Catégorie : Amérique du Sud

  • Tupamadre – L. Etchart

    Lucía est la petite dernière d’une famille multiplement décomposée et recomposée. Deux sœurs et un frère avec qui elle partage des parents, un chat, une ville (Montevideo), deux langues. La sienne, l’espagnol, et la leur en partie, le français. Ses parents ont été membres des MLN – Tupamaros dans les années 60-70 (à vérifier), et ont vécu en exil en France pendant plusieurs années. Lucía, arrivée plus tard, ne connaît que l’Uruguay, les rues de Montevideo, et ces femmes qui semblent reconnaître sa mère dans la rue.

    Mon pere il a touché a rien. Il touche pas. Il s approche pas. Il dort de son coté. Tes lunettes sont la. Ton livre marqué a la page 69. Trop drole. Tes médicaments. L ampoule de morfine ouverte, remplie. Je caresse tes lunetes. Je colle mon nez a ton oreiller. j ouvre ton tiroir. Tes collections. Tes petites boites avec dedans des boites plus petites avec dedans toutes sortes de petites merdes. Une dent, une chaussete bébé, tous les petits mots que je tai fais pour tes aniversaires, des cailloux, des tickets de bus, des feuilles seches, des bouts d ongles ?
    Des chouchous des bouts de tissu. Cest infini.
    Et la
    Derriere tout
    Au fin fond du tiroir
    Un tout petit carnet.

    Le français, c’est la langue dans laquelle elle nous raconte ces vies. Un français bien à elle, imprégné de sonorités personnelles, badigeonné de castillan et gratiné de parler, un français qui ferait hurler l’Académie (pour notre plus grand plaisir) et qui nous précipite dans ses pensées. Peut-être est-ce une petite revanche personnelle, elle qui entendait sa mère et ses sœurs parler dans cette langue étrangère quand elle était enfant et que le reste de la famille ne voulait pas qu’elle comprenne. Peut-être est-ce par défi, elle fille de révolutionnaires, queer, cherchant un autre modèle, un bien à elle. Peut-être est-ce parce que parfois il faut pouvoir inventer sa propre langue, sa propre orthographe et sa gram-mère pour que le récit soit au plus près du vécu et que le vécu colle à l’histoire.

    L’histoire, justement. C’est la sienne et celle de sa famille, celle de sa mère surtout. Cette femme forte et étrange, un peu étrangère sur les bords à sa propre fille. Cette femme que d’autres appellent par un autre nom, qui tait son passé, n’en laisse échapper que des morceaux qui risquent de s’effriter si Lucía pose une question ou respire au mauvais moment de la narration. Une mère qui tombe malade et qui s’apprête à disparaître avec toute l’histoire. Verónica/Susana/María.
    L’histoire à elle, à Lucia, qui dès petite se sait différente, une gouine comme une autre mais pas une petite fille comme les autres, qui essaie de cacher sa queerness avant de la vivre pleinement. Une fille pour qui les putes sont des « meufs wow » et la cumbia prend ses airs de « palala ». Dont le frère aîné, absent, se nomme Liber Túpac et dont l’absence et le nom contiennent déjà une part de l’histoire familial. Et dont la mère est apostrophée, parfois dans la rue, par des femmes très émues.

    C’est le cancer qui tombe en dernier sur sa mère, un mauvais, qui ronge le corps et attaque ce temps déjà insaisissable. Les corps changent, se meuvent, s’affaissent. Les identités maternelles multiples permettent de mettre à l’écart un temps la maladie, mais l’organisme est insensible aux alias.
    Au fil de cette langue hybride, intime et puissante, Lucía replonge dans ses souvenirs, convoquant la mère seule, la famille, les ami-es qui convoquent eux-mêmes le passé, la France, la prison, les non-dits. On découvre une personne, une autre, puis une autre, qui émergent dans les remémorations, les rêves, les listes et les télénovelas, points d’accroche pour plonger dans les non-dits d’une lutte passée qui a laissé des traces cachées tant dans le pays, dans la famille que dans les combattants.

    Avec sa langue propre, L. Etchart propose une autre manière d’aborder cette recherche intime et politique en prenant le contre-pied de tout pour trouver peut-être sa propre compréhension de tout cela.

