Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • La soustraction – Alia Trabucco Zerán

    Iquela et Felipe, deux jeunes chilien-nes, trainent leur vie et leurs questionnements dans les rues de Santiago. Fils et fille d’opposants à la dictature de Pinochet, ils ne peuvent que constater que le retour à la paix et la démocratie n’a pas pansé toutes les plaies, loin de là. Lorsque Paloma, fille d’une ancienne camarade de lutte de leurs parents et exilés en Allemagne, annonce que sa mère vient de décéder et souhaitait être enterrée au Chili, ce sont de vieilles histoires, de grands symboles et de grandes aventures qui tombent sur nos deux Santiaguinos.

    Bien espacés : un dimanche oui et l’autre pas, voilà comment ont commencé mes morts, sans aucune régularité, un week-end sur deux, parfois deux d’affilée, ils me surprenaient toujours dans les endroits les plus incongrus : couchés aux arrêts de bus, dans les caniveaux, les parcs, pendus aux ponts et aux feux rouges, flottant et descendant à toute allure la rivière Mapocho, les corps dominicaux m’apparaissaient dans chaque coin de Santiago, les cadavres hebdomadaires ou bimensuels que j’additionnais méthodiquement, et leur nombre croissait comme croît la mousse, la rage la lave, ça montait, montait, mais justement, les additionner posait problème car monter n’avait pas de sens puisqu’on sait que les morts tombent, incriminent, tirent vers le bas, comme ce macchabée que j’ai trouvé affalé sur le trottoir pas plus tard qu’aujourd’hui, un mort solitaire qui attendait tranquillement mon arrivée, alors que je passais tout à fait par hasard avenue Bustamante, en quête d’une gargote où boire quelques bières pour combattre la canicule, cette chaleur poisse qui fait fondre jusqu’aux calculs les plus froids […]

    Paloma atterrit bien à Santiago, mais pas le cercueil de sa mère. Ce matin-là, la ville se réveille sous une averse de cendres, suite à une éruption volcanique lointaine, qui recouvre la ville d’un manteau gris qui s’effrite sous les doigts comme le cadavre d’une mite. Paloma est bien arrivée, mais l’avion de sa mère, qui suivait, a été dérouté en Argentine et a atterri à proximité de Mendoza. Pas si loin que ça, mais de l’autre côté d’une frontière fermée et d’une cordillère andine. Peu de questions à se poser, Paloma, flanquée de ses deux anciennes connaissances, à peine ami-es ados et presque inconnu-es aujourd’hui, dégottent un corbillard et prennent la route des montagnes pour aller chercher Ingrid et la ramener à sa dernière demeure.

    Iquela et Felipe se connaissent depuis l’enfance, ont quasiment grandi ensemble. Les parents de Felipe ont rapidement rejoint les rangs des opposants, et il partage son temps entre la maison de sa grand-mère à Chinquihue et celle d’Iquela et ses parents. Paloma, c’est une rencontre d’un soir pour Iquela, lors d’un rassemblement, peut-être le 5 septembre 1988 lors du référendum qui mettra fin au règne sanglant de Pinochet. Une rencontre déjà pleine de mystère et de transgression, de non-dits, de non-mots et d’admiration.
    Lorsqu’elle revient, Paloma est encore pleine de ce Chili-là, des souvenirs de ses parents à son espagnol, mélange de manuels scolaires et d’expressions surannées, et elle provoque, comme l’éruption volcanique et la pluie de cendres, un bouleversement dans le fragile écosystème qu’est la vie d’Iquela, de sa mère et de Felipe. Un séisme silencieux qui fait remonter les secrets des disparitions, les frustrations des mots tus, et les morts, que compte Felipe pour arriver à un compte nul, un équilibre inatteignable entre les disparus et les retrouvés.
    Iquela tente de composer entre une mère complètement obsédée et traumatisée par la dictature, terrifiée par tout et surtout par l’idée d’oublier et Felipe, qui part dans son monde, un monde de fantômes, d’absents, de pensées continues et inarrêtables. L’arrivée de Paloma, coup de pied dans la fourmilière, et leur road-trip jusqu’à Mendoza, pourra être tout autant un chemin libératoire que le tremblement qui les broiera.

    On passe de la voix de Iquela, posée bien que perdue, à la recherche d’une rationalité et d’un sens tant à sa vie qu’à son histoire, à celle de Felipe, déjà loin, déjà irrattrapable, qui prend à peine le temps de respirer et nous raconte les morts qui viennent à lui pour être compter, son enfance chez sa grand-mère et ce père mort, trahi peut-être, auquel il ressemble trop. On suit trois jeunes gens avec une histoire commune, qui ont grandi différemment, et qui restent malgré eux les porteurs d’un héritage beaucoup trop lourd et trop violent, qui parasite les mots et les âmes et les enduit d’une couche de cendres bien trop lourde, elle aussi.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco
    Éditions Acte Sud
    206 pages

  • ruby moonlight – Ali Cobby Eckermann

    Le clan de Ruby a été massacré par les colons. Survivant seule dans la forêt, elle finit par repérer un homme, un blanc, seul aussi. D’approches lointaines en rapprochements, les deux solitaires finissent par s’aimer dans un paradis d’ermite, loin des siens à elle, loin des siens à lui. Car l’amour entre un blanc et une aborigène ressemble plus à un appel au meurtre qu’au début d’une belle histoire.

