Je suis la reine – Anna Starobinets

    En 6 nouvelles, très courtes ou plus développées, Anna Starobinets impose son univers fantastique, entre glauque et gêne, et nous met en porte-à-faux avec la réalité. Juste un peu en décalage, comme ses personnages, qui voient leur quotidien s’enrayer un brin et, doucement mais sûrement, dérailler et emmener avec lui leur conscience, leur lucidité.

    Dans la première nouvelle, le petit Sacha doit choisir entre respecter les Règles qu’une voix lui édicte dans sa tête, et dont l’infraction serait la cause de grands malheurs, et obéir à ses parents, qui ne comprennent pas les comportements aberrants de leur fils.

    Les terreurs enfantines et la recherche de sens à l’incompréhensible guident les réflexions terrorisées de Sacha, pour qui, finalement, le fonctionnement est simple : s’il suit à la lettre les Règles, de plus en plus contraignantes, tout ira bien. Si au contraire il échoue, alors la punition sera terrible et il en portera le lourd poids de la responsabilité.

    « Les crevasses de l’asphalte faisaient la loi. Telle une menace. Il y en avait trop, elles brisaient le rythme. Sacha trottinait dans la rue, ses mains moites enfoncées dans les poches de son jean. Pour avancer, la règle était la suivante : quatre petits pas, enjamber une crevasse, repartir du pied droit, encore quatre pas, puis re-crevasse, noire, rongée sur les bords, et repartir du pied gauche.. le problème c’était que les crevasses tombaient tantôt au troisième, tantôt au deuxième pas, l’obligeant à ralentir brutalement. Il trébuchait, changeait précipitamment de pied, mais ce n’était jamais le bon qui se retrouvait à enjamber la crevasse. Et ça le terrifiait. »

    Dans la seconde, Dima, monte dans le train de nuit entre Rostov-sur-le-Don et Moscou pour aller y acheter un chien. À son réveil, sa vie aura changé de sens et ses repères se seront faits la malle. Un effet de l’alcool ou une fuite en avant ? Dima va devoir jongler entre souvenirs et fantasmes et choisir ce qu’il préfère, au risque de tout perdre.

    La troisième nouvelle, la plus courte, raconte l’histoire d’une soupe. Ou plutôt d’un homme qui oublie un jour une casserole de soupe au frigo et s’y attache un peu trop quand celle-ci commence à développer sa vie propre.

    Vient ensuite la nouvelle-titre, Je suis la reine. Le petit Maxime tombe malade après une balade en forêt et se comporte de manière de plus en plus étrange au fil des mois. Asocial, violent, isolé. Il se goinfre de sucre et fait des réserves, se coupe de l’école et terrifie sa sœur, qui refuse de s’approcher de lui. Que s’est-il passé lors de cette promenade ? Le petit Maxime serait-il possédé ?
    Cœur du recueil et plus longue des nouvelles, Je suis la reine en est aussi le climax dans ce qu’elle a d’insidieux et d’obsédant.

    La cinquième nouvelle nous présente une étrange Agence qui embauche des scénaristes pour rédiger les histoires de vengeance de leurs clients. Un matin, un client bien étrange, qui semble connaître notre narrateur, vient lui passer sa commande. Perplexe, le scénariste se met au travail, bien ue chamboulé par la haine qui dégouline de son client.

    Enfin, pour clore cette galerie décalée, nous rencontrons Yacha, qui se sent bien vide et silencieux en se levant ce matin. Une résonnance, un rythme lui manque. Est-on mort lorsque le cœur ne bat plus ?

    Les personnages d’Anna Starobinets subissent ce qui leur tombe dessus, sans vraiment le comprendre. Ils essaieront, comme Dima, de chercher une explication, ou suivront ce nouveau chemin qui leur fait prendre les ornières, dans lesquelles se cachent les monstres qui dévorent tout.
    Acide et dérangeant mais complètement fascinant, voici comment je pourrais décrire l’univers de Starobinets. Les phrases se succèdent, s’insinuant sous la peau, laissant leur traînée froide et malaisante, touchant au plus viscéral, et l’on s’agrippe, poussé par ce même instinct que les personnages des nouvelles, ce trouble morbide par lequel on glisse la main dans la masse grouillante et suintante de nos faiblesses, de nos vanités et de nos peurs.

    Folio SF
    Traduit par Raphaëlle Pache
    195 pages