Elle est la mère de cinq filles, dont quatre ont grandi auprès d’elle. La première, celle qui a grandi loin, lui a été enlevé peu après sa naissance, alors qu’elle avait été confiée à des bonnes sœurs pendant que la mère retournait combattre dans la guerrilla. La mère retrouve sa trace à Paris, dans une famille d’adoption. Les autres, celles qui ont grandi auprès d’elle, avancent cahin-caha dans la vie de ce pays maintenant en pays mais toujours déchiré.
Elle n’est jamais allée à Paris. Elle sait que c’est la capitale de la France parce que la question lui a été posée à un contrôle, dans ses premières années d’école, et qu’elle a dû demander la réponse à une camarade, malgré la peur que la prof la surprenne et lui confisque sa copie, l’expulse de la salle de classe, l’emmène voir la directrice et fasse appeler sa mère pour lui raconter ce que sa fille faisait au lieu de réviser tous les jours ses leçons, comme on lui avait demandé au début de l’année. On lui avait dit que c’était mal de copier et elle sentait qu’elle ne devait pas le faire, mais en pesant rapidement le pour et le contre, il lui avait semblé que ce serait pire d’avoir à expliquer chez elle qu’elle n’avait pas obtenu le 10 sur 10 voulu par sa mère, qu’elle s’était engagée à lui ramener à la maison. Elle était tellement nerveuse au moment de demander la réponse à la question numéro 7 qu’elle n’avait pas de voix. D’ailleurs, sa camarade ne s’était pas retournée vers la place où elle était assise parce qu’elle avait entendu son appel au secours, mais parce qu’elle avait senti qu’on l’observait. Après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas de la prof, elle avait dû lui demander plusieurs fois ce qu’elle voulait et deviner sa requête, parce qu’il était impossible de l’entendre ou de lire sur ses lèvres, qui remuaient à peine.
Elle avait eu pitié d’elle et avait commencé à lui passer toutes les réponses. Elle les connaissait déjà. Elle n’avait besoin que d’une seule. La plus facile.
Celle de ses filles qui vit loin, elle l’a eu avec un autre soldat de la guerrilla, un plus âgé. L’aînée, la deuxième et la troisième de celles qui vivent auprès d’elle ont le même père, un membre de la guerrilla aussi, mort pendant la paix, mais peut-être quand même à cause de la guerre. La petite dernière, son père est parti vivre ailleurs, avec une femme plus jeune, et d’autres enfants. La mère ne lui en tient pas rigueur. Elle a grandi dans un pays en guerre, son père a rejoint les rangs des guerrilleros et elle a fini par le rejoindre, lui, puis la cause, quand elle était encore jeune pour échapper au viol. De ces années de lutte dans la forêt, elle en a gardé un grand instinct de survie, une volonté inébranlable de n’être redevable de rien à personne et un désintérêt pour la cuisine. Dans le village, il y a aussi la mère de la mère, des civils qui l’étaient déjà pendant la guerre, et d’anciens guerrilleros qui ne savent pas s’ils redeviendront un jour civils.
Elles n’ont pas de noms, ces femmes et filles du village. Elles ont une histoire, une famille, un passé, et peut-être un avenir, mais qui est une guerre en soi. Après ses années de lutte armée, la mère espérait, comme son père, comme son époux, que leur combat n’aura pas été vain et que la vie sera plus juste pour tout un chacun·e. Mais de fait, elle reste une chienne, surtout pour les femmes. Ne possédant que son moulin pour vivre, la mère économise chaque sou pour que ses filles puissent espérer quelque chose, ne serait-ce qu’un repas le moment venu. L’aînée de celles qui vivent avec elle avait obtenu une bourse pour l’université de la capitale, mais son mari lui a fait renoncer. La seconde s’est démenée pour y aller, donnant des idées aux suivantes. Mais l’argent. Mais les gens.
La mère est prête à tout pour ses filles, elle sait que malgré la paix, la vie reste dure et injuste, et elle oscille constamment pour faire bien, les en protéger et les armer, comme elle a été armée en son jeune temps. La méfiance est toujours là, les rancœurs aussi. Et malgré l’engagement de nombreuses femmes dans la guerre, elles restent les lésées, celles que l’on oublie, que l’on relègue tout en leur faisant porter l’image et un certain honneur de la famille. Élever ses filles est une nouvelle guerre, un combat continu dont de nombreuses batailles seront perdues, car sur les ruines laissées par la guerre repousse l’ordre classique du patriarcat, qui nie à ses anciennes sœurs d’armes leur avenir, leur présent et leur passé. Les hommes habitent avec une présence envahissante ou une absence résonnante ce pays et les femmes s’accrochent au paysage, retrouvent dans les chemins de la forêt une histoire qui n’est plus que la leur, intime, puisque l’état leur refuse la commune.
Avec une narration anonymée et chorale, Claudia Hernández donne voix à ces femmes combattantes qui n’ont pas récolté les fruits de leurs luttes, de leurs sacrifices, et qui oublient elles-mêmes les cicatrices externes, internes, profondes dont les hommes se glorifient. Passant de l’une à l’autre pour raconter des destins uniques et pourtant universels, elle se fait cheffe d’orchestre d’un chœur immense, dont la poésie tranchante vient lacérer les liens bien trop épais qui les enserrent.
Traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Éditions Métailié
303 pages