    Nature
              la nature
                    peut
                         tourbillonner

              comme
                         une feuille
                                morte

              parfois

                     se faire
                              papillon

              ou endeuillée à terre

                     se faire
                                poussière

    Nous sommes à la fin du XIXème siècle dans le bush australien, et les colons, comme partout ailleurs, s’en donnent à cœur joie. L’île-bagne devient territoire à dominer, pour la puissance de la couronne et la jouissance de conquérir. Ruby va voir son clan décimé et n’en réchappe que de justesse. Son errance dans les bois l’amène près de Jack, ermite barbu, et là, dans leur Eden fragile, les différences se muent en partages, en attendant la chute, qu’ils ne pourront éviter. Entre les menaces des blancs, pour qui Jack le traître vient salir le sang, et celle d’un autre clan aborigène, qui fait comprendre à Ruby où est sa place, leur amour passager restera le symbole enfoui et méprisé de la violence coloniale.

    C’est une expérience de lecture étonnante et très forte que celle de ce roman en vers libres. Chaque chapitre est un poème, un tableau de la vie de Ruby, puis Jack, puis les deux. La fuite, la survie, la rencontre, les obstacles, tous ces éléments constitutifs du roman et d’une histoire d’amour se transforment, transfigurés, ramenés à leur essence par la forme choisie. Ali Cobby Eckermann tire la substantive moelle de ces jalons et remet ainsi sur le devant le vrai fond, non pas une autre histoire d’amour tragique, mais l’histoire d’un amour qui se déroule pendant une tragédie, celle de la colonisation et de l’extermination des aborigènes d’Australie. La forme poétique libre libère l’autrice de son thème pour se concentrer sur son sujet et sa langue et chaque tableau, précipité romanesque, retrouve au cœur de sa composition les odeurs, les sensations, les spécificités de cette histoire-là.
    Ramenée à l’essentiel donc, minimaliste sans minimaliser, l’histoire de Ruby Moonlight contient tout : l’amour, la rage, la haine, la peur, la beauté et la simplicité évanescente d’un amour fantasmé, à peine l’esquisse d’un espoir. Elle nous dépeint la conquête de l’Australie et la tentative d’arracher un bout de liberté perdu.

    Traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol
    Éditions Au vent des îles
    81 pages

  • Tous tes enfants dispersés – Beata Umubyeyi Mairesse

    En 1994, Blanche est envoyée en France par sa mère Immaculata, via le Burundi et un convoi de MSF. Elle arrive à Bordeaux, s’y installe, étudie, tombe amoureuse, a un enfant. Le Rwanda, ce sont les appels longue distance avec sa mère, le vide constant, l’absence.

    C’est l’heure où la paix se risque dehors. Nos tueurs sont fatigués de leur longue journée de travail, ils rentrent laver leurs pieds et se reposer. Nous laissons nos cœurs s’endormir un instant et attendons la nuit noire pour aller gratter le sol à al recherche d’une racine d’igname ou de quelques patates douces à croquer, d’une flaque d’eau à laper. Entre eux et nous, les chiens, qui ont couru toute la journée, commencent à s’assoupir, le ventre lourd d’une ripaille humaine que leur race n’est pas près d’oublier. Ils deviendront bientôt sauvages, se mettront même à croquer les chairs vivantes, ayant bien compris qu’il n’y a désormais plus de frontières entre les bêtes et leurs maîtres. Mais pour l’heure, la paix, minuscule, clandestine, sait qu’il n’y a plus sur les sentiers aucune âme qui vive capable de la capturer. Alors elle sort saluer les herbes hautes qui redressent l’échine sur les collines, saluer les oiseaux qui sont restés toute la journée la tête sous l’aile pour ne pas assister, pour ne pas se voir un jour sommés de venir témoigner à la barre d’un quelconque tribunal qui ne manquera pas d’arriver, saluer les fleurs gorgées d’eau de la saison des pluies qui peinent à exhaler encore et malgré tout un parfum de vie là où la puanteur a tout envahi.

    C’est avec un récit à trois voix que Beata Umubyeyi Mairesse nous propose d’entrer délicatement dans la mémoire vive du génocide rwandais. Nous entendrons Blanche, la rescapée fugitive qui est partie au début des massacres pour la France. Blanche, au père blanc, qui porte en elle une autre différence et la marque du complice. Nous entendrons Immaculata, sa mère, la femme aux deux enfants de deux pères, la fille aînée, issue d’un mariage avec un blanc, et le fils cadet, enfant d’un amour passionné et tué d’avance par les haines ethniques qui culminèrent en 1994. Nous entendrons également Stokely, le fils de Blanche, né en France d’un père à moitié martiniquais à la recherche de ses racines et d’une voix qu’il n’a pas connu, et qui apprendra à vivre avec l’héritage maternel mutique, qu’il porte de multiples manières dans son corps et dans ses gènes.

    Ici on suit les racines, on les démêle pour mieux comprendre la croissance des branches et l’éclosion des fleurs de jacarandas. Beata Umubyeyi Mairesse s’attache non pas tellement à tenter de comprendre ce qui a pu se passer en 1994, et avant, car rien ne naît du néant, mais à mettre des mots là où souvent ils étaient tus, car indicibles et tout autant inécoutables. Le silence est partout, celui entre la mère, le frère Bosco et la fille lors de son retour au pays 3 ans après le génocide, elle, la survivante qui n’a pas vécu l’événement, elle la française, de peau et de vie. Celui, métaphorique, de Stokely, qu’une faute lors de son inscription à l’état civil affuble d’un second prénom lui intimant de se taire. Le mutisme d’Immaculata après la mort de Bosco, ultime arrachement d’une vie faite de déchirures. Le silence du kinyarwanda, dont Blanche ne sait que faire ni comment la transmettre, ou non, à son fils.