    Éditions Terrasses
    209 pages

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  • Histoire d’un escargot qui découvrit l’importance de la lenteur – Luis Sepúlveda

    Dans la prairie vivent de nombreux animaux, bercés par le vent, la rosée et les rayons de soleil. Parmi eux, une petite colonie d’escargots se sent proche du paradis dans la région du Pays des pissenlits, où cette nourriture si délicieuse présente en abondance les enchante. Mais l’un d’eux pourtant, se pose des questions. Pourquoi eux, escargots, sont-ils si lents ? Et pourquoi n’ont-ils pas chacun un nom qui leur soit propre ? Empli de questions et se heurtant au mur de ses congénères, notamment les plus âgés d’entre eux, notre petit escargot va entamer un périlleux voyage jusqu’aux limites du pré pour trouver les réponses à ses questions.

    En un prado cercano a tu casa o la mía, vivía una colonia de caracoles muy seguros de estar en el mejor lugar que pueda imaginarse. Ninguno de ellos había viajado hasta los lindes del prado, y mucho menos hasta la carretera de asfalto que empezaba justo donde crecían las últimas briznas de hierba. Y como no habían viajado, no podían comparar y, así, ignoraban que para las ardillas el mejor lugar estaba en la parte más alta de las hayas, o que para las abejas no había lugar más placentero que los panales de madera alineados en el otro extremo del prado. Los caracoles no podían comparar y no les importaba, pues para ellos aquel prado, en el que alimentadas por las lluvias crecían en abundancia las plantas de diente de león, era el mejor lugar para vivir.

    Dans un champ près de ta maison et de la mienne vivait une colonie d’escargots certains de se trouver au meilleur endroit possible. Aucun n’était allé jusqu’aux limites du pré et encore moins jusqu’à la route goudronnée qui commençait juste à l’endroit où poussaient les derniers brins d’herbes. Comme ils n’avaient pas voyagé, ils ne pouvaient pas faire de comparaison et, ainsi, ils ignoraient que pour les écureuils le meilleur endroit se trouvait dans la cime des hêtres, ou que pour les abeilles il n’y avait pas d’endroit plus agréable que les ruches de bois alignées à l’autre extrémité du champ. Ils ne pouvaient pas comparer et cela leur était égal, car pour eux ce champ arrosé par les pluies où poussaient en abondance les dents-de-lion – les pissenlits- était le meilleur endroit pour vivre.

    Traduction Anne-Marie Métailié

    Ahlala, lectrice, lecteur, ma fleur de pissenlit partie dans le vent, quelle histoire que celle de ce petit escargot ! Bien installé au milieu des acanthes et des pissenlits, il n’est pourtant pas serein, traversé par ses questions qui lui semblent primordiales. Menacés d’exil par ses camarades s’il continue à les embêter, il prend le taureau par les cornes (d’escargot) et part de lui-même, décidé à ne revenir que quand il saura. Mais comme un pré, aussi petit soit-il, est un territoire immense à hauteur et vitesse de gastéropode ! Il rencontrera d’abord un hibou, puis une tortue qui, riche de son expérience aussi belle que tragique auprès des humains, saura lui apporter des pistes de réflexion à lui qui, à l’abri de ses pissenlits, ne connaît que peu du monde. Mais ce périple prendra une tournure dramatique lorsqu’il découvrira la terrible menace qui s’apprête à s’abattre sur le pré. Il lui faudra bien tout son courage pour prévenir et convaincre les siens et les autres, et entamer un nouveau voyage vers l’inconnu.

    Avec sa poésie légère et profonde, teintée d’une mélancolie qui te mettra la larme à l’œil plus souvent qu’à ton tour, Luis Sepúlveda nous emmène dans un récit initiatique semé d’embûches, de rencontres et d’obstacles, une aventure qui fera émerger chez notre petit héros les valeurs profondes qu’il porte en lui et la violence aveugle de son environnement. Entre rester chez soi les yeux fermés en niant l’inévitable ou tenter malgré tout de se battre et survivre, trouver le courage de s’opposer, de créer quelque chose de nouveau, l’escargot a choisi.

    Comme notre petit escargot, gardons bien en tête que de soi-disant défauts peuvent devenir les plus grands atouts, et que c’est en interrogeant le monde ensemble qu’on peut le comprendre.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié
    Éditions Métailié
    96 pages

  • Un amour hors du temps – Carmen Yañez

    Carmen a quinze ans lorsqu’elle rencontre pour la première fois Luis, alias Lucho, un ami de son grand frère. Elle se sait déjà poétesse et lui était intrigué. Ce sera l’amour, le vrai. Un amour pas complètement accepté par sa famille à elle, qui voit d’un mauvais œil ce garçon avec des ascendances indigènes, un peu bohème et déjà militant. Peu leur importe. Ils forceront le destin, se marieront, auront un enfant. Mais un 11 septembre, c’est le destin du Chili qui sera forcé par les armes. Ce sera la résistance, la lutte, l’emprisonnement, la torture et l’exil. Cette vie incroyable, dont ce résumé n’est que le début, n’est pas un roman. C’est celle de Carmen Yáñez et Luis Sepúlveda.

