Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Lire Quichotte – Traductor traidor

    On ne serait rien sans elles et eux, et on les oublie pourtant bien souvent. J’admire le travail des traducteur-ices. C’est un exercice que j’avais aimé pratiquer les quelques fois où j’avais eu l’occasion de l’essayer en cours, cet aller-retour entre deux langues, deux approches, avec toutes les subtilités et les complexités que cela appelle. Je n’irai pas plus loin pour éviter les poncifs et les lieux communs sur la question, je dirai juste que c’est pour moi l’exercice même de l’altérité, et je trouve ça beau. Et grâce à elles et eux, nous aussi pouvons nous ouvrir au monde. Alors merci.

    Et traduire des classiques, alors ? Traduire El Quijote dans la deuxième partie du XXè siècle, ce livre déjà granit, déjà décortiqué et dépecé jusqu’à sa sainte moelle. Comment doit-on transmettre ce texte plus de quatre cents ans après sa parution ? Il ya plusieurs approches, je me dois d’en choisir une. Et c’est un choix important. Rappelle-toi, j’y vais volontairement mais un peu à reculons et pleine d’a priori. Si je rate le coche, si je choisis la mauvaise traduction, la rencontre sera définitivement ratée. A mon âge on devient tête de bois, et il y a tant d’autre chose à lire.

    Mais c’est quoi, la bonne traduction ? En règle générale, on se pose peu la question, déjà parce que souvent il n’y en a qu’une, et pour pouvoir juger de la qualité d’une traduction, il faudrait pouvoir lire l’œuvre originale. Le texte peut sembler parfois mauvais, sans qu’il ne s’agisse de la faute de la traduction. J’ai donc décidé d’enquêter. Y a-t-il plusieurs traductions française du Quichotte ? De quand datent-elles ? Qu’en dit-on sur les internets ? Je finis par découvrir que trois traductions semblent dominer le marché quichottien, chacune avec un parti-pris, une intention bien définie. Une de Jean-Raymond Fanlo, une autre de Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner (choisie pour l’édition Pléiade), et une troisième d’Aline Schulman. Je continue mes recherches et lis, des articles à moitié ou en entier, des avis Babelio et des fils Reddit. Des incipts de thèses et des retours de colloques. Doucement, mais sûrement, je fais mon choix. Peu importe finalement de savoir quelle est la meilleure traduction : si tant est qu’elle existe, je serai de toute manière incapable d’en juger. Je dois trouver la meilleure pour moi, celle qui m’aidera à affronter ce monstre, mon géant à moi, à lui donner apparence livresque et me donner envie de le trimballer avec moi. Et il y en a une qui a l’air de correspondre. Je me rends donc dans la librairie la plus proche, et choisis L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduit par Aline Schulman (éditions Points, et en plus, la couverture est jolie). De ce que j’en ai retenu, son parti pris à elle est de rendre le texte le plus accessible possible au lecteur contemporain, de redonner l’élan initial du roman, qui était lu sur les places des cathédrales et des marchés, à la cantonnade, pour le plaisir des foules. Un roman populaire, qui se moquait et donnait à rire au clampin moyen. Ça me va. Et surtout, SURTOUT, quasiment aucune note de bas de page. Peu de contextualisation, de retours, de précision, d’explications. On est dans le texte, dans l’histoire, sans interruption, et ça c’est un plaisir.

    Traduire un texte du passé, une écriture parvenue jusqu’à nous, mais que des siècles séparent de nous, c’est, qu’on le veuille ou non, faire œuvre de « restauration ». Ce terme, tel qu’il est défini dans le dictionnaire Robert, peut prendre des sens différents, voire contradictoires, comme « rétablir en son état ancien » ou « remettre à neuf ». C’est bien ainsi que l’on pourrait résumer le choix qui s’offre au traducteur : l’option historicisante, philologique, ou celle qui rechercherait avant tout l’actualisation -ces deux attitudes étant des variantes, tout aussi légitimes l’une que l’autre, de notre rapport au temps et à l’histoire de la langue.

    Aline Schulman, Traduire Don Quichotte aujourd’hui. L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, éditions Points (ouais, de Miguel de Cervantès, TMTC)

    Alors Quichotte, Sancho et moi, on a commencé à se fréquenter. D’abord doucement, puis de plus en plus. Et au gré d’un voyage en train un peu long, je l’ai défoncé, le tome 1 des aventures de l’ingénieux hidalgo, je ne l’ai pas lâché, des moulins à la Sierra Morena, les allers-retours à l’auberge et sous les coups (nombreux) de bâtons que le pauvre Sancho se prend à tour de bras. Mais je ne lisais, déjà, pas que l’histoire que nous a donné Cervantès il y a une double paire de siècle, je lisais aussi sa traduction, que j’avais choisi consciencieusement. Je me demandais ce qu’elle me racontait, les choix qu’elle avait fait. Je me demandais comment c’était, en vrai, dans la langue de Mariana Enriquez. A peine lues, j’avais déjà fait mienne et décortiqué les deux célèbres phrases qui ouvrent le roman. Celle du prologue au lecteur, et celle du texte lui-même. Le « desocupado lector« , qui semble si sensible, le « En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme […] » si imposante, à la manière du Call me Ishmaël de Moby Dick ? Clair, et pourtant gigantesques.
    Les autres, quels choix avaient-ils fait ?