    Mais c’est aussi le retour du bruit, des sons, frémissement du vent dans les branches et froissement des pétales mauves des jacarandas qui s’ouvrent sur de nouveaux mots, de nouvelles histoires. C’est la bataille pacifique de Stokely pour comprendre sa famille et se construire en-dehors d’elle tout autant, s’inventer en prenant des pièces de-ci de-là, sans rien rejeter mais en ajoutant, en colmatant, en plantant.

    Lectrice, lecteur, mon silence brûlant, as-tu déjà vu des fleurs de jacaranda ? La fleur entre clochette et trompette d’un mauve tendre qui appelle à une aube désirante, explose lors qu’elle est foison. L’arbre se pare de cette couleur improbable dont on ne peut se détacher, tellement elle prend toute la place, devenant cette aube qui n’arrivera jamais et qu’on attend toujours. L’écriture de Beata Umubyeyi Mairesse a la poésie, la mélancolie et la force des fleurs de jacaranda et ses personnages leur fragilité et leur puissance lorsqu’ils se retrouvent pour faire front, pour faire histoires.

    J’ai Lu / Éditions Autrement
    222 pages

  • Berazachussetts – Leandro Ávalos Blacha

    Milka, Dora, Susana et Beatriz, quatre institutrices jeunes retraitées, vivent ensemble et aiment aller se promener dans les parcs de Berazachusetts. Un beau jour, pendant l’une de leur balade, elles trouvent une femme avachie contre un arbre, morte ou endormie, vêtue seulement d’un legging dégueulasse, son énorme poitrine retombant de part et d’autre de son corps obèse. Impressionnées, un peu dégoûtées, mais néanmoins compatissantes, les quatre amies l’emmènent tant bien que mal avec elles et l’accueillent dans leur appartement. La jeune femme, Trash, s’avère être une zombie avec un problème d’assimilation de la viande et un sens aigu de la punkitude.

    Dora, Milka, Beatriz et Susana longeaient tranquillement un sentier dans le bois quand Dora s’arrêta, interdite, en désignant le bas-côté.
    « Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore une femme violée ? »
    Ses amies en savaient aussi peu qu’elle. Sous l’effet de la surprise, Milka avait laissé tomber le panier qui contenait le maté et les viennoiseries. Allongée par terre, le dos contre un arbre, il y avait une femme nue.
    « Si ça se trouve, c’est une pute, chuchota Dora. Regardez ses cheveux. »
    À vrai dire, s’il s’agissait d’une femme de la rue, elle se trouvait en pleine décadence. Elle était terriblement obèse ; ses cheveux étaient courts et d’un fuschia intense. On l’aurait cru morte sans le mouvement de sa poitrine qui révélait se respiration. À côté d’elle, les quatre amies se sentaient sveltes et belles. Ce qui les impressionnait le plus, c’était son torse nu, avec deux nichons gros comme des ballons de basket et de nombreux bourrelets de graisse qui retombaient en cascade. En dessous, elle portait des leggings en lycra couleur chair, qui lui donnaient l’air d’un gros insecte, et des rangers noires usées.
    « Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Susana.
    Pour toute réponse, Dora tira un appareil de son sac pour prendre quelques photos de la femme. Elle passait son temps à interrompre le cours de leur vie avec cette phrase : « Attendez, on va prendre une photo. »

    Berazachusetts, c’est une ville balnéaire qui pourrait être dans la banlieue proche de Buenos Aires, par exemple. Elle est traversée par le Rhin del Plata, qui pourrait être un cousin du Río de la Plata, peut-être. À Berazachusetts, on va trouver des politiciens corrompus, des bourgeois qui s’encanaillent, des jeunes révoltés polis, des violeurs, des assassins, des pauvres fous, des fous tout courts.
    La ville est sous la coupe de Francisco Saavedra, ancien maire et toujours aux affaires, richissime enfoiré cruel et méprisant. Il aime par-dessus-tout proposer aux pauvres de l’argent contre une action absolument immonde, comme se raser la tête, voire se casser la jambe. L’un de ses fils, Arévalo, a monté tout un divertissement pour fils de riche en demandant à de pauvres gars de violer des femmes, le tout en les filmant.
    C’est dans cette ville folle, vraiment, où tout le monde est plus ou moins affreux, sales et méchants, que débarque Trash. Et la zombie semble de loin la plus humaine de toute cette bande. Celles et ceux qui ne sont pas devenus des psychopathes violents et sadiques perdent doucement les pédales ou bien se créent leur petit monde. Comme Dora, qui parvient à se faire son chemin jusqu’au lit de Saavedra père, très étonnamment, qui préfére habituellement les mannequins aux femmes pauvres et vulgaires de banlieue. Ce sera cumbia et aménagement d’intérieur pour elle, tandis que sa coloc’ se disloque sous le coup de la mort, qui frappe assez souvent dans les parages, ou de désistement aussi soudain que violent, hein, toujours.

    Lectrice, lecteur, mon monde imaginé, bienvenue à Berazachusetts. Cette version plus ou moins parallèle de Buenos Aires rassemble tout ce que l’Argentine compte de cas désespérés, de violences sociales et de peurs enfouies. Je passerai ici sur sa géographie, drôle, fascinante et très bien expliquée dans la postface rédigée par la traductrice. Ce jeu sur la carte, qui mêle conurbation bonaerense et autres lieux du monde reconnaissable par beaucoup, amène un brouillage des pistes et des lectures qui permet de mieux nous imprégner du propos.
    Pourquoi et comment Trash est-elle devenue zombie, nul ne le sait, et a priori on a plutôt l’air de s’en foutre un peu, tant dans les rues de Berazachusetts que, petit à petit, dans notre tête. L’important n’est pas que Trash se régale des bras de ce violeur-ci ou de la cervelle de cet agresseur-là, c’est plutôt la déchéance qui l’entoure. Saavedra, symbole d’une élite qu’on ne peut même plus qualifier de déconnectée tellement son arrogance et sa cruauté dépasse tout, marque le niveau d’une indécence qu’on pensait inatteignable. A l’aune de tels comportements, il n’est donc pas illogique que la seule personne un peu sensée dans ce fatras soit celle qui a pu prendre un peu de recul sur l’humanité et qui en a peut-être retrouvé un peu en s’en éloignant.