    L’an 2020, la pandémie arriva en Espagne et toucha notre maison en l’endeuillant à jamais, emportant mon Lucho, mon point de référence dans le monde, mon complice, mon amour, mon compagnon.
    J’écris pour avoir et conserver la mémoire, parce que sans elle il n’est pas de futur, j’écris pour ne pas oublier que la terreur de l’enfer est ici, coexiste avec nous, est un éternel combat fratricide entre le bien et le mal, et nos seules armes sont cette feuille blanche qui espère recueillir et transmettre des histoires fantastiques capables de nous faire connaître d’autres réalités, d’autres rêves plus ou moins semblables aux nôtres, et une plume qui puisse rétablir la justice et l’équité ; et parce que les histoires ne suffisent pas à raconter la pulsation, l’intimité, les clairs-obscurs des événements confrontés aux petites choses dont se nourrit la vie, au quotidien du temps et de l’espace.

    Je ne te présente pas Luis Sepúlveda, tu dois le connaître au moins de nom, et tu as peut-être même étudié Le vieux qui lisait des romans d’amour au collège. Moi, je l’ai connu comme ça, et figure-toi qu’il est toujours étudié, ce roman, et ça me fait chaud au cœur. Si le romancier chilien est extrêmement connu et populaire, on connaît moins Carmen Yáñez, la poétesse chilienne qui a été deux fois sa femme. Une première fois lorsque l’espoir au Chili portait le nom de Allende. Les deux amoureux, convaincus par le programme et la vision du candidat puis président chilien, ont voulu voir dans sa présidence les racines d’une nouvelle société. Mais le 11 septembre 73, sous le bruit des bottes et le rugissement des avions, le rêve s’effondre. Quelques années plus tard, c’est leur couple qui s’éloigne, la clandestinité et la résistance ne laissant pas de place pour autre chose. Entre les moments tendres et intimes, les oppositions familiales et les voyages, elle raconte l’histoire d’une jeunesse qui s’est vue brisée en plein élan. Elle raconte les coups rageurs des militaires contre les portes à l’aube, les arrestations, les disparus qui s’égrainent sur un mauvais air. Elle raconte la Villa Grimaldi et la torture. Puis l’exil.
    Vingt ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, à coup de téléphone et de courrier, les liens se retissent entre les deux anciens amoureux, et c’est le début d’une nouvelle histoire. Chacun a fondé une famille, en Suède ou en Allemagne, et pour leur seconde vie, celle qui mettra un terme à l’exil, qui créera un nouveau foyer de joie, de chaleur et de littérature, ils choisissent les Asturies, Gijón, la langue.

    Un amour hors du temps, hors des frontières, loin d’un pays qui n’existe plus et dans un monde qui oscille, qui vacille entre révoltes sociales et politiques réactionnaires. Alors que le Chili ne sait plus sur quel pied danser, que dans de nombreux pays les crimes des dictatures militaires sont remis en question voire justifiés, le récit de Carmen Yáñez est un témoignage indispensable sur ce que font les dictatures, de la fragilité des peuples et de la puissance de la littérature. Luis Sepúlveda Calfucura a porté dans son œuvre cette lutte et les valeurs qui l’ont enflammé, qui l’ont fait emprisonné, torturé et poussé à l’exil. Un amour hors du temps est un hommage émouvant à cet écrivain majeur de la littérature mondiale, à un amour qui a pu transcender les obstacles et le portrait d’une femme touchante, puissante, qui a pris le risque de tout perdre, d’une poétesse qui continue de porter dans son œuvre son histoire et de transmettre celle de Luis Sepúlveda. Un morceau de vie et d’histoire qui rappelle combien l’intime, l’art et la politique s’entrechoquent, et qu’il faut lire, lire et lire.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Albert Bensoussan
    Éditions Métailié
    168 pages

  • Roca Pelada – Eduardo Fernando Varela

    Le lieutenant Costa est le chef de la Garde-Frontière du col de Roca Pelada. Sis à 5000 mètres d’altitude, il est le plus haut point de contrôle d’une frontière entre deux états qui sillonne volcans et altiplano. La garnison de la Garde-Frontière fait face à celle de la Ronde des Confins, le détachement du pays ennemi. Perché au-dessus des nuages, soumis aux vibrations et orages électriques d’un désert de roche, le col fait peser sur les militaires qui l’habite sa minéralité hors du temps. Le lieutenant Costa, militaire consciencieux, tente de faire régner l’ordre, la discipline et le renseignement parmi ses hommes, mais le départ de son vis-à-vis va venir chambouler ses certitudes.

