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  • Les bâtardes – Arelis Uribe

    Deux cousines séparées par une dispute entre mères se retrouvent quelques années plus tard ; une chienne seule dans une rue, la nuit ; une passion naissante entre deux jeunes femmes qui n’ont rien en commun ; les premières amours virtuels qui prennent corps, parfois qu’on le veuille ou non et sans que l’on ne sache quel sera ce corps ; une visite bouleversante dans une école du sud ; une question irrépondue sur le stockage des heures perdues en attendant le 29 février ; deux amies inséparables séparées, qui, peut-être vont se retrouver.

    Quand j’étais petite, avec ma cousine, on s’embrassait. On jouait à la poupée Barbie, à manger de la terre ou à frapper dans nos mains en chantant. Je passais un week-end sur deux chez elle. On dormait dans son lit. Parfois, on enlevait le haut de nos pyjamas et on jouait à plaquer nos tétons les uns contre les autres, à l’époque ce n’était que deux taches rosées sur un buste plat. On avait toujours été ensemble. Nos mères étaient tombées enceintes à deux mois d’intervalle. Elles nous avaient allaitées en même temps, changées en même temps, on avait eu la varicelle en même temps. Il était presque évident que plus tard on habiterait ensemble et qu’on jouerait à la dînette et à la poupée, cette fois dans la vie réelle. Je croyais que ce serait toujours elle et moi. Mais les adultes abîment tout.

    Huit nouvelles pour raconter le Chili à hauteur de jeunes filles et femmes dont le quotidien, morne, semble se limiter à une vie de banlieue grise, un lycée triste et décrépi, des amitiés fortes vouées à se dissoudre dans des injonctions sociales strictes, des amours écrasées par les classes sociales et les avenues qui séparent les quartiers populaires des résidences bourgeoises de Santiago. À l’ombre de la cordillère, le Pacifique n’existe pas et Santiago est une île au milieu d’un Chili lui-même insulaire. Pas de misérabilisme, de défaitisme, de grandes tragédies ici, seulement une vie quotidienne que les narratrices habitent en ayant l’impression qu’une autre vie leur échappe. La vie des établissements privés inatteignables, seule porte vers la réussite sociale, le beau mariage avec un homme blanc, les voyages en Europe. Avec leurs airs de journaux intimes, de confessions sous un arbre à l’oreille d’une amie dont on aurait presque honte du contenu tellement il nous paraît insignifiant et peu intéressant, les nouvelles d’Arelis Uribe racontent les jours ignorés de celles que le Chili met de côté. L’insécurité des rues la nuit qui pousse une jeune étudiante à se reconnaître dans cette petite chienne qui trottine à ses côtés, inconsciente, contrairement à la narratrice, du danger qui la guette. Les écoles délabrées, dans les quartiers populaires de Santiago, de l’Araucanie et d’ailleurs, là où la beauté renversante du paysage tranche avec la pauvreté, le racisme et la violence sociale qui enserrent les filles. La grossesse adolescente qui vient tuer le jeu de l’enfance, les possibilités d’un rêve qui n’existait pas et ancre l’enfermement dans un schéma qui n’en finit plus de se répéter.
    En racontant ce qui, pour elles, sont des petites déceptions de la vie, les premiers flirts déçus, le mépris pour les peuples autochtones et les métis qui se glissent jusque dans les conversations d’enfants, elles prennent voix, elles trouvent une parole jusqu’alors étouffée et qui, peut-être, a rejoint le cri de l’estallido social de 2019 dans un souffle rageur. Car les héroïnes d’Arelis Uribe comprennent, consciemment ou non, qu’elles sont prisonnières d’un ogre, de ce système néo-libéral autoritaire dont le Chili ne parvient pas à se libérer, d’un monde dans lequel, pour la majorité, la Bolivie est un ailleurs lointain et l’Araucanie une histoire médiatique de violences. Il suffirait peut-être d’une entorse, d’un coup de tête et de possibles retrouvailles pour prendre en main, ne serait-ce qu’un instant, un peu de pouvoir sur sa vie.

    Arelis Uribe donne un porte-voix à ces jeunes femmes, métisses, pauvres ou juste pas assez fortunées pour pouvoir prétendre à autre chose, amoureuses déçues d’avance qui perçoivent leur vie comme insignifiante, et y apporte tout son sens. Elle leur donne, enfin, leur place et leur importance.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Postface de Gabriela Wiener
    Quidam éditeur
    113 pages

  • L’impératrice du Sel et de la Fortune – Nghi Vo

    L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, est en route pour la capitale de l’empire. Elle y assistera à l’éclipse du mois, ainsi qu’à la première cérémonie du Dragon de l’impératrice. En chemin, elle fait halte au bord du lac Écarlate où il rencontre Sun, alias Lapin, ancienne servante de l’impératrice In-yo. Accompagné de son neixin, la piquante huppe Presque-Brillante, il va séjourner quelques temps auprès de la vieille dame, et découvrir son histoire.

