Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Mâchoires – Mónica Ojeda

    Fernanda et ses inséparables copines sont lycéennes dans le très prestigieux collège-lycée privé Delta de l’Opus Dei, qui accueille la fine fleur féminine de la haute de Guayaquil. Fille d’une fervente militante anti-avortement et sœur d’un frère mort, potentiellement de sa main, elle et ses copines sont les popus du lycée. Mais la vie est assez morne, quand on vit dans un quartier ultra-sécurisé et qu’on peut faire régner sa loi un peu partout. Adeptes de creepypastas et d’histoires horrifiques en général, la petite bande va investir un immeuble en ruine, entouré d’eau stagnante, rempli de serpents et autres reptiles au sang froid et à la dent dure pour y tracer et repousser leurs limites.
    De son côté, Miss Clara prend sa première rentrée dans ce collège-lycée privé. Fille de prof qui se glisse dans les vêtements (et le corps) de sa défunte mère, elle espère que ce nouvel établissement sera également un coup d’éponge sur le traumatisme et l’humiliation que lui ont fait subir deux élèves de son ancien bahut.
    Fernanda, la rebelle, la meneuse, émerge pourtant un jour pieds et poings liés dans une cabane au fin fond de la forêt équatorienne, avec pour seul horizon la jungle dense et moite et un volcan. La ravisseuse n’est autre que Miss Clara, qui a décidé de lui donner une bonne leçon. Mais pour quelle raison ? Ça, Fernanda n’en a pas la moindre idée.

    Elle ouvrit les paupières et toutes les ombres du jour qui se brisait s’engouffrèrent en elle. Ces taches volumineuses -« L’opacité est l’esprit des objets », disait son psychanalyste- laissaient deviner des meubles en piteux état et, plus loin, un corps fantomatique qui nettoyait le sol avec un balai-serpillère pour hobbit. « Merde ». Elle cracha sur le plancher contre lequel s’écrasait le côté le plus laid de son visage de Twiggy-face-of-1966. « Merde ». Sa voix semblait sortir d’un vieux dessin animé en noir et blanc. Elle s’imagina là où elle était, par terre mais avec le visage de Twiggy, qui était en réalité le sien, mis à part la couleur canard-en-plastique des sourcils du mannequin anglais; des sourcils canard-de-bain qui ne ressemblait en rien à la paille brûlée non épilée des siens. Même si elle ne pouvait pas se voir, elle savait exactement dans quelle position gisait son corps et devinait l’expression peu gracieuse qu’elle devait avoir en ce si bref instant de lucidité. La pleine conscience de son image lui donna une fausse sensation de contrôle mais ne la tranquillisa pas pour autant car, malheureusement, la connaissance de soi ne transformait personne en Wonder Woman, ce qu’elle avait besoin d’être pour se libérer des cordes qui lui liaient les mains et les jambes, comme les actrices les plus glamour de ses thrillers préférés.

    L’adolescence, cette période monstrueuse de transformation des corps et des esprits, de lutte violente pour exister par soi-même mais surtout par les autres, par ses amies qui sont le centre de la vie, et contre les mères, ces figures déformées et dévorantes qui ne lâchent jamais prises. Fernanda souffre en silence du manque d’affection donné par sa mère, tandis qu’Annelise, sa meilleure amie, sa sœur de cœur, sa passion, méprise la sienne pour les humiliations qu’elle lui fait vivre depuis l’enfance. Miss Clara, elle, s’est fondue dans le corps et la vie de sa génitrice pour avoir l’impression d’exister, elle s’est glissée entre les dents acides et tranchantes de celle qui l’a mise au monde et rabaissée jusqu’à sa mort.
    La bande de lycéennes jouera à se faire peur en se perdant dans une mythologie créée par Annelise, la plus belle, la plus inventive, la plus extrême, peut-être ? Emportées par la cosmogonie du Dieu blanc, une divinité morbide et violente, elles se lancent dans des défis qui dépassent vite l’envie de frisson propre à la sensation d’immortalité adolescente. Pour vivre une vie d’adulte, il faut aller loin, se faire mal et faire du mal à celles qu’on aime. Leurs dents claqueront de peur et de désir, s’enfonceront dans les chairs pour dévorer les émotions ardentes et incompréhensibles que leurs esprits ne contrôlent pas et que leurs corps exultent.

    Mónica Ojeda nous emmène dans les entrailles émaillées des relations. Mère et filles, amies ou amantes, les attaches entre les personnages de ce roman sont tout sauf simples ou saines. On se rejette, on se dégoute, on se frappe et on se lèche, on se goûte, on s’embrasse et on se mord. Mettant au creux de son texte (et en exergue) la phrase de Lacan « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la mère », elle développe au fil du texte et dans une langue palpitante, oppressante et addictive, cette brutalité latente ou manifeste qui naît de la dualité entre une mère et sa fille, et de la domination intrinsèque à toute relation passionnée et constituante. Fernanda et Annelise, amies fusionnelles depuis l’enfance, partagent en grandissant la même passion pur les histoires d’horreur et le même rejet de leurs mères pathétiques, fausses et rejetantes. Entre amitié et amour, passion et soumission, la ligne est mouvante et les mâchoires se referment, emprisonnant les jeunes filles dans la fausseté de leur vie publique et l’onirisme cosmique, indicible et pervers de leurs fantasmes. Miss Clara Lopez Valverde a, elle, embrassé cette prison de dents et d’os, en se dévouant corps et âme à sa mère malade et méprisante, dont elle aspire la moelle jusqu’à la dernière goutte, pour exister en-dehors d’elle-même et être à la hauteur d’attentes qui ne seront jamais comblées.
    C’est un monde de femmes, autant que la société dans laquelle elles évoluent n’est pas pour elle, voire contre elles. Les hommes passent, rapidement, de loin, souvent loin d’être prêts pour ce que vivent, pensent et se font vivre les filles et femmes qu’ils croisent. Ils se sentent dominants et contrôleurs mais ne sauraient imaginer ou même deviner ce qui se trame derrière ces bouches juvéniles et désirables, derrières ces sourires prudes et carnassiers.