    Le détachement du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la panète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux milles mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun type d’organisme, la nature n’y permettait que brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. L’ivresse des sommets, les hallucinations et la perturbations des fluides qui provoquait des œdèmes mortels étaient une menace constante. La vie quotidienne dans ce lointain poste-frontière avait ses règles propres, même si personne ne savait précisément lesquelles. Une géographie indomptée, les énormes distances et l’absence de chemins dissuadaient le passage par ces cols aberrants à près de cinq mille mètres qui ne menaient nulle part ailleurs qu’au ciel.

    Il l’aime, son col, le lieutenant Costa. Pour des raisons bien mystérieuses, même pour lui, il ne se voit pas quitter son détachement, les volcans, la petite puma qui parcourt l’altiplano. Entouré du sergent Quipildor, qui a une fâcheuse tendance à l’ironie et à une douce insoumission, et d’une bande de soldats arrivés des régions tropicales du pays pour qui l’adaptation à l’altitude, au froid et aux roches est quelque peu compliquée, Costa semble le seul avec un minimum de jugeote. Ou peut-être le plus largué de tous. Quel sens peuvent avoir les règles, ordres et autres missions d’espionnage sur une ligne frontière que chaque partie détourne à son tour, comme un jeu d’échecs qui glisse d’une ambition stratégique à celle d’occupation des longues journées sans temps. Loin du monde et de la vie, les garnisons de Roca Pelada évoluent dans l’oubli et l’immobilisme. Alors le jour où le lieutenant Gaitán, responsable des carabiniers de la Ronde des Confins, obtient une mutation, c’est un bout du monde de Costa qui s’ébranle. Et lorsqu’arrive la capitaine Vera Brower, seule femme à des centaines de kilomètres et des décennies, Costa sent remonter en lui des désirs, tant émotionnels, charnels que philosophiques. D’autant que la capitaine semble arriver avec une mission bien précise.

    Lectrice, lecteur, mon immensité, je t’enjoins de te promener sur cet altiplano hors du monde. Sur un postulat qui ne manque pas de rappeler le merveilleux Désert des Tartares, Eduardo Fernando Varela dévie vers le burlesque et l’absurde avec des personnages complètement décalés perdus dans des situations ubuesques. Avec humour et malice, il nous dépeint le quotidien infini de cette vie sur un poste-frontière régulièrement oublié de la hiérarchie de la plaine, qui vit grâce à l’arrivée intermittente d’un train qui passe son temps à sillonner les pentes abruptes et les landes désertes de la cordillère. Au milieu des volcans culminant à 7000m, des champs de geysers et des cratères minés (ou pas), une ligne blanchie à la chaux marque la limite mouvante entre deux pays en froid plus qu’en guerre qui se volent régulièrement qui 2 km ici et qui une météorite là. Parsemé de mystérieuses apachetas qui popent hors des pierres comme des champignons et parcouru parfois par des groupes de personnes issues d’on ne sait où, fantômes des populations incas ou promeneurs modernes (les deux étant aussi improbables l’un que l’autre), Roca Pelada exacerbe l’absurdité et la vanité des conflits de pouvoir et des luttes de domination. Car là-haut, où prime la survie, l’adaptation et l’isolement, les tensions et les mètres gagnés n’ont pour résultat que d’agrandir un désert et en faire surgir son silence et son éternité.

    Étrillant avec humour et finesse le ridicule des conquêtes et des frontières, Eduardo Fernando Valera nous livre ici un roman passionnant et caustique qui nous laisse avec une envie furieuse de se réfugier dans l’altiplano, loin de la bêtise humaine pour déambuler parmi cette faune prise d’une folie douce qui est, peut-être, ce qui se rapproche le plus d’une lucidité tranquille.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions Métailié
    352 pages

  • Une histoire simple – Leila Guerriero

    Si les vachers argentins, de nos jours, ont perdu les attributs des gauchos, la culture de ces cow-boys de la Pampa est toujours vivace. Dans ce folklore, on retrouve une danse, le malambo. Le pèlerinage annuel des danseurs de malambo les mènent à Laborde, province de Córdoba, pour le festival annuel qui s’y tient. Et leur Graal : devenir champion du concours de Malambo Mayor.