    « Quelque chose veut te manger, lança Presque-Brillante, perchée sur un arbre voisin. Je ne lui en voudrais pas s’il y parvient. »
    Un tintement. Chih se remit debout et examina soigneusement le cordon de clochettes qui entourait le bivouac. Un instant, elle se crut de retour à l’abbaye des Collines-Chantantes, en retard pur une nouvelle tournée de prières, de corvées et de laçons, mais les Collines-Chantantes n’étaient ordinairement pas baignées d’une odeur de fantômes et de pin humide. On n’y sentait pas se dresser les poils de ses bras en signe d’alarme ni bondir son cœur dans sa poitrine sous l’effet de la panique.
    Les clochettes étaient de nouveau immobiles.
    « J’ignore ce que c’était, mais le danger est passé. Tu peux redescendre. »
    La huppe poussa un gazouillis, qui parvint à exprimer en deux notes tant le doute que l’exaspération. Néanmoins, elle se posa sur la tête de Chih, où elle se balança, mal à l’aise.
    « Les protections doivent toujours être en place. Nous sommes très près du lac Écarlate à présent.
    -Nous ne serions jamais arrivés si loin si on ne les avait pas neutralisées. »
    Chih y réfléchit un instant, puis enfila ses sandales et se glissa sous le cordon de clochettes.
    Effarouchée, Presque-Brillante s’envola dans un tourbillon de plumes avant de redescendre sur l’épaule de l’être humain.
    « Adelphe Chih, regagne tout de suite le campement ! Tu vas te faire tuer et je serai obligée de rendre compte à notre Céleste de ton irresponsabilité.
    -Je compte sur la précision de ton rapport, rétorque Chih d’un air absent. Maintenant, chut ! Je crois distinguer ce qui a fait ce raffut. »
    La huppe exprima son mécontentement d’un battement d’ailes mais enfonça plus fermement ses griffes dans l’habit de Chih. En débit de sa bravade, celle-ci se sentit réconfortée par la présence de la neixin sur son épaule et elle leva la main pour lui caresser doucement la crête avant de s’avancer entre les pins.

    Vendue pendant sa plus tendre enfance au palais impérial, Lapin passe plusieurs années à laver et récurer les couloirs puis les chambres du palais. Lorsque l’empereur prend pour femme In-yo, fille d’un seigneur du Nord vaincu, Lapin se sent fascinée par cette jeune femme forte et méprisée par le reste de la cour, qui la prend pour une barbare déchue venue de contrées sauvages. Elle l’accompagnera plusieurs années, pendant son séjour au palais puis lors de son exil au bord du lac Écarlate.
    Chih, dont la mission est, entre autres, de recueillir les histoires pour tramer la grande histoire, découvrira la destinée improbable de cette femme du peuple qui aura vécu aux côtés d’une impératrice puissante dont les actes transformeront le pays. Au détour de leurs conversations provoquées par la découverte d’objets disparates disséminés dans la maison, elle apprendra le grand intérêt de l’impératrice pour les voyants et autres devins, la surveillance constante dont elle faisait l’objet de la part du pouvoir impérial, la sororité qui grandira entre Lapin et elle, mais aussi avec les dames de compagnie qui ne feront que passer à Fortune-Prospère, afin d’éviter justement, de trop grands liens.

    Cette novela, premier tome des Archives des Collines-Chantantes, nous entraîne dans un monde qui mêle traditions, folklore et géo-politique aux résonances chinoises et sud asiatique, peut-être lao ou vietnamiennes. Derrière cette forme courte qui se lit avec facilité, sous ses allures de livres de souvenirs décousus, Nghi Vo nous raconte surtout la résistance d’une femme face à la domination de son peuple et sa lutte pour survivre malgré le danger qu’elle représente. Elle nous montre aussi comment la grande histoire, celle qui pourrait être la plus importante, celle de l’impératrice, prend un sens complètement autre quand elle se reflète dans celle de Lapin. Elle parle enfin, à travers l’adelphe Chih et son oiseau, de la transmission et de l’importance égale des récits pour avoir une vue la plus grande et la plus complète possible des vies, dans leur complexité et leurs variétés.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mikael Cabon
    Éditions L’atalante
    120 pages

  • La saison des ouragans – Fernanda Melchor

    La Matosa est un petit village mexicain, quelque part entre Mexico et la mer, mais plutôt très éloigné des deux. Assez éloigné aussi des champs de pétrole, suffisamment pour que les emplois lui échappent. Entouré de champs de canne à sucre, le village entasse les cabanes bancales faites de tôles et de briques, colmatées à la sueur et aux cris. Seule, une grande maison à la sortie. C’est celle de la Sorcière. Cette femme terrifiante tiendrait ses pouvoirs autant de sa mère que du diable, et propose aux femmes potions et sorts, et aux hommes plaisirs charnels et drogues. Mais un beau jour, on découvre le cadavre de la Sorcière dans une rivière.

    Ils sont arrivés jusqu’au canal par le fossé qui monte depuis la rivière, armés de frondes prêtes pour la bataille, les yeux à peine ouverts, comme si le soleil de midi les avait cousus. Ils étaient cinq et le chef était le seul à avoir un maillot de bain : un short rouge qui étincelait au milieu des plants de canne à sucre, assoiffés et encore bas en ce début du mois de mai. Le reste de la troupe le suivait en caleçon, tous les quatre avaient des bottines en caoutchouc et portaient à tour de rôle le seau rempli de petits graviers que le matin même ils avaient pris dans la rivière ; tous les quatre, renfrognés et farouches, étaient tellement disposés à s’offrir en sacrifice que même le plus petit d’entre eux n’aurait pas osé avouer qu’il avait peur mais avançait prudemment derrière ses camarades, l’élastique de la fronde bandé entre ses mains et un caillou bien serré au creux de la lanière de cuir, prêt à être lancé sur ce qui pourrait surgir en cas d’embuscade. Ils progressaient sous le chant du passereau recruté pour jouer les sentinelles dans les arbres, dans leur dos, sous le tintement des feuilles violemment écartées, ou le bourdonnement des pierres fendant l’air tout près d’eux, ou encore sous la brise chaude pleine d’urubus éthérés se découpant sur un ciel presque blanc, dans une puanteur plus redoutable encore qu’une poignée de sable jetée au visage, une véritable infection qui donnait envie de cracher pour éviter qu’elle ne s’enfonce jusque dans les tripes et qui leur ôtait l’envie d’avancer.