    Mâchoires est un roman terrifiant et fascinant sur les relations intimes et passionnelles entre les mères et leurs filles, les amies, les enseignantes et leurs élèves, ces liens troubles, brusques, sur lesquels nous pensons avoir une emprise et un contrôle mais, qui irrémédiablement nous échappe et laisse sortir le monstre, toutes dents dehors, et son envie inassouvie de dévorer et d’être dévoré.

    Traduit de l’espagnol par Alba-Marina Escalón
    Gallimard
    320 pages

  • Brûlées – Ariadna Castellarnau

    Quelque part, à certains moments. Est-ce le monde qui meurt ou l’humanité qui s’éteint, à grand feu ? On ne le sait pas trop, et ce n’est pas très important. Les animaux disparaissent, les gens tombent malades, la terre est infertile, et l’on brûle pour purifier. Dans ce monde plongé en pleine apocalypse au long cours, nous allons suivre quelques vies pendant un instant. Il y en a qui essaient de garder un minimum de contrôle en décidant quand ils mourront, d’autres qui suivent les maigres règles qui restent pour créer une nouvelle normalité, certain·es se regroupent, certain·es partent, reviennent, espèrent.

    Qu’espérer dans un monde que l’on sait fini ? Qu’attendre quand les gens autour de soi meurent ou disparaissent ? Au fil des différents portraits, c’est une toile de désespoir maitrisé, de désarroi intériorisé qui se tisse. De ce qui s’est passé on ne sait rien, la cause en est inconnue, et l’on est plongé dans ce marasme sans repère et aux valeurs bouleversées. Les liens familiaux ou amicaux n’ont plus de sens, le quotidien se résume à un long chemin, une attente vide en quête de nourriture ou d’un lieu protecteur. Il y a malgré tout quelques touches de lumière. Des tentatives de regroupements, de retrouvailles, de création. Celles-ci seront parfois vaines et stériles, car la survie seul·e est plus aisée, parfois source de désillusion. Mais avoir vécu dans l’illusion pendant un temps peut permettre de repousser une échéance que l’on sait inéluctable. Et même cela peut glisser entre les doigts.

    La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.
    Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.
    – Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.
    – Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?
    – Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.
    – Mourir de faim n’a rien de symbolique.

    On pourrait prendre ce livre comme un recueil de nouvelles, mais au fil des rencontres que l’on fait se dessine des communs, des personnages que l’on retrouve, qui se croisent et repartent dans d’autres temps. La chronologie ici est décousue et n’a pas de sens, car ce monde n’a pas de sens ni d’ordre, malgré les quelques tentatives des protagonistes d’en recréer un.
    Il y a pourtant une sorte de jouissance chez certain·es dans cet effondrement, des pulsions qui remontent, un désir ardent de vie, de mort, de destruction qui les poussent à continuer vers ce qui les tire, quoi que ce puisse être, d’allumer et traverser ces feux purificateurs qui illuminent les contrées de toutes parts et qui, faute de délivrer le monde du mal, défrichent une nouvelle terre, ouvrent de nouveaux horizons dans un rideau de cendres incandescentes.

    Traduit de l’espagnol par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    165 pages

  • Miracle à la combe aux Aspics – Ante Tomić

    Dans les montagnes au-dessus de Split, en Croatie, vit la famille Aspic. Ou du moins une partie. Tandis que la majorité de la famille a préféré rejoindre la côte et les villes, Jozo l’irréductible, est resté dans la montagne, au grand détriment de sa femme Zora, avec leurs 4 fils. Les Aspics, ce sont des vrais, des durs. Mais après la mort de Zora, la maisonnée se laisse un peu trop aller. La vaisselle est mal faite, la lessive traîne, les boutons sont dépareillés. Le curé du village d’à côté est formel, il faudrait bien que l’un des fils se marie pour qu’une femme reprenne un peu ces garçons en main. Krešimir, l’aîné des fils, est plutôt d’accord, et décide de partir à la recherche d’une femme à épouser. Mais pas n’importe laquelle. Il voudrait bien retrouver cette jeune femme qui a tant fait battre son cœur lorsqu’il était soldat. En quittant la petite combe dans laquelle il a grandi pour mener sa quête à bien, ni lui, ni ses frères, ni son père, n’imaginait combien la possibilité d’un mariage bouleverserait leur vie à ce point !

    Chapitre un

    Consacré aux dizaines de manières de préparer la polenta, aux choses à ne pas faire lorsqu’on lave des vêtements de couleur, et à la soupe servie dans un cendrier. Deux hommes manquent de se faire assassiner, un autre désire se marier, et l’on ne sait pas qui est le plus à plaindre.


    Loin dans les montagnes se niche la Combe aux Aspics. Difficile à trouver, cachée, protégée comme une forteresse, avec une unique route praticable à travers un défilé sinueux qui après un dernier contour, s’élargit soudainement sur un plateau karstique, pour buter, à peine deux cents mètres plus loin, sur une falaise à pic. Là, sur cette terre rocailleuse, rarement ensoleillée, s’étalent quelques champs de trèfle, deux ou trois rangs de patates et de pois chiches, deux insignifiants lopins d’oignons arrachés à grand-peine à l’enchevêtrement de ronces, de frênes et de charmes. Les fleurs orange des citrouilles rôtissent sur une minuscule parcelle défrichée ceinte d’un muret de pierres sèches.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, prépare-toi à un périple ébouriffant ! La recherche de l’amour peut prendre bien des formes, mais jamais elle n’a été aussi folle.