    Traduire un bouquin comme celui-ci doit être, j’imagine, l’apogée et l’abîme d’une carrière, la roche tarpéienne, le Capitole, tout ça, quoi. Car tout le monde vous attend au tournant, surtout celles et ceux qui ont déjà un avis sur ce qu’il convient de faire et comment traiter un texte aussi mythique, qui n’appartient à personne, sinon à tout le monde, mais un peu plus à eux, parfois. Garder le texte le plus proche possible de ce qu’il était à l’époque ou le rapprocher de nous. Donner toutes les informations de contexte, de langage, d’histoire, toutes les références de l’époque pour que nous comprenions bien qui, d’où, de quoi et comment on nous parle ? Chacun peut trouver sa traduction du Quichotte, selon ses besoins et son moment. Je lirai peut-être un jour une autre traduction, mais celle d’Aline Schulman retrouvera sa place dans ma poche pour le tome 2 (avec toujours la jolie couverture), et je sais que ce choix était le bon, car j’ai très très hâte de m’y mettre.

    Mais pour le moment, j’ai retardé cet achat (j’espère qu’ils ne changeront pas la couverture d’ici là), car j’ai toujours une petite voix, dans le creux de l’oreille, qui me murmure « Sí, en español, no importa si no lo entiendes todo« . Alors, comme grâce à Aline Schulman, j’ai un peu moins peur des aventures de l’hidalgo, depuis quelques temps je regarde mon étagère et je le vois, ce gros livre au dos rouge estampillé Edición conmemorativa IV centenario Cervantès. Plein de notes de bas de pages. Lui aussi, il a une jolie couverture.

    Continuará

    Pour lire sur les/la traduction de Don Quichotte, une revue non exhaustive de ce que j’avais trouvé à l’époque. Je n’ai pas réussi à remettre la main sur tous les articles, malheureusement.
    Je conseille vraiment l’entretien entre Aline Schulman et Gustavo Guerrero (directeur du domaine latino-américain à la NRF), qui est passionnante.

    épisode 1 : Affronter ses propres moulins

  • Lire Quichotte – Affronter ses propres moulins

    Il y a plusieurs mois de cela, j’ai, enfin, sauté le pas. J’ai commencé à lire Don Quichotte. Ça peut sembler anodin, voire un peu m’as-tu-vu, mais c’est une décision qui, quand je la regarde, trouve ses prémisses il y a ma foi fort longtemps. Le choix d’un livre n’étant jamais anodin, celui de s’attaquer à certains titres l’est encore moins, et pour de multiples raisons. Comme j’aime bien tourner les choses dans tous les sens, que cette lecture évolue et me fait aussi beaucoup réfléchir, je vais tenter de tenir, si ce n’est un journal de lecture, n’exagérons pas, à tout le moins des notes de réflexions sur ce que c’est que de lire et découvrir Quichotte, le texte et le métatexte, le paratexte et le péritexte, aussi, quand on l’a évité pendant des années.

    La première fois (dont je me souvienne) que l’on m’a parlé de Don Quichotte, le livre, j’étais ado, et l’une des rares choses qui me reste en mémoire de cette conversation, c’est que le pavé de Cervantès m’avait semblé être un livre très gros, très philosophique, et très ennuyeux. Un de ces livres sans histoires, qui tournent autour de lui-même. Et moi, à l’époque déjà, ce que j’aime ce sont les histoires. Alors non, le livre d’une vie, peut-être, mais pas la mienne. Et puis en plus, je n’aime pas les classiques. Qu’ils aient cinq cents ans ou cinquante, je n’aime pas les classiques, par principe, par rejet, par peur. Je les évite, je les regarde du coin de l’œil avec la suffisance qu’ils irradient, me renvoyant l’image d’une lectrice médiocre, un peu bête, pas à la hauteur de leur grandeur. Et Quichotte, c’est un classique. Le classique, presque définitoire. Un succès énorme à son époque, qui est devenu une référence, cité, recité, repris, et un tournant dans l’histoire de la littérature espagnole, et mondiale. Le premier roman moderne. Ça en jette, ça impressionne.
    De page en quatrième de couverture, mes glissements de lectrice m’amènent vers la littérature latino, et de temps à autre, je regarde un peu la littérature espagnole. Et toujours, Quichotte traîne ses savates dans les parages, avec ces mille imposantes pages et sa leçon de vie, celle qui redéfinit tout. Quelle pression… Je le garde à distance, mais le méprise moins, la peur que j’en ai se mue doucement en curiosité, mais cette curiosité pour une chose un peu fantasmée, dont on sait qu’elle est inatteignable, dont on parlerait au subjonctif imparfait. Et puis un beau jour, une paire de mains me le donne, le Quichotte. Sur un plateau et dans la langue, por favor. Et une autre voix m’empresse d’y aller, les yeux fermés, sí, en español, no importa si no lo entiendes todo.
    Pero si, quand même un peu, lire un truc chiant, éventuellement, mais dans ma langue, que je sache pourquoi je n’y pane rien. Alors j’y pense un peu plus, parce que bon, j’aime bien voir des signes et des histoires dans ce qui m’entoure.
    Et puis un autre signe, en cours d’espagnol où, allez savoir comment, pourquoi, on se retrouve à parler del Quijote. Aucune de nous ne l’a lu, à l’exception de la prof, por supuesto. Alors on trouve le début sur les internets, et l’une après l’autre, on découvre la langue de Cervantès, sans périphrase cette fois. Et là, c’est une double révélation, sans fioriture, et au sens propre :
    – Il y a une histoire, même plusieurs, dans Don Quichotte.
    – C’est incroyablement bien écrit.
    Même en espagnol, même dans un espagnol du XVIIè qui m’échappe en partie, je ressens le rythme des phrases, la cadence, les tournures sans doute désuètes, mais qui se révèlent magiques à mes yeux profanes et m’apportent des réponses et de nouvelles questions sur la grammaire espagnole. Et surtout, surtout, troisième révélation, après quelques pages laborieusement parcourues, mais avec acharnement : Don Quichotte, c’est drôle. Très drôle.