    Voici l’histoire d’un homme qui a participé à un concours de danse.
    À cinq cents kilomètres de Buenos Aires au sud-est de la province de Córdoba, la ville de Laborde a été fondée en 1903 sous le nom de Las Liebres. Elle compte six mille habitants et se trouve dans une zone, colonisée par des immigrants italiens au début du siècle dernier, qui produit du blé, du maïs et leurs dérivés – de la farine, des moulins, du travail pour des centaines de personnes. Sa prospérité, aujourd’hui renforcée par la culture du soja, se reflète dans des villages qui semblent sortis de l’imagination d’un enfant sage ou d’un maniaque de l’ordre : des petits centres urbains avec leur église, leur place principale, leur mairie, des maisons avec jardin, un 4×4 Toyota Hilux dernier modèle rutilant devant la porte, parfois deux. La route régionale numéro 11 traverse beaucoup de villages identiques : Monte Maíz, Escalante, Pascanas. Laborde se trouve entre Escalante et Pascanas : un village avec son église, sa place principale, sa mairie, ses maisons avec jardin, 4×4, etc. Une ville de plus parmi le millier de villes de l’intérieur dont le nom n’est familier pour aucun autre habitant du pays. Une ville comme il y en a tant, dans une zone agraire comme tant d’autres. Mais pour certaines personnes – mues par un intérêt très spécifique- , aucune ville au monde n’est plus importante que Laborde.

    Nous retrouvons Leila Guerriero, grande journaliste argentine dont je t’ai déjà parlé ici pour son livre sur les suicides de jeunes gens dans la ville de Las Heras, ou encore là pour son récit sur la guerre des Malouines et l’équipe d’anthropologie médico-légale qui redonne aux morts leur identité. C’est pour un sujet beaucoup plus léger, mais non moins émouvant, que nous allons de nouveau suivre (aveuglément) les traces de la journaliste.

    La petite ville de Laborde accueille donc depuis les années 60 un festival folklorique tourné autour des arts de la scène, et veut surtout mettre en avant le malambo. Cette danse traditionnelle gaucho rassemble tous les éléments de l’image d’Epinal des gardiens de vaches argentins : la tenue, le regard noir et dur, la force physique, l’endurance, la provocation, la fierté. D’une durée de 2 à 5 minutes (plutôt 4 à 5 pour Laborde), accompagnée d’une guitare et d’une grosse caisse, le malambo demande à son danseur une puissance physique et une endurance digne d’un sportif de haut niveau. Ce sont des mouvements rapides, saccadés, répétés, souples et gracieux qui demandent un tonus musculaire et une résistance hors du commun. Il y a le malambo du Sud, qui se danse pieds presque nus, et celui du Nord, bottes aux pieds. Et pour chacun, ce regard sombre, cette fierté, ce défi lancé au public qui fait partie de la performance. Ce n’est pas le public qui porte le danseur, mais le danseur qui embrase les foules.

    Y s’passe un truc, non ? (Source)

    Leila Guerriero ne connaît pas grand-chose à cette danse, cette culture gaucho, lorsqu’elle arrive à Laborde pour la première fois. Après cette découverte saisissante, elle suivra pendant un an Rodolfo González Alcántara, vice-champion, pendant sa préparation en vue de la prochaine édition.
    Je te le disais en introduction, lectrice, lecteur, mon chavirement, être reconnu champion de malambo à Laborde, c’est un Graal. Si le festival n’est pas particulièrement touristique, il est l’alpha et l’omega des vrais aficionados, des apasionados, de ceux qui vivent gauchos, qui incarnent en dansant l’esprit et les valeurs de ces conquérants de la Pampa. Pourtant, les sacrifices sont énormes pour ces jeunes gens souvent peu riches. Le temps d’entraînement physique, de danse, la préparation des costumes, le financement des trajets l’embauche d’un entraîneur spécialisé souvent ancien champion lui-même. Le titre suprême est synonyme, si ce n’est de richesse, d’une réputation qui peut grandement améliorer la vie de ses tenants. Mais la victoire est à double tranchant…