    Les Aspics, tribu bourrue et bien peu subtile, vivent en totale autarcie dans leur combe. Détestant tout ce qui ressemble à une autorité supérieure, hormis celle qui porte crucifix, toute ingérence est une menace face à laquelle la seule réponse sera le fusil, pour les plus délicats… Jozo, le père, ne jure que par la polenta et l’isolement. Krešimir, l’aîné, ancien soldat, aime la mécanique et ne comprend pas grand-chose au jeu délicat de la séduction. Les jumeaux Branimir et Zvonimir ont un certain penchant pour les armes et les embrouilles. Le petit dernier, Domagoj, tente de cacher en vain que toute cette brutalité n’est pas vraiment à son goût. Ce sont pourtant des hommes curieux et naïfs qui se révèlent au fil des péripéties rocambolesques qui leur tombent sur le coin du nez. On retrouve ici tout l’humour et la dérision de la littérature d’Europe centrale, et sous la couche de crasse épaisse dégrossi au burin, des personnages drôles et touchants (et d’autres encore plus sales et méchants) qui jouent de leurs propres stéréotypes dans un enchaînement de situations toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Au fil de rencontres et de coïncidences improbables, la vie des Aspics et de celles et ceux qui croiseront leur chemin, tout·es finalement au moins aussi barré·es que nos rudes gaillards, s’emplira de folie et de découverte, la plus belle restant, bien évidemment, l’amour et tout son cortège d’émotions fortes, et sa transcendance.

    Miracle à la combe aux Aspic est un roman foutraque, léger et entraînant, qui emballe dans un humour absurde une bien belle leçon d’humanité et des personnages avec lesquels, si l’on n’est pas complètement sûr·es de vouloir les croiser en vrai, on passerait bien un peu plus de temps !

    Traduit du croate par Marko Despot
    Editions Noir sur blanc
    202 pages

  • Tè mawon – Michael Roch

    Joe débarque à Lanvil depuis Nouvelle-Marseille à la recherche de sa copine, Ivy, qui n’a pas donné signe de vie depuis un bail. À peine arrivé dans la mégalopole caribéenne, il rencontre Patson, qui va l’aider à retrouver sa belle, et l’embringuer dans une galère et un combat que Joe n’imagine même pas.
    Ézie et Lonia, frangines, travaillent Anwo Lanvil, pour Babel S.A. comme codeuses et traductrices de la blockchain caraïbe. Inséparables de par leurs compétences et malgré (aussi ?) par la haine que voue Ézie à sa sœur, elles participent au cœur vibrant de Lanvil tout en remettant en cause sa direction.
    Pat, de son côté, après de longues années de lutte syndicale et un retrait radical de la scène, mène depuis Anba Lanvil une nouvelle quête pour bousculer l’ordre établi, et surtout retrouver ses racines, la vraie terre, le Tout-Monde.

    Lanvil, mégalopole caribéenne construite sur l’asséchement de la mer et l’aplanissement de la terre, court de Cuba (CUB) au Venezuela (VNZ) en prenant toutes les îles de l’archipel des Antilles. Centre technologique, culturel et politique de la planète suite à la chute des anciennes puissances sous le joug des extrêmes-droite, des pandémies et autres catastrophes naturelles, Lanvil impulse une nouvelle dynamique au monde, et la Caraïbe en est donc son centre. Mais malgré tous ses beaux rêves et ses idéaux, n’est-elle pas en train de sombrer, à son tour, sous son hyper-développement ?
    Dirigées par des corpolitiques, la ville se veut un havre, un lieu d’émancipation et de progrès. Le transhumanisme ouvre des possibilités folles à qui le veut/peut et le développement de la cité doit continuer à œuvrer pour le rapprochement des peuples. D’ailleurs, Lanvil est une ville métissée, créolisée. On y parle français, anglais, mandingue, un créole antillais qui s’enrichit des mots de chaque personne qui vient s’y réfugier. Pourtant, elle n’échappe pas à la violence économique, et chacun se répartit géographiquement selon sa caste : Anwo la richesse et le progrès, Anba les parias, les trafics et la violence.
    Et chacun de nos protagonistes, quelle que soit sa localisation, ressent un manque brûlant, tabou, celui de retrouver, sous les façades de verres et de nanobots, la terre ancestrale.

    PAT. Anba Lanvil
    Demain, Pat, tu renverses le monde tjou pou tet. Demain, tu retournes Lanvil, tu creuses ses piliers, à l’ancienne, tu retrouves la terre des zansèt et tu libères le peuple. Dis-toi ça, Pat : t’y es presque. T’arrives au bout du combat. Lagoumen, c’est bientôt fini. Demain, peut-être un peu plus, quelques jours, deux semaines, tu déclenches la révolution et tu fais tomber Babilòn, pour de bon. Levé’w ! Tiré kò’w ! Sonjé Tout-Moun : pense à cette terre qui t’attend. Elle est ta force.
    Et maintenant plonge ta main, Pat. Une dernière fois. Plonge ta main dans la douleur élektrik.

    Dans ce très riche et bouillonnant roman choral, la première chose qui te happe, lectrice, lecteur, ma belle, c’est cette magnifique langue. On change de langue à chaque personnage et pourtant l’unité est là, la compréhension aussi, qui s’enrichit d’une immersion d’autant plus forte dans cette ville-monde au détour des ajouts d’anglais et d’espagnol au français ou au créole martiniquais. Chacun vient apporter sa variation à la langue, qui devient multiple et partagée, montrant ainsi la diversité des origines et cultures et la manière forte et si évidente de se comprendre tout en existant : ces mots sont les miens, surtout utilise-les.
    Rien n’est manichéen dans ce roman, on ne se déshumanise pas en s’augmentant technologiquement, on y trouve autre chose ; l’Anwo n’est pas foncièrement contre l’Anba, il s’est construit ainsi, car pour que les choses changent vraiment, il faut agir dessus, il faut en prendre conscience et accepter, peut-être que le changement ne se fera pas exactement comme on l’avait imaginé. Il faut aller loin, creuser, se relier, parler, se mêler, sans crainte de se perdre, ou, au contraire, en acceptant de se perdre un peu, de donner et de recevoir. Car sous les tours vertigineuses et immaculées de Lanvil, il existe un peuple qui n’attend que de se mettre à vif pour laisser éclater ce besoin de se connaître, soi-même et parmi les autres, parmi le monde.
    Michael Roch s’empare et partage avec nous une très belle et profonde réflexion sur les notions complexes et pourtant décisives de Tout-Monde et de créolisation d’Édouard Glissant, autour desquelles se construit son roman. Lieu véridique ou concept à redécouvrir, le Tout-Monde est l’objet de tous les fantasmes, conscients ou cachés.