    Alors c’est décidé, je vais le lire, le Quichotte. Mais je vais commencer en français, quand même. Histoire de ne rien rater. Mais pour cela, il faut passer par une étape qui est déjà un choix engageant : la traduction.

    Continuará

  • Je chante et la montagne danse – Irene Solà

    Dans une vallée encaissée des Pyrénées catalanes, tandis qu’une jeune femme, Sió, s’occupe de son deuxième enfant juste née, l’herbe se dresse sous les doigts du vent et ses ongles électriques. Un jeune homme, Domènec, est sorti, fuyant le bruit, peut-être, cherchant un autre silence avec moins de reproches et plus de poésie. Au milieu de ses vaches, c’est un éclair qui le trouvera, soudain et définitif. Et alors que Domènec tombe pour la dernière fois, les dones d’aigua gardent les histoires qui ébranlent les montagnes, génération après génération.

    Nous sommes arrivées avec nos panses gonflées. Douloureuses. Nos ventres noirs, chargés d’eau sombre et froide et d’éclairs et de coups de tonnerre. Nous venions de la mer et d’autres montagnes, et allez savoir de quels autres endroits, et allez savoir ce que nous avions vu. Nous passions en raclant la pierre des sommets, comme du sel, pour que rien n’y pousse, pas même les mauvaises herbes. Nous choisissions la couleur des crêtes et des champs, et le scintillement des cours d’eau et des yeux qui regardent en l’air. Quand elles nous ont aperçus, les bêtes sauvages se sont tapies dans leur tanière et ont tendu le cou et levé le museau, pour sentir l’odeur de terre mouillée qui s’approchait. Nous les avons tous enveloppés, comme une couverture. Les chênes, les buis, les bouleaux et les sapins. Chhhht. Et tous, ils se sont tus, parce que nous étions un toit sévère qui décidait de la tranquillité et du bonheur de garder l’esprit au sec.

    Il y a d’abord Sió et Domènec, puis Mia et Hilari et Jaume. Il y a eu Ton, il y aura Oriol, Lluna. A Camprodon et ses environs, pendant les longtemps les gens ne partaient pas, ou pas bien loin. Ici, on a gardé les histoires de famille, les habitudes de la vie déjà rude de la moyenne montagne et le silence sur les années du franquisme. Après la mort de Domènec, Sió a élevé seule ses deux enfants, qui ont a leur tour vécu leur vie, connu leurs drames et laissé passer le temps. Et autour d’eux, la montagne aussi a laissé passer son temps, a accueilli les amours discrètes, les tragédies indicibles et les fantômes inquiets.

    Irene Solà donne la parole à un bouquet de protagonistes qu’on laisserait d’habitude dans son silence, taiseux et pudique, pour raconter puissamment la vie dans ce qu’elle a de plus commun, de plus attendu et de plus beau. Elle donne voix à la montagne, elle donne voix aux dones d’aigua, témoins immobiles de ces vies qui s’étiolent le temps d’un soupir, dans la beauté brute, sauvage et mortelle de ces Pyrénées, qui seraient peut-être le tombeau de Pyrène, ou bien le berceau de tant d’autres.

    L’écriture d’Irene Solà sent la pierre mouillée et la forêt après l’orage, elle goûte la nuit avant la neige et l’ombre de l’ours. Elle est brute et délicate, et transporte avec elle mille sensations en une. Chacun de ses personnages est l’une des gouttes qui rend dentelle la toile d’araignée, et ses vibrations nous accompagnent longtemps.

    Traduit du catalan par Edmond Raillard
    Éditions Points
    215 pages

  • Le convoi – Beata Umubyeyi Mairesse

    Beata a 15 ans quand l’enfer se déchaîne au Rwanda. Elle sera sauvée, avec sa mère, grâce aux convois mis en place entre Butare et le Burundi par l’ONG Terre des hommes. Du Burundi vers la France, ensuite, où elle refera sa vie et deviendra l’autrice que l’on connaît. Ses livres parlent de cette histoire, de ce génocide et de ce qu’il a fait aux vies de celles et ceux qui y ont survécu. Mais elle n’a jamais raconté son histoire, même lors de ses interventions, de ses témoignages, son vécu restait caché derrière celui des autres, derrière les analyses et rappels historiques.