    Trois hommes seront suspectés de cet assassinat : Luismi, Munra et Brando. Mais ce n’est pas dans une enquête policière que nous allons nous embourber, dans la moiteur collante et étouffante de La Matosa, mais dans la vie quotidienne morne, violente et sans issue de ses habitant-es.

    Lectrice, lecteur, adorée tempête en mon cœur, il va te falloir prendre une grande inspiration et retenir ton souffle à l’ouverture de ce livre, qui te laissera asphyxiée et exsangue, mais emplie de cette urgence et cette colère qui habite nos narrateurices. Fernanda Melchor nous raconte ce drame à travers les voix de différents protagonistes. Yesenia, aussi surnommée Lézard, qui doit veiller sur sa grand-mère et ses sœurs, et tente de gérer un cousin qui joue la fille de l’air tout en bénéficiant de l’amour aveugle et irrationnel de l’aïeule, nourrissant chez la jeune fille une jalousie proche de la rage. Munra, qui fut un homme séduisant et séducteur avant un accident qui le laissa boiteux, et qui partage sa vie avec Chabela et Luismi, fils inutile et junkie de celle-ci. C’est lui qui conduisait le camion dans lequel la Sorcière a été emmené dans la rivière. Nous écouterons Norma, qui a fui sa mère, ses six frères et sœurs et le corps lourd de son beau-père et est tombé sur Luismi en arrivant dans la région. Elle, elle est allée voir la Sorcière pour un avortement. C’est interdit et il y a eu des complications. Et puis Brando, qui traîne avec Luismi et d’autres potes, tuant l’ennui et ratant les cours pour prouver à chaque minute qu’il est un homme. Paumé, macho, homophobe et empli de fantasmes, à la recherche d’un père qui a refait sa vie ailleurs et d’une vie moins ennuyeuse.

    Dans ce récit croisé, roman choral, chaque personnage amène avec sa vie des éléments du puzzle de la vie du village, son histoire, ses conflits. La Sorcière, fille de sa mère la Sorcière, incarnait les craintes et les désirs. On la disait riche, très, puissante, trop, aguicheuse, mais on le taisait. Cristallisation des frustrations, symbole de ce qui ne peut pas être défini ni contrôlé, la tristesse et le pathétique potentiel du quotidien de la Sorcière est transcendé par ce que les habitants, femmes, et surtout hommes, veulent y voir, et donc maîtriser entièrement.
    Alors que les gangs, la drogue, la corruption déciment et écrasent, l’air se charge d’humidité, l’électricité dans l’air grésille, et dans un souffle, chacun hurle au vent sa rage et sa vérité, ses raisons de haïr ou d’aimer. Dans un style puissant et physique, une écriture charnelle, dure et parfois suffocante, Fernanda Melchor nous installe dans l’œil d’un cyclone qui ne cessera jamais.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba
    Le livre de poche
    284 pages

  • Matrix – Lauren Groff

    Marie de France, bâtarde au sang royal, est venue en Angleterre après la mort de sa mère. Elle vit à la cour d’Aliénor pendant quelque temps, avant que celle-ci ne l’envoie devenir prieure d’un couvent au fin fond de la campagne anglaise. Vue et vécue comme une punition, cette mise à l’écart va se transformer, pour Marie, en une épiphanie qui lui permettra d’exprimer toute sa puissance et ses idéaux.

    Elle sort de sa forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France.
    An de grâce 1158, le monde attend avec lassitude la fin du carême. Bientôt ce sera Pâques, qui vient tôt cette année. Dans les champs, les graines se déploient dans le sol noir et glacial, prêtes à jaillir à l’air libre. Pour la première fois, Marie voit l’abbaye, pâle et hautaine au sommet d’une butte dans cette vallée humide où les nuées venues de l’océan se tordent contre les collines et déversent leurs averses incessantes. La plupart du temps, l’endroit est émeraude et saphir, il éclate sous la pluie, rempli de pinsons, moutons, moucherons, champignons délicats émergeant du riche humus, mais en cette fin d’hiver, tout est grisaille et ombres.
    Sa vieille jument de guerre avance d’un pas mélancolique et laborieux, et un faucon merlin frissonne dans sa cage en rotin posée sur la malle, derrière Marie.
    Le vent se tait. Les arbres cessent de s’agiter.
    Marie a l’impression que la campagne tout entière observe son avancée.

    La vie de Marie de France est assez trouble. Je ne te ferai pas l’affront, lectrice, lecteur, ma douce amie, de tenter d’en dresser les faits connus, parce que je suis nulle en histoire de France et en royauté. Ici, Lauren Groff s’appuie sur les faits connus et nous conte sa version de la vie oubliée mais importante de cette femme de poigne. Grande, laide, bâtarde, si l’on écoute les ragot de la cour, Marie n’a pas grand-chose pour elle, si ce n’est d’être malgré tout fille de roi. Lorsqu’elle arrive dans cette abbaye, elle y trouve des nonnes affamées, un cheptel moribond et des caisses vides. Au cours des décennies qu’elle y passera comme prieure puis abbesse, l’abbaye va prospérer et devenir un lieu de culture, de libération, ce qui ne se fera pas sans jalousie.
    L’utopie créée par Marie dans son abbaye prend plusieurs niveaux. Quelque peu frondeuse sur les bords, elle s’affranchira sans peur de certaines règles édictées par l’Église : enluminures, gros travaux, confessions… Elle veut donner à chaque femme accueillie dans ce lieu protégée la possibilité de s’épanouir dans ses tâches et de s’émanciper, tout en aidant les villageois, les vilains et donc remplir au mieux leur mission chrétienne. Elle veut aussi montrer à Aliénor ce dont elle est capable, l’éblouir, la charmer, elle, son grand amour. Car Marie est également lesbienne devant l’éternel. Sous sa gouvernance, l’abbaye aura plutôt tendance à encourager les amours saphiques et nos chères nonnes s’en donneront à corps et à cœur joie !