    Il nous propose ici une SF caribéenne et créolisante audacieuse et riche, complexe et foisonnante qui nous glisse sur la langue avec délectation et nous amène à nous interroger sur notre destin commun.

    […] traduire est bien plus que comprendre l’autre. C’est aussi saisir sa nuance, s’emparer de son esprit, se l’approprier, le faire sien. Cela demande de faire fi de sa peur de l’autre et de ce qu’on projette sur lui. […] Accepter la complexité du monde revient à ne pas traduire mais à transcender, à s’abstraire. Dépasser la traduction et entrer en relation.

    La Volte
    215 pages

    Si tu veux en apprendre plus sur Édouard Glissant et sa pensée, je te conseille cette très intéressante série d’émissions sur France Culture, que tu trouveras ici !

  • TysT – luvan

    Aujourd’hui je te parle d’un livre qui n’existe pas encore, mais qui, grâce à toi, pourra vivre, parcourir le monde et rendre les gens heureux ! Roman de fantasy de la formidable luvan, illustré par Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak, le tout porté par les éditions Scylla, TysT est en financement participatif jusqu’au 30 avril, et tu peux regarder le programme et donner tes sous ici !

    Mais qu’est-ce donc que ce nouveau roman de luvan, portée par les éditions Scylla ?

    Sauda le Du, musicienne, bretonne, 50 piges, orpheline deux fois, s’est éveillée. Elle a franchi la frontière du pays dormant pour le pays vif, et doit désormais venir à bout de plusieurs quêtes afin de sauver le(s) monde(s) de plusieurs menaces. Une matière verte, un geist, une malebrume, chaque strate du monde est confrontée à sa version propre d’un danger intangible et mortifère. Sur sa route, Sauda fera différentes rencontres qui l’aideront à comprendre cet univers multiple dont elle prend conscience, les liens entre les strates, leurs coutumes mais surtout elle apprendra à se connaître elle-même.

    Tu le sais, lectrice, lecteur, mon amour, j’aime vraiment beaucoup luvan. Je t’ai parlé de Susto par ici, des Affaires du club de la rue de Rome, et je compte bien évoquer à l’occasion ses autres livres. luvan c’est non seulement des univers originaux et fantasmatiques qui nous prennent au cœur, nous rapprochent de la terre, de la nature et du folklore, mais aussi une poésie, une humanité et une légèreté de la langue qui nous transporte au-delà de son exigence littéraire. Pour entrer dans ses œuvres, il faut accepter de perdre un peu pied, de se laisser prendre par les émotions et de lâcher prise, parfois de s’y perdre pour de bon, pour que l’expérience soit complète. Avec TysT, elle nous confie un petit roman de fantasy qui reprend les codes du genre, à la sauce luvan. Notre protagoniste sans attache n’est pas un jeune garçon du peuple mais une musicienne de 50 ans à la peau sombre. Le décor médiéval laisse place à différents univers, dont l’un, le monde dormant, le nôtre, a traversé une troisième guerre mondiale dont les conséquences n’ont pas encore fini de se faire sentir. Armes chimiques, dictature, pollution (difficile de ne pas penser aux algues vertes dans cette matière de même couleur qui empoisonne les côtes et les âmes bretonnes), rébellion, sorts et fantômes, le terrain semble connu, et c’est avec fébrilité que l’on sent le sol trembler sous nos pieds pour se laisser guider, les yeux fermés et le cœur ouvert dans les pas de Sauda.

    « Endormie, je n’ai jamais possédé de cartes. Je les empruntais. Je les froissais entre mes doigts, les humais entre deux embarquements.
    Je ne pensais pas que ces lignes de relief rose pâle, sinueuses comme la chair des lézards, auraient un jour tant d’importance.
    Cette carte-ci je la connais bien, pourtant. Comme une chanson d’enfance dont on n’aurait jamais vu la partition. C’est la carte de la Pointe.
    Je l’ai acheté à l’embarcadère, ainsi qu’un pot de miel de pays et une sorte de brioche que l’épicière appelle Fladen et dont elle me dit fièrement avoir rapporté la recette de chez elle. Ses yeux disent la flamme orange du foyer. « Chez moi, chez moi », brille la flamme orange des yeux de l’épicière.
    Brioche légère du souffle de chez soi. Miel lourd du poids du pays. Carte charnue dont j’ai si souvent mangé les méandres, lorsque j’étais endormie, mais dont je possède pour la première fois la matière et la trame.
    Car je suis éveillée. »

    Doucement, délicatement, mais sûrement, luvan pose quelques marques : le pluriel, ici, est féminin, et les femmes sont présentes, fortes, sages, amoureuses et dures. Ici pas de batailles sanglantes, les combats prennent d’autres formes, pas de trahisons politiques ou de fourberie égoïste. On cherche avant tout à comprendre, à guérir, à avancer. Les choses sont, et c’est en se comprenant soi-même, en devinant et dessinant sa place dans les différentes strates que Sauda pourra relever les défis de ses différentes quêtes.

    Tyst : silence, silencieux, chut.
    Et pourtant cette histoire on a envie de la lire à haute voix, de la déclamer, de la partager avec d’autres. luvan y écrit magnifiquement l’importance des arts, du folklore, du récit. Les histoires donnent des clefs à Sauda, les informations, les vies se partagent par des histoires que l’on se transmet, par des chants que l’on tisse ensemble.
    TysT est autant un roman de fantasy qu’un conte moderne, une poésie en prose qu’un chant folklorique. Une chose est sûre, il nous dit qu’à tout âge on se découvre, qu’à tout âge on vit, on change, on avance, et que c’est en continuant à se raconter des histoires, à s’ouvrir et à ressentir que l’on poursuit à tisser notre humanité et notre communauté.

    Je me rends compte pour la première fois de mon existence qu’il est important, lorsqu’on rencontre une personne, de savoir qui l’on est. Un mensonge sur soi vaut mieux qu’un maelström de sensations neuves. Mais l’arbre ne me laisse pas me satisfaire de cette mauvaise psychologie.