    Alors que l’étrange succède au surnaturel, qu’une guérilla marxiste complote dans les sous-sols d’un quartier radioactif et que des fantômes et des pingouins envahissent les rues, il n’y aura de salut pour pas grand-monde, car de toute manière, personne ne le cherchait.

    Un court roman d’une efficacité grandiose, pop à souhait, grinçant et crissant comme le sol sableux du Déversoir.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Hélène Serrano
    Éditions Asphalte / Folio SF
    212 pages

  • Ultramarins – Mariette Navarro

    Un cargo de commerce, rempli de containers, traverse paisiblement l’Atlantique. Le temps est bon, la mer calme et l’équipage de bonne composition, fiable et travailleur. Pour une raison qui lui échappera, la capitaine autorise ses matelots à arrêter les machines, descendre un canot et profiter d’une baignade au milieu de l’océan. Un écart de règle qui provoquera un écart de réalité.

    Il y a les vivants, les morts et les marins.
    Ils savent déjà, intimement, à quelle catégorie ils appartiennent, ils n’ont pas vraiment de surprise, pas vraiment de révélation. Ils savent à chaque endroit où ils se trouvent, s’ils sont à leur place ou s’ils n’y sont pas.
    Il y a les vivants occupés à construire et les morts calmes au creux des tombes.
    Et il y a les marins.

    Lectrice, lecteur, mon abysse, jette tes cartes marines, ta boussole et ton sextant, ici même les étoiles ne pourront t’aider à te repérer.
    Notre capitaine au long-cours n’en est pas à son premier voyage. Seule femme sur ce bateau, mais reconnue et respectée dans la profession, elle connaît les procédures, les trajets, la mer et ce qu’elle provoque de désorientation, de fascination et de désordre. Elle connaît aussi les hommes, gardés par la discipline et l’autorité, celle-là même qui, lorsqu’elle glisse un peu, peut provoquer un effondrement. Elle connaît enfin les bateaux, ces machines surpuissantes, surconnectées et dont les rouages et les moteurs impulsent le rythme auquel battra finalement le cœur de chaque marin.
    Et bien sûr, elle connaît par-dessus tout son équipage. Aussi, lorsque, après cette baignade imprévue, cadeau inexplicable et injustifiable, tous remontent sains et saufs, mais avec autre chose qui flotte, ce 21ème homme sur 20 lors des décomptes, pourtant insaisissable sur les ponts, la capitaine sent que le trouble sera plus grand encore.
    Elle sent le bateau qui s’émancipe, qui prend son rythme, et les instruments le lui disent, le bateau n’obéit plus. Elle voit le temps qui ne suit plus les règles, de la brume dans une région qui n’en voit jamais. Elle sent aussi que ses hommes ont le même trouble, et, pire, qu’ils remarquent son désarroi.
    L’équipage, lui, après la jubilation des premières brasses dans l’océan, en son plein cœur, là où, on peut l’imaginer, personne ne s’était baigné avant, ont senti le sable du soleil sur leur front et la profondeur de l’océan sous leurs jambes flottantes. Ce vide immédiat, contré simplement par cette capacité apprise à flotter.

    Ce moment suspendu, sur lequel plus personne n’a ni prise ni compréhension, qui échappe à tout entendement, va plonger notre équipage en lui-même. Cette attraction pour la mer, ces voyages si longs, cette rupture avec la terre et la vie qui lui appartient. Imposer une attente à celles (encore souvent des femmes) que l’amour a poussé à accepter cette amante envahissante. S’imposer, en tant que femme, dans cet univers si masculin, exister pour son nom et non celui de son père. Et peut-être, au final, comprendre que malgré les moteurs diesel, les containers en métal bleu ou vert, les radars et les géolocalisations satellites, un navire reste l’esprit de tous les navires, une émanation fantasmée du voyage en mer porteur de son écume de dangers et de rêves, porté lui-même par l’océan, de ses profondeurs insondables au ciel au-dessus de ses vagues, qui le caresse de ses vents et créé une carte de ses mouvements. Et ce n’est pas à nous de savoir si cette carte nous guidera à bon port ou nous égarera dans des brumes improbables, vapeurs insensées de notre propre perdition, en attendant les prochains rayons de soleil sur les dentelles minérales de la prochaine côte.

    Une petite merveille de poésie que ce roman court, intense, qui se lit en un souffle avant l’apnée et la plongée mystérieuse après la baignade.

    Quidam éditeur
    146 pages

  • Les dangers de fumer au lit – Mariana Enriquez

    Une femme se retrouve hantée par le fantôme de sa grand-tante, morte bébé, dont elle avait retrouvé les os elle-même enfant.
    Une bande de jeunes filles part se baigner dans une tufière pendant l’été, en compagnie du beau Diego. Tandis que les corps se rafraichissent, les esprits s’échauffent.
    Un vagabond, qui vient vider ses intestins sur le trottoir d’un quartier populaire avant d’en être viré manu militari à coups de coups et d’insultes, pourrait-il jeter une malédiction ?
    Joséfina, contrairement à sa mère, sa grand-mère et sa sœur, n’a jamais eu peur de sa vie. Mais après un voyage familial à Corrientes, l’effroi la saisit avec démesure pour ne plus jamais la quitter.
    En visite à Barcelone pour revoir une amie, Sofia est incommodée par une odeur de charogne putréfiée que personne d’autre ne semble remarquer.
    Dans un hôtel d’Ostende (province de Buenos Aires), il paraitrait que le mirador est hanté. Tout comme d’autres pièces du bâtiment, d’ailleurs.