    J’ai eu la vie sauve. Le 18 juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocides contre les Tutsi, j’ai pu fuir mon pays grâce à un convoi de l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes. J’avais alors 15 ans. L’opération de sauvetage était officiellement réservée à des enfants de moins de 12 ans, mais ma mère et moi avons pu en faire partie, cachée au fond d’un camion. Dans les semaines qui ont suivi, des gens nous ont dit nous avoir vues à la télévision au moment de la traversée de la frontière entre le Rwanda et le Burundi, traversée que nous avions effectuée à pied.
    En 2007 je suis entrée en contact avec l’équipe de la BBC qui avait filmé notre convoi, dans l’espoir de récupérer la vidéo sur laquelle je figurais. Je ne suis pas parvenue à trouver cette image.
    Un des journalistes m’a remis quatre photos qu’il avait prises ce jour-là. Je ne m’y suis pas vue. Sur le moment, je n’ai su que faire de ces clichés.
    Le 18 août 2020 j’ai retrouvé l’humanitaire qui avait organisé notre sauvetage en 1994.
    il est mort quatre mois après.
    C’est alors que j’ai décidé d’écrire cette histoire.

    L’idée que ce moment si crucial de leur vie ait pu être filmé, photographié, obsède Beata, et le besoin de voir ces images devient de plus en plus pressant. Et avec, un besoin également de témoigner, personnellement, de raconter l’histoire qui va avec cette image fantôme.

    Il y a toujours des reporters de guerre, des photographes, des humanitaires qui documentent les grandes tragédies de l’histoire. Moins rarement, même si plus fréquemment aujourd’hui grâce aux téléphones portables, ces documents sont le fait des victimes elles-mêmes, car il semble que lorsque l’on est à deux doigts de clamser, on évite de prendre des photos (ce qui est un bon réflexe, a priori). Mais cet état de fait amène Beata à tirer le fil de ce que cela nous dit : qui raconte leur histoire ? Les images et les récits qui traversent les frontière du pays des mille collines pendant le printemps 1994 sont produites par des Blancs, principalement. Des étrangers qui auront une connaissance plus ou moins grande du contexte, et qui le retranscriront plus ou moins bien. Des récits qui ne sauront pas forcément se dépêtrer, plus ou moins volontairement, des complexités du terrain, des stéréotypes occidentaux et des alliances politiques. Devant cela, il ne reste donc qu’une solution : sortir du silence (de) sa propre histoire, passer de l’analyse au témoignage, et comprendre comment elle a pu être racontée par d’autres.

    Le convoi, c’est un peu tout ça, et un peu plus. Beata Umubyeyi Mairesse nous racontera donc son histoire, comment elle et sa mère ont réussi à survivre au génocide et à s’enfuir grâce aux convois de Terre des hommes et à Alexis Briquet. Son témoignage, entouré par d’une part sa recherche des images qu’elle sait exister et des personnes qui les ont prises, et d’autre part par son cheminement personnel qui l’amènera à prendre la décision de devenir une témoin, de prendre la parole en tant qu’individu, en devient d’autant plus fort qu’il se sait fragile et nécessaire à la fois. Fragile car déjà un peu lointain, car subjectif, car questionné. Nécessaire pour venir casser la concurrence des mémoires, pour imposer un récit dans un pays qui n’accepte pas encore son rôle dans le génocide des Tutsi, pour, bien sûr, savoir et tenter de comprendre.

    C’est autant le récit de sa survie que celui de sa quête des années plus tard pour reconstruire et se réapproprier son histoire, avec celles et ceux qui l’ont partagé de près ou de loin. La recherche de ces images lui permet de s’interroger, de creuser, de faire remonter des souvenirs et surtout de poser la question du besoin de ces images et de ces traces. De l’importance des photographies au Rwanda dans sa jeunesse aux images comme dernier miroir des disparus et des violences, elle trouvera aussi une autre voie pour tisser doucement quelques fils avec d’autres survivants dont elle découvrira les images et qui lui donneront une autre légitimité pour parler, qui apporteront de nouvelles voix à sa voix.
    Victime, survivante, humanitaire et écrivaine, elle connaît tous les rôles, leurs forces et leurs biais. Si cela doit complexifier son approche et sa position, elle parvient à nous le partager et en faire une vraie force de ce récit, qui comprend chez chacun des protagonistes de sa recherche des déséquilibres. La force et l’arrogance, le traumatisme et la manipulation, l’urgence et l’incompréhension.

    Avec Le convoi, Beata Umubyeyi Mairesse propose non seulement un récit intime de son expérience de traque et de survie, mais creuse aussi les mécanismes humains et politiques qui se mettent en branle avec chaque tragédie humaine. De quoi aiguiser encore plus son esprit critique et appuyer sur la nécessité de l’information et de la multiplicité des sources.

    336 pages
    Éditions Flammarion

  • Propre – Alia Trabucco Zerán

    L’autrice chilienne nous revient après son puissant et prometteur premier roman La soustraction dans lequel elle racontait l’héritage des histoires familiales et la construction de soi au milieu des fantômes. Avec Propre, elle nous plonge dans l’intimité d’une famille aisée de Santiago racontée par leur employée de maison.