    Et comme TysT est une aventure sur différentes strates, le livre se prolonge d’un jeu de rôle, adapté du roman. Je n’ai pas encore pris le temps de m’y essayer, mais ici, Melville, coupable de cette adaptation, nous propose de nous éveiller et de contempler notre monde avec ce nouveau regard, guidées par les pierres vives. Écrire ce que l’on voit, affronter ses quêtes, se découvrir à notre tour. La promesse de TysT est multiple et unique à la fois, c’est la promesse que l’on se fait toutes à nous-mêmes, au monde, à l’amante ou aux cieux, celle que l’on crie, ensemble, silencieusement.

    Regardez la ténèbre. Écoutez le silence. Ne laissez aucun chant s’imposer au vôtre. Ne chantez jamais par-dessus. Chantez avec.

    Éditions Scylla
    249 pages (jeu de rôle compris)

  • Les grands espaces – Catherine Meurisse

    Ferme les yeux. Sens sur ta peau l’air qui vibre, sous tes pieds le craquement des feuilles atténué par la douceur de l’herbe. Du bout des doigts, effleure les hautes herbes, qui picotent la pulpe et s’accrochent à tes manches. Tu sens dans ton cou la caresse râpeuse des branches qui se glissent sous ton col et ta bouche s’emplit de cette odeur de bois, un peu humide, qui s’alourdit déjà de la chaleur du soleil. Et dans ta tête, ce vertige de verts, marrons, bleus, jaune, la perspective troublante des bois, l’immensité des champs.

    Catherine Meurisse a grandi à la campagne. Ses parents les emmènent, elle et sa sœur, loin de la ville. Pour eux c’est leur chance, une nouvelle vie, de nouvelles possibilités. Une ferme à retaper, de nouveaux camarades, à deux pattes et à quatre, et des boutures, partout, tout le temps !
    Catherine et sa sœur sont passionnées par tout ce qui les entoure. Les fouilles archéologiques des deux gamines mettent au jour des fers à cheval, des fossiles de coquillage et autres merveilles qu’elles exposent avec fierté, prenant exemple sur Pierre Loti et son musée d’enfant. Sensibilisées par leurs parents à la protection de cette nature dénaturée par l’agriculture intensive mais aussi à sa force et ses ressources, elles la font leur et s’en imprègnent empiriquement et mentalement, par la lecture et les arts. On trouve dans le jardin familial le rosier de Marcel Proust à côté des arbres d’enfance des parents. La bouture ici est autant une question d’horticulture que de transmission. Au pied de Swann, le platane centenaire, Catherine se nourrit de ces grands espaces multiples et contradictoires, se construit dans cette campagne qui lutte pour conserver une authenticité maltraitée par les rendements agricoles et la vision idéalisée d’urbains qui viennent y chercher des instants authentiques venus d’images surannées.

    Ce magnifique album est un mélange parfait de poésie, de rêves d’enfant et de réalisme mordant. Catherine Meurisse nous y présente, dans de magnifiques planches, les décors de son enfance, des paysages champêtres et forestiers, la naissance du jardin familial qui se peuple des anecdotes et des histoires qui nourrissent la famille. Ce beau tableau, terrain de jeu et de découverte d’une enfant pleine de fantaisie, n’est pas aveugle des torsions et des mensonges amenés par les politiques publiques, par ce paradoxe d’une vie rurale essentialisée et diminuée, vidée et dénaturée. La propagande traditionnaliste du Puy du Fou camouflée derrière un spectacle grandiose se heurte heureusement aux groupes folkloriques locaux et à l’arrivée d’une troupe roumaine, après la chute du rideau de fer, prouvant aux fillettes que l’histoire est en mouvement et que la culture et les traditions se partagent et se lient encore mieux en-dehors des murs d’un parc.
    Elle mêle avec humour les merveilles de ses souvenirs d’enfance avec son regard adulte, sur cette découverte de Futuroland (actuel Futuroscope) et sa vision d’un futur déjà dépassé, ou de l’inauguration d’un parc d’activités de plein-air et le délicat mépris des institutions pour ces gens loin de tout.
    Mais le cœur de cet album est ce mariage sublime de la nature et de la culture. Car chez Catherine Meurisse, les deux se nourrissent et grandissent ensemble. Elle découvre à travers les œuvres littéraires et les tableaux du Louvre des représentations sublimes de paysages par de grands noms de la peinture et y retrouve ses paysages, son quotidien. Il n’existe pas de fossé entre son monde campagnard et la Grande galerie du Louvre, car les œuvres qu’elle abrite résonne de la même beauté que celle qui l’émerveille chaque jour et qu’elle appréhende par chaque pore de sa peau.

    Avec beaucoup d’humour et de sensibilité, Catherine Meurisse nous invite dans son jardin d’enfance, source de sa passion pour le dessin et les arts. Ce jardin, les parents de Catherine et Fanny l’ont voulu pour leurs filles autant que pour eux-mêmes. Transmettre ce besoin d’espace et cette proximité avec la nature est tout aussi important que de partager la représentation de cette nature par la littérature. Car l’une comme l’autre contiennent un peu de nous, de nos histoires et de nos rêves, nos croyances et nos souvenirs, et constituent l’héritage le plus riche, le plus universel et le plus personnel.

    90 pages
    Dargaud

  • Citadins de demain – Claire Duvivier

    Te souviens-tu, très chèr·e lecteurice, de ce merveilleux projet entamé l’année dernière aux Forges de Vulcain ? Une double trilogie, à quatre mains, développant en parallèle une histoire dans deux lieux différents d’un même univers ? Je t’avais parlé ici du premier tome de la première trilogie, Le sang de la cité. Et bien voici venu le moment de te parler du second tome de La Tour de garde, le premier tome de la seconde trilogie. Tu suis ?
    Autant te dire que je frétillais d’une grande impatience, car l’autrice de cette seconde trilogie n’est autre que Claire Duvivier, dont j’avais adoré le premier roman, Un long voyage (si tu ne l’as pas lu encore, rue-toi dessus, c’est une véritable merveille ! La chronique est disponible ici !).