    Je ne t’en dirai pas plus, l’histoire est trop belle, trop folle, trop improbable et vivante pour que tu ne la vives pas toi-même. Leila Guerriero sait comment nous raconter ces feux intimes qui nous consument, qu’ils viennent du désespoir ou de la joie, qu’ils aient une origine sociale ou qu’ils naissent dans les rêves. Savoir raconter avec autant de tendresse, d’émotion et de sérieux une histoire, en effet fort simple et pourtant si riche, si primordiale, pour nous porter aux larmes et le corps tendu est un exploit au moins aussi grand que d’enchaîner des mudanzas et des zapateos pendant 5 minutes.
    ¡Viva Leila !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Valls
    Éditions Christian Bourgois
    144 pages

  • Paletó et moi – Aparecida Vilaça

    Aparecida Vilaça est une ethnologue et professeure d’anthropologie sociale brésilienne, dont le terrain se situe dans la forêt amazonienne, non loin de la frontière avec la Bolivie. Elle a passé de nombreux séjours là-bas, pendant des années, auprès des Wari’, à partir des années 80. Parmi eux, Paletó, non seulement témoin à la parole et la mémoire précieuse pour l’ethnologue qu’elle est, mais aussi « père » indigène dans cette famille de cœur qu’elle rejoindra au gré de ses enquêtes et études.

    Quand j’ai réalisé qu’il commençait à se faire vieux, je me suis surprise à me demander si je serais capable de pleurer sa mort ainsi que le font les Wari’, par l’alternance d’un chant en l’honneur du mort et de crises de larmes.
    Dans ce chant, les proches se souviennent des moments et des repas partagés, des soins et des attentions échangés avec le défunt de son vivant. Certains se posaient la même question que moi et me demandaient si je serai là à sa mort lorsqu’ils me voyaient à ses côtés, remarquant peut-être la tendresse du regard que je posais sur cet homme dont j’étais devenue la fille.
    Je n’étais pas là. Il est mort au cœur de l’état du Rondônia, dans le nord du Brésil, alors que j’étais à Rio de Janeiro, à m’imaginer son corps, les poils de barbe blancs épars sur son menton, ses bras puissants. Je me souviens de tous ces détails avec une précision absolue et je ne parviens pas à me les imaginer sans vie. Ils bougent, brillent et me parlent encore.

    Lectrice, lecteur, secret de ma forêt, ceci n’est ni vraiment une biographie, ni vraiment un essai ethnologique. Aparecida Vilaça a passé plus de trente ans auprès des Wari’, un peuple autochtone de la forêt amazonienne, l’un des derniers à avoir rencontré l’homme blanc, et pas de la meilleure des manières (étonnant, non ?). Paletó fait figure de vieux sage, chasseur, un peu chamane, qui a eu l’occasion de croiser les blancs de multiples manières et notamment lors des premiers contacts. Il a connu de son peuple (en réalité un peuple multiple, mais je ne voudrais pas 1/ te gâcher le plaisir de cette rencontre et 2/ le raconter n’importe comment) la vie isolée et traditionnelle, puis la fracture de l’arrivée des blancs, en l’occurrence des seringueiros, les ouvriers qui venaient saigner les hévéas pour en prélever le latex ; ensuite les échanges plus apaisés notamment avec des missionnaires catholiques et évangélistes et enfin le contact plus régulier avec les villes et villages plus peuplés de blancs, les anthropologues, les administrations chargées de réguler les territoires indigènes.
    Aparecida fait ses premiers vrais d’ethnologue auprès de Paletó et son groupe. Auprès d’eux elle étudiera leur langue, leur mode de vie, leurs traditions, leurs coutumes. Elle se passionnera pour le chamanisme et les sorts, liés aux animaux qui prennent possession des êtres et ensorcellent les victimes ; elle retrouvera son chemin dans la pelote de nœuds des noms de chacun, qui changent au fil de leur vie ; elle découvrira le fonctionnement des cellules familiales, celles du sang et celles de l’affection, et qui fera d’elle la fille de Paletó, au même titre que ses enfants biologiques. Ces liens forts qui se forgent au fil des années avec Paletó lui permettront de connaître son histoire à lui, et à travers elle celle de son peuple au mitan du XXème siècle. L’enfance, les chasses, les traditions, les épidémies et les massacres lorsque les seringueiros débarqueront sur leurs terres.
    Intégrée dans le groupe, Aparecida y séjournera régulièrement, seule d’abord, puis avec ses enfants qui grandiront avec cette deuxième famille. Elle accueillera également Paletó à plusieurs reprises chez elle à Rio de Janeiro, transformant le sujet d’étude en ethnologue urbain ^^