    Estela parle, elle parle, comme si personne ne pouvait l’arrêter. C’est d’ailleurs sans doute pour cela qu’elle est là, parce qu’on veut l’écouter. On veut connaître sa version, son histoire, elle qui travaille depuis tant d’années dans cette maison, avant la naissance de la petite puis après, elle qui a élevé l’enfant presque comme si c’était la sienne. Peut-être sait-elle comment, pourquoi la gamine est morte.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos !

    nouveaux espaces latinos
  • L’invincible été de Liliana – Cristina Rivera Garza

    Le 16 juillet 1990, Liliana Rivera Garza est assassinée par son ex-petit ami, Angel Gonzalez Ramos. Trente ans plus tard, sa grande soeur, Cristina, revient à Mexico pour demander la consultation du dossier de l’enquête. Tandis que l’administration mexicaine peine, elle retrouve les cartons des affaires de sa sœur, patiemment entreposés et attendant qu’on les ouvre. Se faisant, elle revient dans le passé et nous raconte Liliana, à travers ses souvenirs personnels et ses mots, à elle.

    Nous sommes sous un arbre peuplé d’oiseaux invisibles. Au début je pense qu’il s’agit d’un orme -le tronc robuste et solitaire doté de branches verticales que je sais reconnaître depuis mon enfance- mais assez vite, un ou deux jours plus tard, je me rends compte que c’est un de ces peupliers transplantés il y a bien longtemps dans cette partie de la ville où la végétation originelle est rare. Nous nous sommes assises là, sous son feuillage, au bord du trottoir peint en jaune. Le soir tombe. Derrière la lourde grille d’acier s’élèvent les tours grises des usines et les gros câbles électriques s’incurvent, défiant l’horizontale. Les semi-remorques passent à toute vitesse, comme les taxis et les voitures. Les vélos. Parmi tous les bruits du soir, celui des oiseaux est le plus inattendu. Le plus improbable. J’ai l’impression qu’au-delà du feuillage, on ne les entend plus. Ici, sous cette branche, tu peux parler d’amour. Au-delà c’est la loi, la nécessité, la voie de la force, le territoire de la terreur. Le fief du châtiment. Au-delà, non. Mais nous les entendons, et c’est peut-être absurde, insensé, mais leur chant monotone, insistant, à la fois pacifique et puissant, passionnée et désespéré, trop réel ou trop léger, distille un calme que l’incrédulité n’entame pas. Tandis qu’elle allume une cigarette, je demande à Sorais, Tu crois qu’elle va arriver ? La juge ? Oui, la juge. Je n’ai jamais su décrire cette moue qui décompose le visage en lui ôtant toute symétrie. On est si proche du but, dit-elle pour toute réponse, en crachant un brin de tabac. On n’est pas à une demi-heure près.

    Liliana était étudiante en architecture, elle avait des ami-es, de bonnes notes, de grands rêves. Franche, sérieuse et étonnante, elle avait aussi ses amours, plus ou moins sérieuses, mais toujours avec défiance. Car elle voyait encore l’ombre noire de son ex petit copain, un amour de lycée, un garçon ombrageux et jaloux, possessif, violent, qui continuait à la suivre, à lui rendre visite, à garder un œil sur elle.
    Trente ans plus tard, donc, Cristina retrouve toute une collection de carnets, feuilles volantes, photos, ayant appartenu à sa petite sœur, qui adorait écrire. Des lettres, des mots, des notes, des brouillons maintes fois réécrits, d’autres jamais envoyés. L’adolescence et les premières années de sa vie d’étudiante racontée de son point de vue. Et Cristina se demande, serait-il possible d’y trouver quelque chose ? Un indice, un pressentiment, une phrase écrite noir sur blanc qui dirait la crainte, la violence et le danger ? C’est d’abord cette quête de la vérité et de l’alarme, de l’alerte manqué, qui pousse Cristina Rivera Garza à écrire. Comment, dans le Mexique de la fin des années 80, parlait-on des hommes violents ? Racontait-on à ses copines, ses cousins, sa sœur, ses parents, l’inquiétude dû à un amoureux ? Comment traitait-on ces enquêtes ? Après son crime, Ángel Gonzalez Ramos s’est enfui et n’a jamais été retrouvé, il s’est évaporé dans la nature, a commencé une autre vie après avoir arraché celle de Liliana.