    Après avoir découvert la cité de Gemina, capitale du Sud, ses murailles, sa bonne chère, ses clans et ses mystères, bien entendu, direction cette fois Dehaven, capitale du Nord.
    Amalia Van Esqwill est une jeune aristocrate, fille de grande famille. Elle, son camarade Hirion de Wautier, autre héritier, et leur fratrie, reçoivent une éducation très progressiste et rationnelle, afin d’en faire des citoyen·nes éclairé·es qui sauront guider la cité vers de meilleurs horizons. Des tensions politiques vont les mettre sur le devant de la scène plus tôt que prévu, et bien évidemment, une découverte mystérieuse va bouleverser leur manière de concevoir le monde.
    Amalia et Hirion, nos deux héros et héritiers de familles puissantes, ont été élevé·es dans la dignité qui sied à leur rang et ne connaissent du monde que sa face logique, concrète et scientifique. C’est aux côtés de leur ami Yonas, autre héros, fils d’éclusier, qu’ils découvriront avec étonnement et parfois un brin d’incompréhension les traditions folkloriques, les contes et les merveilles de l’imagination. Au détour d’une escapade, le jeune Hirion découvrira d’anciens objets, aux propriétés étonnantes, qui leur montreront une autre Dehaven. Tandis qu’ils exploreront cette ville-miroir, des tensions parcourent la ville et ses colonies, précipitant leur quotidien dans un lent et long cauchemar.

    « Je suis le produit d’une expérience éducative.
    Une expérience telle qu’il n’aurait pu en exister que dans ma ville et pour ma génération. Car c’est à peu près à l’époque de ma naissance que les choses se mirent à changer pour Dehaven. A force de s’étendre, chassant la population dans les Faubourgs, elle finit par déborder de ses propres fortifications. Les Conseils décidèrent alors d’ériger une seconde rangée de murailles, qui serait, comme la première, longée de canaux tenant lieu de voies de communication ainsi que de douves. A côté des Faubourgs proprement dits, au sud-ouest, un nouveau quartier sortit du sol au sud de la vieille ville, en l’espace de quelques années : la Grille, nommée ainsi en raison du plan d’aménagement rigoureux mis au point par les délégués du Haut Conseil. Au nombre desquels on comptait ma grand-mère, Quilliota Van Esqwill, toujours en première ligne pour tout ce qui concernait la modernisation de la cité. »

    On retrouve ici ce qui faisait déjà le sel du Sang de la cité, et mon grand plaisir : une ville-personnage originale et centrale. Dehaven semble aussi froide et rationnelle que Gemina était vivante et chaleureuse. À l’instar de leur ville, les dirigeants de Dehaven brillent par leur pragmatisme et leur intelligence tranchée. Mais nous sommes ici dans une histoire qui m’a semblé d’emblée beaucoup plus sombre. Ce pragmatisme peut-être, tellement ancré chez Amalia, que l’on sent très vite qu’il n’y aura pas la moindre place pour un espoir vain. Cette apparente froideur est d’une efficacité redoutable, qui nous embarque immédiatement dans les péripéties folles et de plus en plus tragiques d’Amalia. Pas de faux semblants, pas de fioritures, la personnalité de notre héroïne et de sa ville nous fait vite comprendre l’importance et la violence des événements, facilitant notre immersion dans ce monde si carré et si clair qui s’abîme brusquement dans le chaos.

    Et que dire de cette Dehaven-miroir ? Sans trop t’en révéler, lecteur·ice de mon cœur, car tu dois la découvrir par toi-même, sache qu’elle est d’une beauté et d’une fascination qui m’a rappelé Le désert des tartares, dans ce qu’elle a d’insaisissable, de glissant, d’insensé. Lorsque l’on comprend que nos sens et notre raison jamais ne parviendront à comprendre, il ne reste que l’imagination. Et c’est là l’autre idée merveilleuse de ce roman, cette ignorance volontaire, ce mépris dans l’éducation donnée à Amalia et Hirion de tout ce qui touche au merveilleux, au folklore, aux croyances. Seule la raison prime, mais dans certains moments, il faut connaître les racines des histoires, l’origine des peurs et accepter que parfois certaines choses n’aient pas de sens, avant de réussi à les comprendre. Changer de paradigme. C’est en se détachant du réel, que l’on peut comprendre, ou tout perdre…

    Dehaven se présente comme le négatif de Gemina, tant dans son urbanisme et ses habitudes que dans les mentalités et traditions de nos protagonistes. Les parties de Tour de garde leur donne une habitude commune, ainsi que l’existence de leur double, leur ombre, dangereuse et incompréhensible. On voit les liens se tisser de loin en loin, avec autant d’impatience que d’appréhension pour nos jeunes héro·ïnes !

    Un premier/second tome absolument passionnant, dans lequel le projet initial dévoile toute son ampleur et Claire Duvivier tout son talent. Vivement la suite !

    Aux forges de Vulcain
    365 pages

  • Le jardin des silences – Mélanie Fazi

    Une belle-mère dangereuse, un tunnel qui apparaît mystérieusement au milieu d’une route, un jardin qui remue les souvenirs, des corneilles de Noël, des automates plus désirables que des humains, des dragons assassinés, un dieu à marier, et du givre paralysant…

    Voici, tout en vrac insensé, quelques éléments des douze nouvelles qui composent le recueil Le jardin des silences. Ces nouvelles portent toutes le miroir des pensées et ressentis intimes de leurs protagonistes. Du conte classique au conte gothique, Mélanie Fazi visite un large éventail de la littérature fantastique et nous présente douze histoires, douze portraits de femmes (principalement), d’hommes et d’enfants confrontées à une déchirure ou un changement dans leur quotidien.
    On y retrouve des éléments emblématiques du genre, comme l’humanisation d’automates, l’apparition de lieux mystérieux dans le quotidien, l’image du double ou encore l’irruption de créatures étranges, bien évidemment.