    Ce livre est autant le récit qu’une ethnologue construit sur ses souvenirs que le témoignage de l’anthropologue aguerrie qui regarde la manière dont son érudition s’est construite, ce que le terrain fait du et sur le-a chercheur-euse. Il est aussi l’histoire d’une tribu qui a vu son existence complètement bouleversée par l’arrivée d’une société prête à rayer leur existence pour son profit et celle d’un homme au cœur de ce chambardement. C’est enfin la vie d’un homme racontée avec beaucoup de tendresse et d’émotion,

    Traduit du portugais (Brésil) par Diniz Galhoz
    Éditions Marchialy
    273 pages

  • La vie d’une vache – Juan Pablo Meneses

    Juan Pablo Meneses est un journaliste chilien free-lance et itinérant. Après avoir vécu en Espagne, il s’installe à Buenos Aires en 2002, ce qui n’était pas la meilleure période pour atterrir en Argentine. Mais au milieu des troubles, des affrontements et des crises, il y a une chose à laquelle chacun semble pouvoir se raccrocher, une chose qui reste stable, droite et fumante au milieu des fumées : l’asado. C’est donc tout naturellement que Juan Pablo décide de se pencher sur le cœur battant de l’Argentine : la viande de bœuf.

    En ce moment même, des millions de vaches broutent dans le monde entier tandis que des barquettes contenant des morceaux de viande congelée vont et viennent d’un quartier, d’une ville, d’un pays, d’un continent à l’autre. Les chiffres de la consommation explosent et les virements entre comptes connectés se multiplient ; la production ne s’arrête devant aucun obstacle, peu importe l’heure, l’époque de l’année, l’endroit du monde, la température de la planète ou les chamboulements sur Terre. Il y a des vaches sur le point d’accoucher ou des veaux qui sont sevrés ou marqués ou castrés ou vendus ou vaccinés ou clonés. Sur les routes, des camions transitent en transportant des cadavres de vaches, vachettes, veaux, taurillons et taureaux, avec pour destination des marchés, grands et petits, où ils seront mis en vente au cours des prochaines heures. Il y a des commissaires-priseurs qui donnent des coups de marteaux et des consignataires qui acquièrent une nouvelle cargaison d’animaux. Dans les abattoirs, le bétail entre vivant pour y mourir, avant d’être pendu à des crochets où il sera lentement dépouillé, au fil du couteau, des diverses parties de son corps, puis stocké dans des chambres froides.
    Quelque part, il y a un enfant qui est en train de manger le premier morceau de viande de sa vie et autre part, il y a un vieillard qui en mâche pour la dernière fois.

    Si tu ne sais pas ce qu’est un asado, je te laisse chercher dans ton moteur de recherche préféré pour t’en rendre compte. Ici je te dirai que c’est un barbecue, mais je crois que ça serait quand même mal pris… C’est un rituel, en tout cas, qui va au-delà du plaisir de se réunir pour partager un repas. Il est l’aboutissement de la passion argentine pour la viande, la cause (la conséquence ?) de la réputation de la viande d’origine argentine dans le monde. L’industrie de la viande est le cœur battant du pays, et Juan Pablo Meneses a décidé de voir ça de l’intérieur. Pour ça, il a acheté une vache.

    C’est l’histoire de cette vache, la sienne, La Negra, et de tout ce qui se cache derrière qu’il nous conte par le menu. Dans le monde, la viande bovine c’est environ 320 millions de tonnes de viande par an avec une projection à 465 millions d’ici 2050. Le bétail c’est 15% des émissions de gaz polluants. 1 300 millions d’emplois, 40% de la production agricole mondiale (en 2015). Les chiffres donnés au fil des pages par Juan Pablo donnent le vertige, ils rendent presque insaisissables leur réalité tant ils voltigent au-dessus des valeurs appréhendables. Mais la grande originalité de ce texte, et sa force, c’est qu’en devenant propriétaire d’une génisse, Juan Pablo va découvrir chaque étape de l’élevage, s’impliquer dans chaque moment clé de la croissance d’une vache destinée à l’abattoir, rencontrer toutes les personnes qui participent d’une manière ou d’une autre à sa valorisation future sous forme de steak. De l’arrivée des vaches en Amérique du Sud à leur vente au XXIème siècle sur le marché aux bestiaux de Liniers, il profite de chaque étape dans la vie de sa vache et dans le parcours de la viande pour creuser son histoire et ses protagonistes, ses rouages économiques, sociaux, sociétaux tout en décortiquant son rapport personnel à la question, lui qui avait écrit une nouvelle sur la boucherie plusieurs années auparavant, vécu en colocation avec une allemande végétarienne en Espagne, mangé des burgers en cachette. Il montre la puissance de cette industrie construite en déséquilibre sur une base faite autant de grandes fortunes, que d’agriculteurs qui courent après la rentabilité ou de villes et villages abandonnées.
    C’est aussi la manière dont notre rapport à la viande et aux animaux transpire sur notre perception, ce qui découle de la vision des femmes quand on les compare à des animaux ; quand on se focalise sur une vache que l’on présente au monde et qui devient unique.