    Ma grand-mère n’aimait pas la pluie et avant l’arrivée des premières gouttes, lorsque le ciel s’assombrissait, elle allait dans l’arrière-cour avec des bouteilles qu’elle enterrait à moitié, goulot vers le bas. Je la suivais et lui demandais grand-mère, pourquoi tu n’aimes pas la pluie, pourquoi tu ne l’aimes pas. Mais elle, rien, évasive, pelle à la main, fronçant le nez pour sentir l’humidité dans l’air. Si finalement il pleuvait, bruine ou orage, elle fermait portes et fenêtre et montait le son de la télé pour couvrir le bruit de l’eau et du vent -la maison avait un toit en tôle- ; et si l’averse tombait au moment de sa série préférée, Combate, il n’y avait plus rien à en tirer, elle était éperdument amoureuse de Vic Morrow.
    Moi j’adorais la pluie, elle ramollissait la terre sèche et je pouvais ainsi m’adonner à ma manie de creuser. Le nombre de trous !

    L’exhumation d’Angélita

    Une jeune femme se découvre une fascination morbide pour les battements de cœurs malades.
    Deux ados fans hardcore d’un chanteur de rock commettent l’irréparable.
    Un jeune homme met à disposition ses talents de caméraman pour toute situation sortant de l’ordinaire. Alors que les captations de relations sexuelles s’enchaînent, il est appelé pour une histoire de possession.
    Mechi travaille aux archives des enfants disparus, Pedro, lui est journaliste spécialisé dans ce domaine. Quelle n’est pas leur surprise, un beau jour, de retrouver une jeune fille manquante depuis des mois au beau milieu du parc Chacabuco.
    Dans un immeuble, une vieille femme meurt dans l’incendie déclenché par la rencontre entre sa cigarette et ses draps. Près de là, une femme contemple elle-même ses braises, les papillons de nuit, les mites et les trous de sa vie.
    Cinq copines se cotisent pour s’acheter un Ouija et communiquer avec les morts. Et puis, peut-être, avec les parents de l’une d’elles, « disparus ».

    Est-ce un plaisir de retrouver Mariana Enriquez ? Bien sûr. Et avec des nouvelles ? Tellement. La grande écrivaine argentine qui a montré sa dextérité narrative et son talent dans l’incroyable roman qu’est Notre part de nuit, nous avait déjà fait goûter à la forme courte avec le très très formidable Ce que nous avons perdu dans le feu. Ce recueil de douze nouvelles est donc non seulement un plaisir par anticipation, mais un régal de lecture. Attention, néanmoins, toutes ne sont pas à lire au petit-déjeuner !

    On retrouve dans les différentes nouvelles certaines thématiques déjà présentes dans ses autres textes, cette curiosité pour le monde de l’adolescence et ses transgressions. La violence d’une société de plus en plus écartelée, avec des riches plus riches et surtout ici des pauvres plus pauvres. La maltraitance des enfants, entre prostitution, enlèvements, traite et meurtre. Et beaucoup, beaucoup de fantômes. Les fantômes des âmes oubliées, des histoires familiales dont on ne peut se détacher, ceux des desaparecidos, qui hanteront encore longtemps l’histoire du pays.
    Mariana Enriquez nous raconte surtout que tout le monde, sans exception, a en lui un fantôme, une blessure et un bout de perversité, les trois étant souvent liés. Prenons cette jeune femme qui ne peut jouir qu’en entendant un cœur malade et se créé des fantasmes de plus en plus violents sur le muscle cardiaque et ses maladies, aurait-ce un rapport avec les souvenirs flous d’un homme malade, nu, alors qu’elle avait cinq ans ?

    Perversion anodine ou plus malsaine, peur inconséquente ou paralysante, Mariana Enriquez les creuse pour en montrer le pus, la moisissure dont elles sont issues ou bien qu’elles engendrent, toute entourées de leurs fantômes, parfois moqueurs, parfois stoïques, parfois inquiétants, mais toujours signifiants. Les relations familiales, et notamment les transmissions mère-fille, les abandons, liens fraternels, rien n’échappe à la plume de Mariana Enriquez, qui ne laisse de répit nulle part. L’horreur est partout, même la plus basique, la plus vile, la moins surnaturelle, et chacun d’entre nous en est capable.
    Et on adore qu’elle nous raconte cela.

    Traduit merveilleusement de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenêt
    Éditions du Sous-Sol
    246 pages

  • Les graciées – Kiran Millwood Hargrave

    Maren vit dans un petit village de pêcheurs de Norvège, très loin au Nord, proche du cercle arctique. Nous sommes en 1617, à l’hiver. Une terrible tempête s’abat sur la mer, et les femmes, subjuguées et terrifiées, assistent impuissantes à la mort de leurs maris, leurs fils, leurs frères, partis pêcher. Après un moment de sidération, et menées par Kirsten, les femmes prennent leur survie en main, se mettent à pêcher, à préparer les champs, à écorcher les bêtes et tanner les peaux sous le regard circonspect mais un peu compréhensif du curé envoyé pour les surveiller. L’époque n’est pourtant pas à l’autonomie des femmes, et le roi de Danemark-Norvège décide d’envoyer un spécialiste sur ces terres boréales. Accompagné de sa jeune épouse, Absalom Cornet arrive précédé d’une solide réputation et d’un fumet nauséabond de chair brûlée.