    « Petite, les visites du Ferme-l’œil m’intimidaient. Perché au bord de mon lit ou sur ma table de chevet, il racontait des histoires aussi prenantes que dérangeantes ou m’entraînait dans des promenades dont je ne savais ensuite si je les avais rêvées. Il les avait peut-être simplement semées dans ma tête en agitant un grand parapluie couvert d’images mouvantes. Au matin, il m’en restait des impressions tenaces. Des visions oniriques, des jeux de langages, des récits où princes et princesses triomphaient d’épreuves insensées.
    Ses histoires étaient parfois cruelles. J’ai appris depuis que la vie sait l’être aussi. »

    Swan le bien nommé

    Baignant dans une noire mélancolie, les personnages se débattent avec leurs peines, leurs regrets, leurs doutes et leur fragilité. Que ce soit un père gérant tant bien que mal la relation avec sa fille suite à son divorce, une jeune femme luttant contre la violence de son passé, ou cette autre, dépossédée petit à petit de sa vie, les relations familiales, le lien à l’autre, le lien à soi sont prédominants et emmènent les personnages dans les situations les plus périlleuses. Il faudra alors choisir, accepter, se confronter à l’incompréhensible, trouver les ressources et la force pour survivre, comprendre, ou se laisser entraîner dans l’obscurité.

    Quelques éclats de lumière s’échappent, avec Un bal d’hiver ou encore L’arbre et les corneilles, qui racontent les traditions, le deuil et le changement avec une émotion lumineuse. La superbe L’été dans la vallée, également, sur la détermination et les sacrifices parfois nécessaires à l’émancipation et la liberté, et la nouvelle finale, Les trois renards, texte musical dur et rayonnant sur l’isolement, la reconstruction. L’autrice nous propose également une immersion plus fantasy, avec Les sœurs de la Tarasque, dans laquelle de jeunes lycéennes attendent de savoir laquelle d’entre elles sera choisie par le dieu Dragon.

    « J’ai toujours préféré la dissonance à l’harmonie. Il peut naître de si belles choses du chaos. »

    Les trois renards

    Avec des postulats de départ parfois très simples, l’autrice déploie des merveilles et montre toutes les possibilités, sans fin, du fantastique. Le changement de vie, les moments de transition, le rapport au passé, au futur et au présent sont autant de moments parfois brutaux qui nous attrapent et nous tirent vers des monstres chimériques ou des endroits sombres et sans repères. Elle créé en peu de mots des atmosphères uniques, donnant à chaque nouvelle une saveur particulière, une musique personnelle qui nous trottera dans la tête une fois l’histoire terminée et ramènera avec elle son cortège de sensations et d’images.

    Un excellent recueil, donc, qui montre la vaste palette et le grand talent dans cet art merveilleux et fin de la nouvelle de Mélanie Fazi.

    Ici, la chronique de L’année suspendue, texte autobiographique incontournable de Mélanie Fazi!

    Folio SF
    320 pages

  • Les oiseaux du temps – Amal El-Mohtar & Max Gladstone

    Bleu et Rouge sont deux combattantes d’une guerre temporelle millénaire qui oppose les armées de la Commandante et celle de Jardin. Sautant d’une époque à une autre, chacune tente de déjouer les ruses de l’armée ennemie afin de faire basculer la victoire dans son propre camp. Mais un jour, un échange épistolaire se tisse entre les deux adversaires, qui, au fil des temps et des mots, deviendra une histoire d’amour passionnée et interdite qui cherchera une manière d’exister au milieu de ce conflit interminable.

    C’est une lutte intemporelle entre la technologie et la nature dont les combattants sautent d’époque en époque pour orienter et manipuler le destin des personnes et renforcer leur camp. Dans ce conflit manichéen, Bleu, du camp de Jardin, et Rouge, du camp de la Commandante, sont deux guerrières surdouées et ultra-entraînées. Rusant pour déjouer les desseins de l’autre, elles entament une correspondance secrète. D’abord provocantes, elles s’ouvrent et se confient progressivement l’une à l’autre, interrogeant leurs envies, leurs désirs, leur place dans ce conflit qui veut décider de la destinée de l’humanité.
    Élevées et augmentées pour le combat, elles découvriront au fil des lettres un autre monde par les yeux de l’ennemi et s’imprègneront de cette altérité qu’elles ignoraient jusqu’alors. Une altérité qui s’enflammera pour laisser place à un amour d’autant plus fort qu’il est impossible, la découverte ne serait-ce que de l’existence de ces lettres les condamnant par leur camp à une mort certaine pour trahison. Il n’y a que ces lettres, leur sincérité, leurs interrogations à cœur ouvert. Mais l’expérience de cette altérité ne va-t-elle pas remettre en cause le sens même de leur existence ?

    Quand Rouge gagne, il ne reste qu’elle.
    Le sang nappe ses cheveux. Elle exhale de la vapeur dans la dernière nuit de ce monde mourant.
    C’était amusant, songe-t-elle, mais cette pensée la gêne aux entournures. C’était propre, au moins. Remonter les fils du temps vers le passé pour s’assurer que personne ne survivrait à cette bataille et ne contrarierait les futurs prévus par son Agence – des futurs dans lesquels l’Agence règne, dans lesquels Rouge elle-même est possible. Elle est venue nouer ce brin d’histoire et le brûler jusqu’à ce qu’il fonde.

    Nous entrons dans un monde bien étrange. Bleu et Rouge sautent de brin en brin pour tenter d’influer sur le cours du temps et prendre l’armée adversaire de vitesse, dans une guerre qui semble n’avoir ni début ni fin. Au milieu de ce conflit sanglant et immuable, les deux combattantes se rencontrent à travers leurs mots, leurs sensations et la curiosité de découvrir cet ennemi omniprésent.
    Nous passons d’un point de vue à l’autre. L’une va découvrir, au cours d’une mission, la lettre laissée par l’autre, et nous la découvrirons avec elle. Ces lettres, personnes d’autre ne doit les lire, et même les reconnaître en tant que telle. Elles déploieront des trésors d’imagination afin de maintenir leur histoire secrète, tout en se délectant des charmes de la correspondance.
    Sur cette guerre au long cours, nous n’en saurons guère plus. Ici, ce qui intéresse les auteurices tient à cette nouveauté pour Bleu et Rouge qu’est la découverte de l’autre et la naissance des sentiments. C’est aussi la place de l’individu dans une communauté et l’expression d’une individualité au cœur de celle-ci. C’est finalement l’expérience d’une altérité et d’une humanité dans toute sa complexité, raconté avec une grande poésie et beaucoup d’émotion.