    Lauren Groff nous raconte donc la vie résolument rebelle d’une femme incroyable qui aura transformé son exil en bataille pour l’émancipation des femmes et leur protection, la poésie et l’amour. Utopie sororale forte, poétique et d’une grande fluidité, Matrix se lit d’une traite et amène un peu de douceur et d’onirisme dans une époque que l’on imagine violente et écrasante. Marie, femme hors-norme rattachée à la mythique famille Plantagenêt porte en elle la conviction des Croisées de sa famille, la même intelligence politique et stratégique qu’Aliénor avec qui elle gardera un lien fort toute sa vie et l’aura des mystiques, guidée par les visions qui l’habitent. Entourée d’une communauté de femmes pleines de ressources qu’elle tentera de porter à leur meilleur, Marie fera l’expérience des autres et d’elle-même dans la construction et la vie de cette micro-société qui déborde sur le monde qui l’entoure.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau
    Éditions de l’Olivier
    301 pages

  • Poubelle – Sylvia Aguilar Zéleny

    Nous sommes à Ciudad Juárez. Alicia a été abandonnée par ses parents puis par sa mère adoptive. La Grande Reyna, feu Raymundo, tient une maison close dans le quartier de Azteca. Gris est docteure, mais de l’autre côté du pont, à El Paso. Ce qui relie ces trois femmes aux destins si différents, c’est la décharge de Ciudad Juárez et la violence de la ville-frontière. Alicia s’y est installée pour survivre, Gris vient étudier les effets de la décharge sur ses habitants et Reyna accueille les nouvelles venues, les perdues, les fuyardes à la recherche d’un bout de trottoir et de protection.

    La maison était petite. C’était une maison avec tous les jours de quoi manger. Quatre murs bien solides. Des fenêtres, une porte et une serrure. Une bonne serrure. Deux lits de camp, trois chaises, une table et une petite gazinière. Des tasses, des assiettes, des cuillères, des couteaux. Oui, la maison avait une serrure.
    Je vivais là avec elle.
    Si je ferme les yeux, je la revois. Le visage comme fraîchement lavé. Les cheveux en queue-de-cheval. Toujours un tablier enfilé par-dessus ses vêtements, les poches avant bourrées de clefs, de petites pièces, de billets de vingt pesos, d’image de la Vierge, de fil à coudre. Avec une aiguille glissée dans la bobine.
    Elle faisait le ménage de l’autre côté, là-bas, chez des gringos ou peut-être chez des Mexicains qui vivaient comme des gringos, je ne sais pas. Je sais seulement qu’elle traversait le pont du centre-ville tous les jours pour aller à Gringoland. Elle disait à qui voulait l’entendre que c’était une tannée, ces allers-retours, mais une tannée bien payée. Elle fourrait son tablier dans son sac pour que les flics à la frontière ne se doutent pas qu’elle travaillait de l’autre côté. Parfois, elle poussait même un chariot de supermarché, va savoir où elle le dégotait. Un chariot rempli de trucs. Les gringos, ou peut-être les Mexicains qui vivaient comme des gringos, lui refilaient toujours de la nourriture, des fringues, des chaussures. Elle rentrait rarement les mains vides. Et peu importe ce qu’elle rapportait, j’étais toujours contente.

    Ciudad Juárez est mondialement connu pour être la triste capitale des féminicides. Si la violence y touche tout le monde, les femmes sont particulièrement visées et victimes. Sa position de ville-frontière, séparée des États-Unis et de sa jumelle El Paso par le Río Bravo et quelques ponts, en fait un point névralgique pour les deux pays.

    Nous allons suivre ici trois voix, trois femmes à la vie bien différente et qui n’auraient sans doute jamais dû se croiser, si ce n’était finalement là, à Ciudad Juárez. Alicia, après une jeune vie chaotique, s’est construit une sacrée carapace et fait partie des femmes importantes de la société interne à la décharge où elle a fini par s’installer, y trouvant le seul endroit avec un minimum de sécurité. Elle va y rencontrer Gris, qui étudie avec d’autres scientifiques états-uniens comment cet environnement si nocif impacte celles et ceux qui y vivent. Originaire de Ciudad Juárez, elle a grandi à El Paso avec sa sœur et sa tante après la mort de ses parents. Mais sa tante, une femme indépendante qui a consacré sa vie à sa carrière d’avocate, perd peu à peu la mémoire. Reyna, elle, a eu plusieurs vies. La dernière, l’actuelle, c’est celle de tenancière de maison close. Une maison qu’elle veut sécurisée et dans lesquelles ses filles, qu’elles soient cis, trans, hétéro, bi ou n’importe où dans le spectre, se sentent en famille. Elle recueille et forme les débarquées récentes, leur raconte sa vie tumultueuse et écoute par bribes la leur, cheminement unique et pourtant aux ondes répétitives de filles en filles.
    Chacune à leur lutte intérieure et extérieure, avec leurs problèmes et leur histoire, nos trois héroïnes nous racontent la vie de et à Ciudad Juárez entre la corruption, les trafics, les violences mortelles des gangs est de la police, celle, banale, du quotidien, ponctué malgré tout par des moments de joie, des plaisirs communs qui prennent une nouvelle dimension.
    Gris doit affronter, en plus de son terrain d’étude, la perte de mémoire de sa tante et donc l’histoire de sa famille, tandis que Reyna se fait la mémoire sans faille de son quartier et des filles qu’elle a rencontrées, avec qui elle a travaillé. Alicia de son côté se concentre sur le présent, le maintenant, la survie, son passé n’étant qu’abandon et mensonges et son futur un rêve trop douloureux.