    La veille, Maren avait rêvé qu’une baleine s’était échouée sur les rochers en face de chez elle.Elle descendait la falaise, marchait jusqu’à elle et, œil contre œil, enroulait ses bras autour de cette grande masse nauséabonde. Elle ne pouvait rien faire d’autre pour elle.Les hommes accouraient sur les rochers noirs, sombre procession d’insectes vifs munis de lames et de faux luisantes. La baleine n’était pas encore morte que la chaîne humaine avait déjà commencé et la découpe avec elle, la baleine se débattant et eux, visages fermés, déployés sur son corps comme un filet sur un banc de poissons. Les bras de Maren étaient raides et tendus -car elle s’accrochait ferme, en les ouvrant tout grands- depuis si longtemps qu’elle n’aurait su dire si son étreinte était perçue comme un réconfort ou une menace, mais elle s’en moquait désormais, immobile, œil contre œil, sans ciller. La baleine finissait par s’immobiliser, sa respiration faiblissant à mesure qu’ils hachaient, sciaient. Maren avant senti l’odeur de la graisse brûlant dans les lampes avant même que le corps ne se fige, bien avant que le brillant de l’œil collé contre le sien ne devienne terne.

    Après ce grand malheur, les femmes de Vardø font donc tout ce qu’elles peuvent pour survivre, bien décidées à ne pas se laisser aller trop vite aux retrouvailles avec leurs hommes. Pourtant, même parmi elles, toutes ne voient pas d’un bon œil ce glissement de rôle, ces femmes qui montent sur un bateau et partent en mer tout le jour, ces femmes qui égorgent puis écorchent, qui râclent et tannent les peaux des rennes. Entre hypocrisie et faux-semblants, la vie suit son cours mais une vibration de mauvaiseté, de suspicion parcourt le village, de plus en plus forte. Jusqu’à l’annonce, donc de l’arrivée prochaine d’Absalom Cornet.
    L’homme est écossais et célèbre chasseur de sorcière. Sur la route du Grand Nord, il trouve à Bergen une jeune femme, fille d’un armateur désespéré, qu’il prend comme épouse et emmène avec lui. Ursula découvre en même temps le monde hors des murs de son quartier rupin et la vie maritale, toutes deux violentes, rugueuses et la laissant perdue. L’arrivée à Vardø sera un coup de plus pour Ursu, qui découvre non seulement un mode de vie morne et brutal, mais aussi son incapacité totale à assurer sa (sur)vie. Trouvera-t-elle parmi ces femmes, bigotes décérébrées ou potentielles sorcières, des alliées ? Que sera-t-elle elle-même pour elles ?

    Lectrice, lecteur, ma sorcière des mers, prends un bon coupe-vent et des grosses chaussures, il fait vent à Vardø.
    La jeune Maren a perdu son fiancé, son père et son frère lors de cette tempête surnaturelle qui s’est abattue sur eux comme la colère d’un dieu. Pragmatique, elle se fie rapidement à Kirsten et participe aux activités dévolues aux hommes, essayant de laisser de côté les regards méprisants et l’hypocrisie des grenouilles de bénitier qui crient au scandale tout en étant bien joie d’avoir de quoi manger. Mais la jalousie, la rancœur la mesquinerie n’ont pas de limite. Cependant, l’inquisiteur arrive avec, à son bras, cette jeune femme perdue et complètement improbable dans cet endroit. Ursu paraît, aux yeux de Maren, aussi belle, douce et immaculée qu’elle-même est sale, râpeuse et grossière.
    Les liens qui se tisseront entre les deux femmes, de plus en plus étroits, pourront peut-être devenir la planche de salut de certaines, alors que les accusations de sorcelleries se rapprochent de plus en plus et tandis qu’Ursu découvre au fil des jours quel genre d’homme est véritablement son mari et le sens de sa présence dans le village. Mais cela pourrait être aussi un arrêt de mort.

    Que l’on soit autonome, forte en gueule, ou juste moins prosélyte, la moindre incartade est bonne pour terminer dans les geôles, qui ne sont en général qu’une étape avant le bûcher. Un soupçon de croyance samie, un peu trop d’opposition, une absence sur les bancs de l’église.
    Là où le système inquisitorial a montré la grande perversion de son fonctionnement c’est dans cette capacité à faire se dénoncer les femmes entre elles. Pour plus de sécurité, pour se protéger soi-même, accuser avant d’être accusée, par vengeance, par ignorance, par peur.

    Dans ce roman fort et accrocheur, on sait, on sent et pourtant on ne veut pas croire que tant de force et de volonté de survie puissent être brisées par la violence d’hommes se pensant habités par l’esprit d’un dieu ignare et aussi misogyne qu’eux, croyant fermement que si une femme peut faire la même chose qu’eux, il y a maléfice. On s’est moqué pendant des siècles des fameuses croyances de bonnes femmes, ridicules et irrationnelles, mais que dire de celles de ces mauvais hommes qui ont conduit sous les applaudissements des milliers de personnes à la mort sur le bûcher ou sous la torture. Le patriarcat tue, depuis des millénaires, avec des lettres de marques du pouvoir et les remerciements des populations.

    Les graciées est un roman puissant comme la tempête de 1617, non dénué de cet espoir vain que les choses pourraient peut-être, parfois, être meilleures, et rempli d’un désir avorté de vivre selon ses envies et ses besoins.