    Ici, Cristina Rivera Garza fait œuvre multiple. Elle cherche d’abord à analyser la violence systémique faites aux femmes au Mexique et dans de nombreux autres pays en se basant entre autre sur le travail de la journaliste Rachel Louise Snyder qui a écrit sur les violences domestiques, ainsi que sur les nombreux mouvements féministes qui se battent pour que la justice considèrent enfin ces crimes pour ce qu’ils sont, non pas des crimes passionnels et romantisés mais des meurtres, des féminicides insupportables et injustifiables. Le terme feminicidio s’est d’ailleurs forgé au Mexique, pour qualifier, parmi d’autres, les meurtres de femmes à Ciudad Juarez. Militante et activiste féministe, Cristina met en évidence le déni des spécificités de ces meurtres par les institutions et la société mexicaine, l’indulgence pour les accusés et le mépris pour les victimes. Mais ici, l’acte militant est de rendre à Liliana son statut de femme, au-delà de celui de victime, justement.
    En lisant et nous transmettant les lettres, les pensées et la vie de sa sœur, elle remet au centre l’être qu’elle était, lui rend sa voix. En retrouvant ses ami-es de la fac d’architecture, en nous donnant à lire ses textes, elle nous présente cette jeune fille puis jeune femme qui avançait avec vaillance et joie dans la vie, étudiante brillante, amie passionnée et fidèle et expérimenteuse littéraire, elle qui commençait ses lettres par la fin, se passait de ponctuation, tentait de tordre la syntaxe et les mots pour exprimer tout ce qui la traversait. On devine à travers ses écrits le traumatisme laissé par sa relation avec Ángel et son besoin de se libérer des hommes, de ne pas être soumise à une histoire d’amour qui deviendrait une prison.

    Nous n’avons pas fini de lire sur les violences conjugales et domestiques et les féminicides. Ce livre-là, puissant et lumineux, plein de rage et de pudeur, en plus de décrire et analyser un système hypocrite qui cautionne et excuse ces actes, remet au cœur la victime, non en tant que telle mais dans toute son humanité et son existence, lui redonne corps, voix, et vie pendant quelques pages, et avec elle toutes les autres.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions Globe
    400 pages

  • Les étoiles ne fileront plus – Élodie Serrano

    Camille travaille depuis longtemps sur un étrange phénomène qui provoque accidents et agacements. Il semble que, par moments, la voûte céleste se déplace, prenne épaisseur, et heurte les vaisseaux spatiaux qui traversent le vide galactique. Camille, astronome et cryptozoologue, en est persuadée, il s’agit là d’un être vivant. Alors quand elle découvre l’existence de gigantesques baleines constellées d’étoiles qui sillonnent le ciel, tout bascule.

    […] Là où les étoiles bougent, d’aucuns s’extasient. Moi, je cherche à comprendre. Et à découvrir ce qui se cache derrière. J’ai toujours été curieuse et, après tout, qu’est-ce que la science, si ce n’est la forme de curiosité la plus absolue ? […]
    Extrait de « Journal intime de Camille Grandbois », éditions La Baleine, 2789

    *
    – J’ai un truc juteux pour toi !
    Je relevai la tête de mes documents, un monceau de données astronomiques, et offris un grand sourire à Sarah, ma collègue de labo. Elle n’exagérait jamais rien, alors son annonce me mettait de bonne humeur avant même de savoir de quoi il retournait.
    – Oh, je peux essayer de deviner ? m’exclamai-je.
    Sarah secoua la tête.
    – Tente toujours, mais je doute que tu trouves.
    Je me grattai la tempe du bout de l’index. Quelle nouvelle juteuse pouvait bien m’amener Sarah ?

    Ces incroyables êtres, qu’on pourrait qualifier d’animaux, de créatures indubitablement vivantes, sont attirés par les hauts sommets, les roches, le métal, le verre et se complaisent à frôler et se frotter aux plus hauts sommets des massifs de la galaxie. Mais l’expansion de la présence humaine et sa propension à construire des immeubles de plus en plus haut vient perturber ces nageuses célestes, qui déclenchent catastrophes et effrois en détruisant les plus hautes tours des villes coloniales. Pour Camille, sa femme et son équipe de recherche, la mission change et passe de la compréhension et l’analyse d’une nouvelle espèce à sa préservation coûte que coûte.

    Novella qu’on qualifiera sans trop hésiter d’écologiste, Les étoiles ne fileront plus nous montre toutes les facettes des luttes pour la protection des espèces animales. Riche de sa propre expérience, l’autrice (qui a fait des études vétérinaires et a travaillé sur le loup (dans les littératures de l’imaginaire) pour sa thèse), parvient à illustrer dans ce court texte les contradictions et l’arrogance humaine dans son rapport au vivant. Après avoir dévasté la terre, on comprend la leçon non apprise et le besoin de rester seul maître à bord, décidant de la manière dont l’environnement devrait interagir et s’adapter (ou disparaître) à son désir d’expansion. Mention particulière à « l’annexe » qui suit et prolonge l’histoire, qui donne à voir l’évolution du sentiment vis-à-vis de ces baleines et des mesures prises pour leur survie, comment se transmet une mission, une charge, un combat de la vie d’une seule personne aux générations suivantes, qui n’ont plus le même rapport à cette histoire. Le livre se conclut, pour boucler la boucle, sur un essai de l’autrice au sujet du loup et de l’évolution de notre rapport à celui-ci, venant théoriser, en sorte, le propos de son livre.

    Un court récit prenant et fouillé qui ne rassure pas sur nos propensions destructrices et dominatrices (en même temps, y a t-il vraiment matière à être rassuré-e ? Non, hein, c’est la merde. Vivement le collapse). Tu pourras rebondir sur le sujet, s’il t’intéresse, lectrice, lecteur, ma Nyctophilus howensis, tu peux aller jeter un œil ici à ma chronique de La grande ourse, de Maylis Adhémar.