    Sans fausse pudeur ni pathos, Sylvia Aguilar Zéleny nous emmène dans cet écosystème grouillant de tout en tirant sur un fil qui espère faire ressortir de cet enfer qu’est Ciudad Juárez la possibilité d’une autre vie qui pousserait d’une solidarité indispensable et lucide entre celles qui en ont trop vu, trop vécu mais continuent à lutter pour exister.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine
    Éditions Le bruit du monde
    250 pages

  • Amatka – Karin Tidbeck

    Vanja arrive tout droit d’Essre dans la colonie d’Amatka, bien au Nord. Là, elle est accueillie par Nina, Ivar et Ulla, qui seront ses nouveaux camarades. Envoyée par l’administration centrale, elle doit faire une étude de marché des produits d’hygiène utilisés dans la colonie septentrionale afin de connaître les besoins des colons et comment seraient reçues par les habitants de nouvelles marques, de nouvelles formules. Passionnant, non ?

    Vanja de Brilar Essre Deux, assistante d’information auprès des Experts de l’hygiène d’Essre, était là seule passagère de l’autotrain pour Amatka. Dès qu’elle eut grimpé les marches, la porte se referma derrière elle et le train démarra d’un coup sec. Vanja raffermit sa prise sur sa besace et sa mallette de machine à écrire, puis, du pied, poussa sa valise de l’autre côté de la porte coulissante. Il faisait parfaitement noir. Elle tâta le mur et découvrit un interrupteur près du seuil. Une lumière jaillit, diffuse et jaune.
    Le wagon voyageur était un espace exigu, vide à l’exception de couchettes en vinyle marron flanquant les murs et de porte-bagages chargés de couvertures et d’oreillers plats, assez larges pour qu’on puisse également y dormir. La voiture était conçue pour la migration, le transport des pionniers à la conquête de nouveaux espaces, ce qui, en l’occurrence, ne présentait aucune utilité.
    Vanja laissa ses affaires devant la porte et s’assit sur chacune des couchettes. Elles étaient aussi dures et peu confortables les unes que les autres. Leur revêtement, lisse d’apparence, se révéla rugueux et désagréable au toucher. Vanja choisit la banquette la plus éloignée de la porte, au fond à droite, juste à côté de la salle commune, d’où on voyait l’ensemble du compartiment. Ces lieux lui rappelaient vaguement le dortoir de la maison d’enfants 2 : mêmes matelas en vinyle sous les draps, même odeur tenace de corps. À cette différence que le dortoir regorgeait d’enfants et bourdonnait de voix.

    Amatka est la colonie 4. Il y en a, en avait 5. Située dans le nord, elle produit des champignons, ingrédient indispensable dans ce monde, tant à manger que pour fabriquer toutes sortes de produits. Ce monde, c’est un monde de repli pour une humanité décimée. Organisée en plusieurs colonies avec chacune sa spécificité, on y trouve une organisation très précise, très réglée. Les enfants grandissent dans des maisons d’enfants loin de leurs parents, chaque adulte est affectée à un travail et peut en changer de temps en temps. Tous se retrouvent pour partager des moments de loisirs, et le bien et la sécurité commune est la première des priorités. Tu vas me dire, lectrice, lecteur, mes mots d’amour, que tout cela ressemble un peu au Meilleur des mondes ou 1984. Mais c’est sans compter sur la particularité de ce monde : ce qui n’est pas nommé disparaît, ce qui est mal nommé se transforme. Tous les objets, bâtiments, vêtements… sont marqués de leur nom : fourchette, chaussette, valise, école, entrepôt… les habitants les nomment en les utilisant et régulièrement, ils se réunissent pour réécrire et repeindre les lettres qui maintiennent solides leur univers.
    Vanja arrive donc à Amatka pour une mission somme toute assez banale. Elle est envoyée là-bas car un peu fragile, elle semble, comme son monde, toujours sur la brèche, incertaine de la réalité des choses. Lorsqu’elle était enfant, son père s’est révolté contre ce qui lui paraissait une atteinte à la nature des choses et a été puni comme il se doit dans une contrée où le langage est destructeur : on lui a enlevé la possibilité de parler. Vanja va prendre le rythme de vie de sa nouvelle colonie et tomber tendrement dans la douceur d’un amour simple avec Nina. Mais la colonie cache dans son passé des événements troublants, et sa stabilité vacille de jour en jour.