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Sarah Tardy
    Editions Pocket
    446 pages

  • Cadavre exquis – Agustina Bazterrica

    Marcos travaille dans un abattoir, il est le bras droit du directeur et s’occupe de vérifier la qualité de la viande, de traiter avec les éleveurs et les clients. Mais l’abattoir de Marcos s’occupe d’une viande spéciale. En effet, un virus a contaminé toute la faune de la planète. Les animaux, impropres à la consommation et dangereux pour les humains, ont été abattus. L’envie de viande n’a pas disparu pour autant, et certains ont commencé à s’en prendre aux plus pauvres, aux migrants, aux vagabonds, pour assouvir leurs envies. Le gouvernement a alors décidé d’encadrer cette pratique, et a légalisé une viande spéciale, issue d’élevages d’humains…

    Demi-carcasse. Étourdisseur. Ligne d’abattage. Tunnel de désinfection. Ces mots surgissent et cognent dans sa tête. Les détruisent. Mais ce ne sont pas seulement des mots. C’est le sang, l’odeur tenace, l’automatisation, le fait de ne plus penser. Ils s’introduisent durant la nuit, quand il ne s’y attend pas. Il se réveille le corps couvert de sueur car il sait que demain encore, il devra abattre des humains.
    Personne ne les appelle comme ça, pense-t-il, en s’allumant une cigarette. Lui non plus, il ne les appelle pas comme ça quand il explique le cycle de la viande à un nouvel employé. On pourrait l’arrêter à ce seul motif, et même l’envoyer aux Abattoirs Municipaux pour se faire transformer. « Assassiner » serait le mot exact, mais ce mot-là n’est pas autorisé. En ôtant son maillot trempé, il cherche à chasser cette idée persistante selon laquelle c’est pourtant bien ce qu’ils sont, des humains, élevés comme des animaux comestibles. Il va au frigo et se sert un verre d’eau glacée. Il la boit lentement. Son cerveau le prévient que certains mots dissimulent le monde.
    Il y a les mots convenables, hygiéniques. Légaux.

    Marcos vit seul depuis que sa femme est retournée chez sa mère, ne se remettant pas de la mort de leur fils. Lui non plus, d’ailleurs. Il vit ses journées en les hantant, et l’absurdité, l’horreur de ce quotidien macabre et meurtrier ne le quitte plus. Un beau jour, l’un des éleveurs avec lesquels travaille Marcos lui offre une femelle, une PGP, Première Génération Pure, des « têtes » nées et élevées en captivité. Il la garde dans son garage, s’occupant d’elle sans savoir qu’en faire. Serait-ce le début du glissement pour Marcos ?

    Lectrice, lecteur, mon cœur battant, accroche-toi à ta peau, ce premier roman peut mettre à rude épreuve.
    Plus d’animaux donc. Et un contexte de surpopulation tragique. Quand les gens ont commencé à s’entredévorer, certains gouvernements ont mis en place une « Transition ». Et le monde a commencé à s’adapter. Les lois, les éleveurs, les abattoirs, les tanneurs, les laboratoires, les chasseurs. Les gens. On élève donc ces « têtes », qui seront traités, abattus, chassés. On récupère la peau pour le cuir. Mais on fait ça bien, hein. Un code est mis en place : interdiction d’utiliser ces « têtes » comme esclave, que ce soit de travail ou sexuel, interdiction de trafic, contrôle d’hygiène… Viande de bœuf ou viande humaine, même combat.
    Notre cheminement aux côtés de Marcos, dans son quotidien professionnel et personnel, les plongées dans ses souvenirs d’avant, ses errances dans l’ancien zoo à la recherche d’une normalité perdue ou bien d’une confrontation violente avec le nouveau présent nous force à regarder dans sa réalité crue ce monde sans animaux mais avec steak. Un monde dans lequel les inégalités sociales sont régies par le vieil adage « manger, ou être mangé ». Et plane, au-dessus de cela, cette question indicible mais permanente : ce virus était-il réel, ou bien la viande spéciale la seule solution trouvée pour réguler l’espèce humaine, et le virus pour le faire accepter ?

    Agustina Bazterrica n’oublie aucune situation pour nous montrer ce que serait une société dans laquelle le cannibalisme aurait été légalisé, et par là mettre en avant nos rapports de classes (entre humains) et notre rapport à la viande (humaine ou non). Elle le fait avec une distance et une froideur chirurgicale terrifiante, tout autant qu’une inventivité et un suspense glaçant. Et jusqu’au bout, rien ne nous est épargné. Un roman brillant d’une force terrible, inlâchable malgré la nausée.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud
    Éditions J’ai Lu
    279 pages

  • Peau d’homme – Hubert/Zanzim

    Bianca, jeune fille noble, vient de se voir choisi un époux. Ce sera Giovanni, fils d’Agnello. Bien mis de sa personne et riche, bien entendu, toutes ses amies félicitent la damoiselle de cet appariement, elle qui se morfond de devoir passer sa vie avec une homme qu’elle ne connaît pas.
    Mais heureusement, Bianca a pour elle une marraine qui lui révèle un secret qui lui permettra de frayer aux cotés de son promis comme son égal, et ainsi découvrir l’homme qu’il est. Une peau d’homme, qu’elle enfilera pour devenir Lorenzo, beau jeune homme à la peau hâlée, au regard doux et aux traits fins. C’est dans ces atours qu’elle va donc rencontrer enfin son promis et le monde des hommes. Les hypocrisies, les faux semblants et les plaisirs interdits.