    Une superbe novella très originale et émouvante qui met au premier plan avec beaucoup de poésie et de délicatesse la naissance d’un amour fort et le questionnement de ce qui nous rend unique et multiple dans un monde sombre et dual. À découvrir absolument !

    Traduit de l’anglais par Julien Bétan
    Éditions Mnémos – Label Mu
    192 pages

  • Le Troisième Reich – Roberto Bolaño

    Udo Berger, un jeune Ouest-allemand, part en vacances en Espagne avec sa chère et tendre Ingeborg. Il retrouve, sur la Costa Brava, les paysages et l’hôtel de son enfance, toujours tenu par la belle Frau Else et son mari. La plage, le soleil, les boîtes de nuit, l’endroit semble parfait pour occuper de jeunes gens dans le désœuvrement suave des congés. Mais Udo a l’esprit occupé par autre chose. C’est un joueur de Wargame, et il travaille à la rédaction d’un article sur les stratégies à mettre en place pour l’un d’eux : le troisième Reich. Afin de travailler un peu son style, lui qui n’est pas un grand pratiquant de l’écrit, il décide de tenir son journal.
    Un jeune homme étonnant que cet Udo. Très assuré, presque arrogant, il porte un œil critique et jugeant sur tout ce et ceux qui l’entoure. A peine arrivé à l’hôtel qu’il terrifie et humilie une jeune femme de chambre pour obtenir la table sur laquelle installer son plateau de jeu. Tandis qu’Ingeborg se plonge dans la vie littorale, Udo se retire dans leur chambre d’hôtel, déplaçant chars russes et régiments de la Wehrmacht, rejouant des batailles déjà perdues, plongeant dans l’esprit de généraux vaincus et jugés.

    Lors de ses sorties, Ingeborg fera la rencontre d’un autre couple d’Allemands, Charly et Hanna. Ces quatre-là se retrouveront pour picoler et faire la tournée des boîtes, croisant sur leur chemin le Loup et l’Agneau, habitants du coin, et le Brûlé, loueur de pédalo défiguré, qui serait originaire d’Amérique latine et dont les brûlures ne seraient pas accidentelles.
    Entourés d’hommes soit mystérieux tel le Brûlé dont il ignore tout et qui ne livre rien, ou comme Charly et les deux Espagnols, brusques et violents qui se déploient dans l’alcool et semblent capables d’écraser les autres pour leur plaisir, Udo se réfugie dans son wargame et entame un jeu désespéré de séduction avec Frau Else, figure froide et distante, gérante, épouse d’un homme mourant, fantasme d’une adolescence qui s’éloigne.
    Puis un drame, évoqué, anticipé, évité avant de devenir réel, et c’est le monde qui bascule. Udo perd pied. Pour se raccrocher, il entamera une partie de Troisième Reich avec le Brûlé, qui incarnera avec force et vigueur les armées Alliées.

    Par la fenêtre pénètrent la rumeur de la mer mêlée aux rires des derniers noctambules, un bruit qui est peut-être celui que font les serveurs en rangeant les tables de la terrasse, de temps à autre celui d’une voiture roulant au pas sur le Paseo Maritimo et des bourdonnements sourds et inidentifiables provenant des autres chambres de l’hôtel. Ingeborg dort ; son visage est pareil à celui d’un ange dont rien ne trouble le sommeil ; sur la table de nuit, il y a un verre de lait auquel elle n’a pas touché et qui maintenant doit être tiède et, à côté de son oreiller, à demi recouvert par le drap, un livre de l’enquêteur Florian Linden dont elle n’a lu que deux pages avant de sombrer dans le sommeil. À moi, il m’arrive tout le contraire : la chaleur et la fatigue m’ôtent le sommeil. En général, je dors bien, entre sept et huit heures par jour, de onze heures du soir à sept heures du matin, même s’il est rare que je me couche fatigué.Le matin, je me réveille frais comme un gardon, avec une énergie qui ne faiblit pas au bout de huit ou dix heures d’activité. Autant qu’il me souvienne, il en a toujours été ainsi, et c’est dans ma nature.

    Roman de jeunesse de Bolaño découvert après sa mort, c’est pour ma part ma première incursion dans l’œuvre du grand auteur chilien.  Avec l’appréhension dû à ce que l’on peut entendre sur les romans écartés par l’auteur de son vivant et leur publication posthume, je me suis donc plongée dans les pensées d’Udo.
    Méthodique et tacticien, Udo rejoue à l’envi les batailles les plus meurtrières de la guerre pour mener l’Allemagne vers la victoire. Loin de toute pensée idéologique, seule semble compter pour lui la beauté de la stratégie bien menée. S’il lit et peut admirer certains généraux, ce n’est que pour leur connaissance de l’art de la guerre, en dépit de tout le reste. Mais le nazisme, contrairement à ce qu’il semble croire, n’a pas disparu avec la fin de la guerre. Les meurtrissures, les déchirures et l’insoutenable mal qu’il a déchaîné continuent d’errer. Le Brûlé n’en serait-il pas une des victimes, prêt à tout pour rejouer cette guerre, lui aussi, et empêcher encore une fois leur victoire ? Peut-on anodinement rejouer des batailles sanguinaires menées par des généraux génocidaires ?

    Bolaño interroge, à travers Udo, notre rapport au mal, la fascination qui peut en découler et le décalage que l’on peut avoir par rapport à tout cela. Fascisme, nazisme, mais aussi la violence quotidienne et notre perception, notre réaction face à celle-ci. Dans la torpeur de l’été espagnol, tout cela nous enserre doucement, discrètement, insidieusement, jusqu’à l’étouffement.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio
    Christian Bourgois
    412 pages