    Dans cette dystopie au style aussi froid et dépouillé que l’est son univers, Karin Tidbeck parvient à nous guider en même temps que son héroïne vers les mystères que cachent Amatka et cette nouvelle terre. Derrière cette obligation de nommer correctement se dissimulent beaucoup de contraintes, d’interdictions, de malédictions. Quid de la création ? Elle est ici littéralement création et transformation. Celles et ceux qui sentent gronder en elleux l’anormal de la situation, l’étriquement de leur société et de leur vie doivent faire preuve d’un acte de foi, car personne ne sait ce qui se passera, si l’on cesse de nommer, si l’on change, si l’on manipule les objets pour les emmener sur une autre voie. Devant ce saut dans le vide, la fragilité de Vanja et la froideur de l’atmosphère se mettent à trembler, à grésiller, prêts peut-être à changer le cours des choses sous l’impulsion des mots et de la création.

    Traduit de l’anglais et du suédois par luvan
    Éditions Folio SF
    314 pages

  • Fun Home – Alison Bechdel

    Alison est étudiante lorsque son père meurt, écrasé par un camion. Elle pense suicide, bien que la thèse de l’accident reste l’officielle. Quelques temps avant, elle avait annoncé à ses parents qu’elle était lesbienne. Et, dans la foulée, elle avait appris que ce père au caractère si complexe était lui aussi homosexuel. C’est un tourbillon vertigineux sur son enfance et le rapport au père qui s’ouvre alors, pour tenter de comprendre cet homme autoritaire et cultivé.

    Alison Bechdel est d’abord connue pour son fameux test de Bechdel, visant à déterminer la représentation de femmes, et donc le potentiel niveau de sexisme, dans un film via trois questions. Mais elle est surtout l’autrice d’une œuvre graphique importante tant par son rayonnement que sa reconnaissance. Avec Fun Home, elle se livre à l’exercice de l’autobiographie, qui prend ici l’apparence d’une analyse poussée de son enfance et surtout, tu l’auras compris, de son père.
    Alison grandit dans une petite ville de Pennsylvanie avec ses frères et ses parents. Ils vivent dans une vieille maison de style néo-gothique patiemment et minutieusement retapée par le paternel, passionné par les arts décoratifs et vouant un certain culte à l’esthétisme. Professeur d’anglais le jour, il est également à la tête de la petite entreprise familiale de pompes funèbres de la ville, le Funeral Home. Bruce Bechdel est un homme aussi dur et impatient avec ses enfants et sa femme qu’il se montre attentionné et méticuleux lorsqu’il s’agit de meubler, retaper, se vêtir, assortir. Homme de peu de mots, ceux-ci sont souvent durs et amers et seule la beauté des choses et de sa maison semble lui apporter un quelconque plaisir. Et la littérature. Bruce est passionné de littérature, art qui deviendra bientôt le meilleur moyen pour sa fille de créer un lien avec lui.

    Cette autobiographie graphique est une œuvre d’une richesse et d’une complexité rare. Alison Bechdel creuse, déterre et revient sur différents éléments marquants de son enfance et de son adolescence, les décrivant et analysant à l’aune des nouvelles découvertes qu’elle fait et de son regard évoluant avec l’âge et la prise de conscience de qui elle est elle-même. La révélation de l’homosexualité de son père la fait replonger d’une part dans les souvenirs qu’elle pouvait avoir de lui avec des hommes (parfois bien jeunes) qui passaient donner un coup de main pour les travaux, les emmenaient camper elle et ses frères, mais aussi sur son rapport au genre, à sa féminité et sa masculinité et celle de son père.
    Homme de lettres, Alison Bechdel utilise les auteurs et œuvres favorites de son père pour tenter de mieux le cerner. De Proust à Joyce et de Wilde à Fitzgerald en passant par Camus, ces livres lui donnent de multiples clefs de lecture qui tracent un chemin dans les fourrés de la jungle paternelle, et par-là même, dans le décryptage de leur vie et leur relation. Raconté avec un dessin tout aussi précis et minutieux que l’est son enquête et son analyse quasi-psychanalytique, Fun Home est une immersion totale dans les secrets d’une famille d’apparence banale qui contient, bien enfermées, bien étouffées, beaucoup des souffrances contemporaines.

    Œuvre forte et rigoureuse, Fun Home dresse le portait d’une famille et d’une époque en plein bouleversement, dont on ne sait pas ce qu’il en sortira, mais qu’il convient de continuer à explorer toutes les facettes, celle du genre, de la sexualité et de l’expression de soi à travers et sous l’influence des autres.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn et Corinne Julve
    Éditions Points
    240 pages

  • Mon cœur bat vite – Nadia Chonville

    Alors que le soleil se couche sur la mer Caraïbes, Édith soulève du plat du pied la poussière qui recouvre le plancher d’une case. Le lendemain, elle se rendra au procès de son frère, Kim. Car cinq ans plus tôt, Kim a tué, il a tué plusieurs personnes, dont le fils de sa sœur. Et avant d’affronter ce procès, pour tenter de comprendre, ou du moins de savoir, de tenter de cerner les causes de ces gestes aberrants, Édith fait appel à ses ancêtres et revient cinq ans, quinze ans, cent ans en arrière pour retracer l’histoire de son frère et de sa famille, tirer sur les fils de sang qui mène à la mort de son fils.

