Sa famille la surnomme Méduse depuis longtemps, depuis que ses sœurs, mesquines et méchantes, sont revenues d’une visite familiale, sans elle, à l’aquarium de la ville. Méduse, elle qui porte sur son visage une difformité tellement insupportable qu’on l’oblige à les dissimuler derrière ses cheveux épais et écailleux. Lasse de la voir avec eux, ses parents l’emmènent à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles comme elle, difformes, anormales.
Je n’ai jamais versé une larme de ma vie. Ni de tristesse, ni de colère, ni de détresse, ni de douleur – encore moins de rire ou de bonheur. Pas la moindre petite larme de crocodile.
Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments, ou particulièrement stoïque face à l’adversité. L’explication de mon aridité oculaire est davantage d’ordre physiologique : je souffre en effet d’une atrophie congénitale des glandes lacrymales, lesquelles produisent juste assez de liquide pour humecter mes conjonctives, mais pas assez pour former des larmes. Même les poussières, l’air froid, la fumée, les oignons épluchés et le gaz lacrymogène me laissent l’œil plus sec qu’un puits tari. Ainsi, je ne connaîtrai jamais la consolation de pleurnicher sur mon triste sort, de brailler comme un veau quand je me cogne l’orteil contre un meuble, d’inonder mes joues après avoir été humiliée, d’essorer mon mouchoir devant un mélodrame de chaumière.
L’autre nuit, tu m’as exhorté à te confier pourquoi j’ai si honte de mes yeux, cette carence lacrymale est la première chose qui me soit venue à l’esprit. De toutes les tares contre nature qui affectent mes Difformités, c’est sûrement la moindre ; pourtant, je n’ai pu me résoudre à te la divulguer.
Et même dans ce lieu, Méduse est mise au ban. Plutôt que d’être intégrée comme une pensionnaire, la directrice, horrifiée par ce que Méduse appelle, entre autres, ses Difformités, la laisse entre comme personnel de maison, prenant soin que ne lui incombe que des tâches pour lesquelles elle sera à quatre pattes, les yeux tournés vers le sol. Au fil du temps, entre l’observation et la lecture furtive, Méduse apprend et découvre petit à petit le pouvoir de ses yeux, regard puissant et dévastateur.
Mais quels sont-ils, ses yeux qui pétrifient, foudroient et font trembler toustes celleux qui les croisent ? Méduse n’en a jamais rien su, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Elle existe et se pense dans le regard méprisant, dégoûté, rabaissant et humiliant que lui renvoie sa famille. Ses parents, humiliés eux-mêmes d’avoir engendré une telle créature, et ses sœurs, rejetant l’enfant étrange et la faisant leur souffre-douleur. Et loin de trouver dans l’institut un havre de paix, elle se retrouve créature parmi les créatures, maltraitée par la directrice, qui éprouve malgré tout pour sa pupille une curiosité malsaine. L’institut est sous la protection de « bienfaiteurs », 13 hommes aux fonctions importantes dans la ville, qui aiment venir passer du temps avec leurs 13 protégées.
La lutte de Méduse pour sa dignité et son émancipation est celle de toute personne, et notamment des femmes, dans la réappropriation de leur corps. Écrasée par ce que lui renvoie les autres en reflet, Méduse doit d’avoir trouver la force et les moyens de s’élever en contre avant de trouver sa propre incarnation, sa beauté, son existence avec ce qu’elle est. Constellé de références et de jeu de mots sur les yeux, mot que n’utilise jamais Méduse pour qualifier les siens, lui préférant une myriade de qualificatifs plus marquants les uns que les autres (Difformités, Ordurités, Révoltanteries, Éhontitudes…), le texte est une fine toile d’araignée littéraire qui se trame et se solidifie à mesure que Méduse s’empare de son pouvoir, de son être pour elle-même, et qui se referme petit à petit sur celleux qui veulent la cacher, l’abaisser, la moquer, l’utiliser pour leur propre plaisir.
Réécriture poétique, gothique et moderne du mythe de Méduse, le roman est aussi enchanteur par son style que rageur par son propos. Martine Desjardins nous propose le récit initiatique de la libération par elle-même d’une jeune femme, et renverse le mythe pour poser Méduse en personnage fort et émancipateur, qui après des années de sévices et d’humiliation parvient à s’échapper de l’image d’elle-même que les autres lui impose pour imposer qui elle veut être.
Un propos très fort et intelligemment mené servi par un style incroyable, fait de métaphores tissées, d’images délicates et sombres dans un décor envoûtant, tout en nuances de lacs et d’ombres de forêts, de recoins ténébreux et de mansardes. Un grand, beau et fort roman de cette rentrée.
L’Atalante
206 pages