    Quelle aventure, lectrice, lecteur, mon amour interdit ! Cette plongée dans l’Italie renaissante est d’une fraîcheur, d’une force et d’une intelligence vive.
    La jeune Bianca sent que le modèle sociétal et marital en vigueur va à l’encontre de ses besoins et de ce qu’elle est. La soumission de la femme à l’homme, selon les préceptes des saintes écritures, le mariage de raison plutôt que d’amour, la négation du désir féminin et la culpabilisation de tout désir, de toute sensualité, par son propre frère entres autres, Fra Angelo, prêtre et prêcheur que l’Inquisition aurait été ravi d’accueillir dans ses rangs. En plongeant en homme dans le monde, elle découvrira les codes qui dictent leur conduite aux hommes, leurs croyances, leur ignorance dû à leur arrogance, mais aussi leurs faiblesses et leur tendresse.  Alors que son futur puis époux va tomber amoureux de son alter-ego au membre viril, Bianca va tenter de lui montrer que la vie et les désirs d’une femme ne sont pas ceux qu’il imagine.
    Avec un mélange de candeur et de témérité, Bianca veut montrer à son époux et aux bigots de sa ville, de plus en plus nombreux par bêtise ou craintes des foudres promises par Fra Angelo, ce qu’amour et désir veulent dire, ce que leur liberté permet.

    Une bande-dessinée pleine de rebondissements qui explore les multiples facettes du rapport à l’amour, à la sensualité et au désir d’une société enfermée dans une religiosité mortifère et un patriarcat forcené, avec beaucoup de malice et d’intelligence. Peau d’homme est un étendard féministe, queer et anti-patriarcal d’un enthousiasme enragé communicatif. Les planches, alternant construction simple et balade labyrinthiques dans les rues de la ville, rendent à merveille le cheminement des personnages et les profondes réflexions et chamboulement qui les traversent.

    Un indispensable qui se lit, se relit, se prête et s’oublie au bon endroit pour passer la bonne parole !

    Éditions Glénat
    160 pages

  • Mangeterre – Dolores Reyes

    Mangeterre est bien jeune lorsque sa mère meurt, sous les coups de son père. Elle est à peine plus âgée lorsque sa professeure, Ana, disparaît. Mais Mangeterre a un don, et grâce à celui-ci, la police retrouve le corps d’Ana. Lorsqu’elle goûte la terre foulée par les disparu·es, elle les voit, elle voit ce qui leur est arrivé. Mise au ban par les autres, c’est pourtant une foule de personnes qui vient, jour après jour, déposer une bouteille du sol de leurs proches évanoui·es devant la maison qu’elle habite avec son frère.

    -Les morts ne traînent pas chez les vivants, il faut que tu comprennes ça.
    -Je m’en fous, Maman est toujours ici, chez moi, dans la terre.
    -Arrête ton char, tout le monde t’attend.
    S’ils ne veulent pas m’écouter, j’avale de la terre.
    Avant, je l’avalais pour moi, parce que j’étais en pétard, que ça les dérangeait et que ça leur faisait honte. Ils disaient que la terre était sale, que j’allais avoir le ventre gonflé comme un crapaud.
    -Lève-toi maintenant. Et va te laver.
    Après, je me suis mise à manger de la terre pour d’autres qui voulaient parler. D’autres qui étaient déjà partis.
    -À ton avis, pourquoi il y a des cimetières ? Pour enterrer les gens. Allez, va t’habiller.
    -Je me fous des gens. Maman est à moi, elle reste ici.

    Il y a cette mère dont le fils handicapé mental a disparu, ce frère, policier, qui cherche sa sœur, cet autre frère qui sonde le Paraná de las Palmas. Et tous les autres. En Argentine, le terme disparu·es a depuis longtemps une résonnance particulière, terre dont la terre et la mer garde en son sein précieux, comme ailleurs en Amérique latine, les desaparecidos de la dictature de Videla.
    Ici, ce sont d’autres victimes. Des femmes, beaucoup, des enfants aussi, tou·tes arraché·es au sol par la violence des hommes. Mangeterre la connaît, cette violence qui lui a pris sa mère. Alors qu’elle grandit, elle sait qu’elle y va à grands pas, vers cet affrontement inéluctable.
    En attendant, après son renvoi de l’école, elle traînasse chez elle, avec son frère et ses potes. Ils boivent de la bière, jouent à la Play, se cherchent. Et elle regarde ces bouteilles de tristesse et d’espoir meurtri qui s’accumulent. La douleur de leur consommation jamais n’est compensée par le soulagement de la vérité, toujours insoutenable. Elle choisit donc ses combats et plonge dans la mémoire du sol souillé pour rendre aux mort·es leur dernière vérité, et peut-être un peu de justice.

    On décompte en moyenne 258 féminicides par an en Argentine (212 au 31 octobre 2022, probablement 248 sur l’année. Source : feminacida / Ahora que sí nos ven). Ce fléau, faute d’autre mot, est combattu pied à pied par des militantes, là-bas et ailleurs en Amérique Latine. La jeune Mangeterre grandit au cœur de ce drame. La brutalité des gens et de la société est son quotidien, et la violence une rengaine désagréable. Sa distance et sa froideur, qui pourraient la faire passer pour désabusée, sont avant tout une protection, car elle ressent la peur, le mépris et le froid de la lame dans sa chair lorsqu’elle ingère cette terre humide chargée d’une histoire invisible plus lourde qu’elle.
    Elle aurait de quoi vouloir y disparaître volontairement, dans cette terre. Mais c’est là le tour de force de Dolores Reyes dans cette histoire forte et rugueuse. Si elle n’est jamais dupe, Mangeterre garde, consciemment ou non, quelque rempart en elle, et avance. Les premières amours, les amitiés, les projets, même. Avec son frère à ses côtés, fidèle malgré le danger et l’étrangeté quand tous s’en vont, la terre ne se contente pas de porter la parole des morts, elle peut aussi soutenir le poids des vivantes.

    Un premier roman d’une grande puissance qui pousse les voix des disparu·es et effrite la terre, en attendant qu’elle tremble suffisamment pour les libérer toutes, celles qui y étouffent encore, jusqu’à ce que leurs cris soient entendus.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions J’ai Lu
    250 pages