    Éditions Goater
    140 pages

  • Ese verano a oscuras – Mariana Enriquez

    L’été 89 en Argentine. Il fait très chaud, les coupures d’électricité rythme le court des journées et deux adolescentes s’ennuient un peu. Dans la lourdeur de plomb du soleil, elles recherchent l’ombre, écoutent du rock et se passionnent pour les serial killers venus des États-Unis. Parce qu’il semble qu’il n’y en ait pas, en Argentine, des serial killers. Mais peut-être bien que si, tout dépend à qui on demande, tout dépend qui on cherche.

    La ciudad era pequeña pero nos parecía enorme sobre todo por la Catedral, monumental y oscura, que gobernaba la plaza como un cuervo gigante. Siempre que pasábamos cerca, en el coche o caminando, mi padre explicaba que era estilo neogótico, única en América latina, y que estaba sin terminar porque faltaban dos torres. La habían construido sobre un suelo débil y arcilloso que era incapaz de soportar su peso : tenía los ladrillos a la vista y un aspecto glorioso pero abandonado. Una hermosa ruina. El edificio más importante de nuestra ciudad estaba siempre en perpetuo peligro de derrumbe a pesar de sus vitrales italianos y los detalles de madera noruega. Nosotras nos sentábamos enfrente de la Catedral, en uno de los bancos de la plaza que la rodeaba, y esperábamos algún signo de colapso. No había mucho más que hacer ese verano. La marihuana que fumábamos, comprada a un dealer sospechoso que hablaba demasiado y se hacía llama El Súper, apestaba a agroquímicos y nos hacía toser tanto que con frecuencia quedábamos mareadas cerca de las puertas custodiadas por gárgolas tímidas. Nunca fumábamos apoyadas contra las paredes de la Catedral, como hacían otros, más valientes. Le teníamos miedo al derrumbe.

    Tu le sais, lectrice, lecteur, ma part de nuit, Mariana Enriquez je l’aime fort fort fort. Limite c’est pour elle que j’ai décidé d’apprendre l’espagnol, pour pouvoir lire ce qui n’est pas encore traduit. Et bim ! ça y est, c’est parti, avec cette première lecture de la grande prêtresse du fantastique latino-américain. Je commence donc avec cette nouvelle, Ese verano a oscuras, qui a la particularité d’être (magnifiquement) illustrée à l’aquarelle (je crois) par Helia Toledo.
    Virginia et notre protagoniste s’ennuient donc un peu, pendant ce chaud été qui est ponctué par de longues coupures d’électricité, l’Argentine peinant à produire l’énergie nécessaire en cet année 1989. Tombées sur un livre parlant des serial killers, nos deux ados un peu rebelles, un peu punk et gothique à la fois, se passionnent pour ces figures morbides, touchant du doigt un frisson d’aventures et d’excitation, de peur et de danger qui paraît bien éloigné de leur quotidien à l’ombre de l’immense cathédrale. Mais tout change le jour où Carrasco, habitant du 7ème étage, assassine sa femme et sa fille et s’enfuit. Le quotidien bascule, la chaleur devient plus pesante et l’absence d’électricité, jusqu’alors propice à la création d’ilots de fraîcheur et de cachettes discrètes pour les filles, devient un gouffre immense dans lequel se dissimule Carrasco.

    Helia Toledo – Ese verano a oscuras

    On retrouve ici dans ces quelques pages, tous les sujets de Mariana Enriquez : la violence, l’adolescence, la musique, la dictature, le sida. Sous le regard un peu blasé mais bien affûté de la protagoniste, les conversations à mots cachés, les sous-entendus entre ses parents, avec les voisins, les commerçants, prennent un autre sens. Les anciens complices et les opprimés, les opposants et les attentistes, tous vivent ensemble dans ce début de retour à la démocratie, mais rien n’est vraiment comme avant. Et les assassinats terribles et violents commis dans l’immeuble vient faire retomber une chape de plomb sur les habitants. L’obscurité des êtres humains ne s’arrête jamais de grandir, et face à elle, nous sommes démunis, seul-es et ensemble. Elle emportera des gens, aveuglément, le visage déchiré par un rictus acéré tandis que la vie continuera son chemin inopportun, sans se soucier de ce qu’elle laisse derrière elle.

    Helia Toledo – Ese vernao a oscuras

    Avec la finesse qui est la sienne, Mariana Enriquez raconte cette histoire violente et tragique vue par une ado en restant sur le fil, et nous rappelle comment elle est passée maîtresse dans l’art de nous faire frémir avec l’horreur quotidienne, à laquelle il ne faut parfois pas rajouter grand-chose pour la rendre surnaturel. Les illustrations de Helia Toledo, tout en ton orange, ocre, et noir tranchant, viennent souligner cette ambiance étrange, entre langueur estivale, anormalité électrique et dangers enfouis.
    L’horreur est partout, tout le temps, tapie dans l’ombre d’une cage d’escalier, attendant la coupure qui l’enveloppera.