    D’abord, Kim caresse la bouteille. Il glisse ses doigts infinis sur le corps droit et anguleux du verre trempé, où l’or brut gît. Ses yeux noirs transpercent les profondeurs liquides et enlèvent aux anges la part dérobée. Du pouce, il saut le bouchon. Sa main fermement saisit ce corps et fait glisser ses eaux incandescentes dans un verre froid. Alors la cascade de soleil emporte dans son lit la douleur de Kim, sa fièvre, son cœur en dérive, et dans la musique chatouilleuse de l’alcool sur la glace s’abîme le reflet de son souvenir. Il respire, et une heure s’étire entre ses narines sans oser ni parler ni soupirer. Restent juste la clameur ciselée du temps qui passe et les commandements que le rhum glisse à son oreille.
    L’alcool lui dit : fais-moi danser, Kim. Berce-moi dans le creux généreux de tes paumes. Fais vibrer sur mes eaux tes lèvres brunes et charnues, tes narines saillantes, et ferme les yeux. Kim abaisse les paupières et l’alcool lui dit : grimpons ensemble sur la cime de tes errances. Je te ramènerai aux flancs du morne vert où tout a commencé. Nous réveillerons le silence qui tu as enterré là. Partons creuser ensemble les hauteurs du morne qui domine la mer et l’océan. Plonge tes mains là, dans la terre des tiennes, là où l’odeur moite du sang répandu dans l’humus étire en longs soupirs les cris des martyrs.
    Le verre de Kim est vide, mais le rhum lui parle encore, et la nuit de Kim murmure ainsi en mélancolie sans lui souffler jamais d’à nouveau remplir ce verre.

    Édith et Kim auraient pu ne pas grandir malheureuses. Leur mère a toujours été travailleuse, et le départ du père lorsqu’elles avaient une quinzaine d’années, n’a pas été pour déplaire. Mais pesait déjà sur elles plusieurs poids. Celui de la société, de la violence des hommes, de leur histoire familiale, qui rassemble en un fagot importable tout cela. Elles descendent d’Ayo, arrivée sur un bateau négrier et qui libérait d’une vie d’esclave les fruits des amours salvatrices ou des viols coloniaux. La lignée s’étend jusqu’à nous, sorcières en contact avec les esprits, connaisseuses des plantes, des remèdes guérisseurs comme des infusions létales. Mais cette lignée de femmes porte en elle l’histoire coloniale de la Martinique. Esclavage, femme à soldats, violence, racisme… Jusqu’à l’inceste, le corps du père, lourd sur celui d’Edith, et Kim qui ne sait qu’en faire. En grandissant, Kim se sentira de plus en plus étrangère à ce corps féminin, et taira toujours que, comme sa grande sœur, il peut entendre ses aïeules. Devenu le frère, le garçon imprévu d’une lignée uniquement féminine depuis des décennies, il ne peut plus supporter la violence sans fin et sans limite qui écrase les femmes de sa famille et décide de la purger dans le sang.

    Lectrice, lecteur, scintillement de mes larmes sur l’écume, c’est une voix à nulle autre pareille que nous présente ici la formidable maison Mémoire d’encrier (que je ne me lasse pas de découvrir). Nadia Chonville, autrice martiniquaise, nous conte ici par le menu et avec une poésie d’une brutalité tissée dans la dentelle et les herbes séchées la violence coloniale et patriarcale, le poids encore trop présent de la conquête, la séparation sociale entre les îles et la France, qui renvoie bien ses enfants des Antilles à ce qu’ils étaient originellement, selon elle. Elle nous parle de l’histoire de ces femmes qui ne peut se départir de celle de cette violence, inhérente et imbriquée, fatalement, qui a imbibé les âmes comme le chlordécone pourrit les sols. Elle raconte les liens qui restent, au-delà des temps, les traditions et la magie, pour transmettre aux suivantes la force et la connaissance des précédentes. Mais cela doit être appris, suivi, et Kim, lorsqu’il était encore assignée fille, n’a jamais voulu dire que lui aussi, avait dans l’oreille ses puissantes ancêtres. Et la colère ancestrale se mêle à la rage contemporaine.

    Assignation. C’est peut-être l’un des mots à retenir de ce roman si renversant. Si celle de Kim en tant que fille dans son enfance est la plus littérale, elle est accompagnée de tant d’autres, qui se coupent et se mêlent. L’assignation à partir en métropole pour les jeunes insulaires, l’assignation à être l’épouse, la mère, la bonne chrétienne et la serviable voisine, la femme soumise et silencieuse, la fille pas pute. La pute. L’homme violent. Le bon Noir. Le révolté. La sorcière. La femme à protéger. Kim, comme Édith, comme leurs aïeules, leurs voisin·es, leurs ami·es sont enroulé·es dans des bobines de fils collants et brûlants des rôles qu’on leur assigne et dont iels doivent démêler ce qui les constituent et tenter de s’extraire du reste, d’imposer leurs êtres multiples, complexes.

    Mon cœur bat vite est un roman d’une poésie brûlante, douleur vive, prégnante et régénératrice qui nous révèle une voix puissante des Antilles.

    Éditions Mémoires d’encrier
    201 pages

  • Je tremble, ô matador – Pedro Lemebel

    On l’appelle la Folle du Front. Elle vit à Santiago dans une vieille maison, et après s’être prostituée pendant quelques temps, elle brode, désormais. Des nappes, des napperons, des angelos, des fleurs et des vases. On est en 1986, et cette femme transgenre plus toute jeune accepte, par amour pour un tout frais étudiant révolutionnaire, de garder chez elle des caisses qui contiendraient des livres. Plus probablement tout ce qu’il faut pour attenter à la vie de Pinochet.

    Comme un voile soulevé sur le passé, un rideau brûlé flottait à la fenêtre de la maison en ce printemps 86. Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. Un Santiago qui venait de s’éveiller au martèlement des casseroles et aux fulgurantes coupures de courant ; des chaînes étaient jetées en l’air, sur les câbles électriques parcourus d’étincelles. Alors venait la nuit noire, les phares d’un camion blindé, les arrête-toi, connard, les détonations et les cavalcades terrifiées lézardant la nuit feutrée dans un bruit de castagnettes métalliques. Des nuits funèbres, ourlées de cris, de l’inlassable « Il va tomber » et de tant et tant de communiqués de dernière minute dont on entendait chuchoter l’écho au « Journal de Radio Cooperativa ».
    Avec ses trois étages et son escalier unique, colonne vertébrale conduisant aux combles, la petite maison maigrelette occupait alors un coin de rue. De tout là-haut, on pouvait voir la ville pénombre que couronnait le voile blafard de la poudre. C’était en fait un pigeonnier, muni d’une simple balustrade pour étendre les draps, les nappes et les slips que brandissaient les mains tam-tam de la Folle du Front. Lors de ses matinées fenêtres ouvertes, elle fredonnait Je tremble, ô matador, j’ai peur de voir flotter ton sourire le soir. Tout le voisinage était au courant de la particularité du nouveau voisin, une fiancée trop enchantée d’avoir trouvé cette ruine. Une tantouze au sourcil froncé, venue demander un jour si la bâtisse lézardée par les tremblements de terre à l’angle de la rue était à louer.

    Lectrice, lecteur, mon océan interdit, ferme les yeux. Dans ce magnifique roman de Pedro Lemebel, tout est sensation, tout est émotion, tout est rage et passion. Notre héroïne, la Folle du Front, après une enfance violente et abusive et une première partie de vie tout aussi dramatique, entre trottoir et drogue, se pose dans cette maison bancale avec ses fils, ses aiguilles et son amour pour les chansons d’amour. Grandiloquente et passionnée, elle ne s’en laisse pas pour autant compter. Et malgré les silences de Carlos et de ses compagnons qui viennent squatter et son salon et son grenier pour de soi-disant club de lecture ou groupe de révision, elle comprend bien que ce qui se trame derrière n’est ni très catholique, ni très pinochet-compatible. Mais de tout ça, elle ne veut pas s’en mêler. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les militants et autres n’ont jamais fait grand cas des homosexuels, au mieux. Et pourtant que son cœur bat, que son corps vibre et que la cordillère tremble quand elle croise les yeux du jeune militant et que leurs peaux s’effleurent.
    C’est ici l’histoire flambante et flamboyante d’un amour trouble et impossible dans une période qui pourtant pourrait annihiler toute passion. Un amour aussi intense qu’il reste suspendu à son impossibilité, à sa naissance au mauvais endroit, au mauvais moment, entre les mauvaises personnes. Celle qui aime trop et trop tard, et celui qui se laisse aimer à trois pas de distance, préférant épouser sa cause et ses idées. Mais tout amour est bouleversement, et la Folle du Front, qui avait décidé de ne pas se sentir concernée par la dictature autrement que par la tristesse devant ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes, accepte de regarder en face et d’exister dans l’espace politique que lui amène Carlos. Notre jeune étudiant, quant à lui, aura peut-être appris à accepter certaines parts de lui-même et à donner un sens autre que politique à sa lutte : celle pour plus d’humanité.
    Avec ses envolées lyriques et poétiques lumineuses, la narration de Lemebel ressemble à son personnage : la Folle du Front enivre sa vie et son quotidien de chansons d’amour, de volants, de chapeaux de couleur et de mille accessoires et attentions qui détonnent dans la violence de Santiago. Au contrepied et à contre-temps, nous entrons par moment dans l’intimité du couple dictatorial dans lequel la Première Dame assomme son sanguinaire mari de sa logorrhée insensée tandis que le dictateur se perd dans les souvenirs d’une enfance aigrie et les cauchemars d’une chute imminente. Là où la Folle du Front s’approprie avec goût et détermination les vêtements et les objets pour ramener de la joie dans la vie, la Première Dame ne les voit qu’avec dédain, signe de mauvais goût ou de supériorité. Par deux fois et à distance se croiseront les deux couples, reflet diffracté d’un miroir brisé irrémédiablement que seul une chute pourrait réparer.

    Je tremble, ô matador est un roman d’une puissance incroyable, une histoire d’amour d’une beauté comme seule l’ont ces amours dont on sait qu’elles ne seront jamais mais sur lesquelles on ne peut se résoudre à fermer ni les yeux ni le cœur, ni l’âme, tant elles irradient au-delà des amants malheureux. Pedro Lemebel brode, comme sa Folle, des mots d’une finesse dans la violence, la merde et les incendies ainsi que des scènes absolument majestueuses, de la traversée par notre Folle d’une armada de flics telle une reine, au fantasme révoltant d’une tribu de généraux se gavant et dégorgeant de bouffe et de haine sur une nappe à l’innocence violentée. Comme le dit si bien Emmanuelle Bayamac-Tam dans la préface, « Dans Je tremble, ô matador, rien n’est absolument frivole et tout est politique ». Telle une envolée de pétales chamarrés dans les nuages gris des lacrymos, Je tremble, ô matador est un feu d’artifice flamboyant, sensuel et subversif dans le chaos d’un pays brisé.

    Je tremble, ô matador a été adapté au cinéma par Rodrigo Sepúlveda

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Préface d’Emmanuelle Bayamac-Tam, Quentin Zuttion et Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Gallimard
    194 pages

  • Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

    Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

    Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
    À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
    Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
    Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
    Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
    Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
    Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

    Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

    Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
    Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

    On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

    P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

    Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions L’atalante
    170 pages