    Illustrations de Helia Toledo
    Paginas de Espuma
    72 pages

  • Des cendres dans la bouche – Brenda Navarro

    Diego et sa sœur quittent le Mexique un beau jour, pour rejoindre leur mère en Espagne. Ils laissent derrière eux les cousins, la famille, les ami-es, les grands-parents, les habitudes, la violence. Quelques années plus tard, Diego se suicide, et sa sœur ramène ses cendres au Mexique, retrouvant pour la première fois depuis son départ sa famille et sa terre.

    Je ne l’ai pas vu, mais c’est comme si je l’avais vu, parce que ça me transperce le crâne et ça m’empêche de dormir. C’est toujours la même image : Diego qui tombe et le bruit de son corps qui frappe le sol. Et là, je me réveille et je me dis que ce n’est pas à moi que c’est arrivé, ni à Jimena, ni à Marina ou à Eleonora. C’est à Diego que c’est arrivé. Encore et encore, ce son dans ma tête, comme un coup frappé dans les côtes, comme une vitre qui se brise en mille morceaux contre un sac de sable, comme ça, tout à coup, sans avertir. Sec, contondant, le choc des côtes et des poumons contre l’asphalte. Comme ça : boum. Non, comme ça : bouuum. Non, comme ça : crak. Non, comme ça : trak, trakout. Non, comme ça : baaam, clap, crach, brouuum, brooom, grouuum, grrr, groooo… Et un écho. Non, aucun son ne peut décrire le bruit entendu. Un corps qui s’écrase contre le sol. Diego voulant être tapageur, voulant interrompre la musique de son corps. Diego nous laissant comme ça, suspendu entre nous. Diego, une étoile.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos


  • La Bouche pleine de terre – Branimir Šćepanović

    Un homme quitte brutalement un train qui devait le mener de Belgrade au Monténégro, terre de sa naissance. Il s’est vu apposé l’étiquette du mourant, atteint d’un cancer qui ne devrait plus lui laisser très longtemps, et a décidé de retourner voir la montagne de sa jeunesse, la Prekornica. Pris d’une impulsion soudaine, il descend de ce train et s’enfuit dans la nature, prêt à y rencontrer sa mort. Mais il trouve sur son chemin deux chasseurs qui, émergeant de leur tente le voit passer et s’enfuir à leur vue.

    Roulés dans de grossières couvertures de laine, nous gisions, immobiles et silencieux, en cette nuit d’août, comme enivrés par l’âcre odeur de la forêt qui, par l’ouverture de la tente, ressemblait à un long serpent noir. En fait, nous étions fatigués et nous avions sommeil.

    Assis dans un compartiment étouffant du train de voyageurs n°96, il fixait les vastes ténèbres de la nuit d’août. Mais il ne voyait rien. La vitre rectangulaire noircie par la fumée lui renvoyait seulement le reflet estompé de son visage, si marqué par l’épuisement qu’il lui semblait appartenir à quelqu’un d’autre. Il sourit à ce visage, mais sans aménité, comme s’il se fût déjà moqué de lui-même, revenant au Monténégro après tant d’années tout en sachant bien qu’il n’y aurait personne pour se réjouir de le voir, ou simplement pour le reconnaître. S’il avait pu, de l’obscurité où tout avait sombré, faire resurgir quelque image de son enfance, un visage disparu ou une voix depuis longtemps oubliée, peut-être aurait-il mieux compris sa décision soudaine d’aller mourir au pays natal. Mais il ne pouvait rien se rappeler. Plus rien ne lui revenait à la mémoire.

    Terrifié à l’idée que ces hommes puissent se dresser entre lui et son destin, l’homme s’enfuit, donc, à leur vue. Nos deux chasseurs eux, ne comprenant pas pourquoi on les fuit, prennent en chasse cet inconnu, d’abord avec l’envie de savoir pourquoi il court. Mais très vite, vexés et piqués par ce comportement incompréhensible, c’est la colère qui les fait courir, rejoints par d’autres qui semblent sortir des bois, prédateurs aux aguets.

    Notre fuyard se laisse emporter par la forêt et par sa course, ses pensées faisant autant d’enjambées que ses pieds et glissant sur la pente de la raison. D’abord terrifié, il se laisse gagné par un sentiment de félicité quasi mystique et la course-poursuite devient non pas une lutte pour la vie, qu’il a déjà décidé de quitter, mais pour ne pas se laisser imposer la manière, pour garder le contrôler et damer le pion à ses poursuivants.
    De leur côté, les chasseurs-campeurs inquiets, puis intrigués, agacés, énervés par cet homme qui fuit et les ignore. De deux ils seront trois puis une foultitude, nés des bois comme des champignons, comme une horde grégaire qui s’accumule et se multiple, poussée par la rage, un instinct qui les conduit à enterrer leur humanité et leur conscience. Poussée par la rage et bientôt par la fascination, meute illuminée sur le chemin d’un rédempteur qui les rejette et se joue d’eux. On en vient à se demander laquelle des deux parties est finalement le véritable danger pour l’autre.

    C’est absurde, baroque et complètement perché, très poétique et surprenant, La Bouche pleine de terre prend le contrepied de tout et à tous les niveaux. Histoire, structure, personnages, on court aussi dans la forêt sans trop savoir où l’on va, et pour notre plus grand plaisir, rien ne se passe comme prévu.

    Traduit du serbe par Jean Descat
    Éditions Libretto
    90 pages