    Que se passe-t-il à la fin ? La Negra finira-t-elle en pièces de choix sur l’asado ? Juan Pablo deviendra-t-il végétarien, voire vegan ? Un Chilien a-t-il le droit de devenir, le temps d’une journée, un asador ?
    Toutes les réponses à ces questions et bien plus encore dans cette enquête passionnante, première étape de la trilogie Cash dans laquelle l’auteur décortique le capitalisme et sa possibilité folle d’acheter tout pour en faire ce que l’on veut.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Guillaume Contré
    Éditions Marchialy
    302 pages

  • Crasse rose – Fernanda Trias

    La ville baigne dans un brouillard lourd, empli d’odeurs et d’inquiétude. Et quand l’alarme retentit, tout le monde chez soi, poussé par l’arrivée d’un vent mortel dont on ne sait combien de temps il va hanter les rues, dans combien de temps il sera possible de ressortir, si l’on trouvera à manger, et combien de temps avant la prochaine alarme.

    Les jours de brouillard le port se transformait en marécage. Une ombre traversait la place, pataugeant au milieu des arbres, et quelle que soit la chose qu’elle touchait elle y laissait les traces allongées de ses doigts. Sous la surface intacte, une moisissure silencieuse fendait le bois ; la rouille perforait les métaux. Tout pourrissait, et nous aussi. Quand Mauro n’était pas avec moi, je sortais seule faire un tour dans le quartier les jours de brouillard. Je me laissais guider par l’enseigne lumineuse de l’hôtel qui clignotait au loin : HOTE A ACIO. C’était toujours les mêmes lettres qui manquaient, mais ce n’était plus un hôtel sinon l’un des nombreux bâtiments squattés de la ville. Quel jour était-ce ? Il me semble encore entendre le bruit du néon – sa vibration électrique – et le faux contact d’une autre lettre sur le point de s’éteindre. Les occupants de l’hôtel la laissaient allumée, pas par désinvolture ni par nostalgie, mais pour rappeler qu’ils étaient vivants. Ils pouvaient encore faire quelque chose par caprice, juste pour l’esthétique, ils pouvaient encore modifier le paysage.
    Si je raconte cette histoire il va bien falloir commencer quelque part, choisir un début. Mais lequel ?

    Quel début à cette histoire ? Tout a commencé avec une marée argentée de poissons morts, a continué avec ce vent rouge terrible, qui sèche, irrite, desquame. Le Clínicas de la ville accueille désormais des malades, répartis entre celleux qui sont soignables, celleux qui ne le sont plus, et les « chroniques », les entre-deux, qui ne mourront pas mais ne guérissent pas complètement non plus, et qui peut-être détiennent une petite part de la solution. En attendant, l’alarme hurle l’alerte au vent. Notre narratrice habite en ville, quand d’autres sont partis dans les terres. Elle voudrait partir aussi, mais en attendant elle reste. Elle va rendre visite à son ex-mari Max, hospitalisé au pavillon des « Chroniques » au Clínicas. Elle rend visite à sa mère, qui vit en banlieue et presse, tord, accule sa fille sous les reproches, les attentes et les déceptions. Notre narratrice attend et héberge le jeune Mauro aussi. Pendant un mois, les parents de cet enfant hyperphagique le laissent contre une caisse de nourriture et de l’argent aux bons soins de notre héroïne, qui doit contenir, aider et protéger le jeune garçon que rien ne cale, dont la faim jamais ne peut être assouvie.

    La crasse rose, c’est comme ça qu’elle surnomme la pâte gélatineuse, viande en tube de dentifrice qui était produit déjà dans son enfance et qui prend désormais une place importante dans le commerce, sous l’impulsion de la nouvelle usine, grande fierté gouvernementale dans un temps qui ne peut se glorifier de peu. Angoisse permanente pour la narratrice quand Mauro est avec elle, lui qui ne pense qu’à manger, prêt à s’auto-dévorer pour assouvir son envie. Entre ce jeune garçon renfermé et malade, un ex en quarantaine qui n’a jamais été qu’un poids la vidant de ses forces et une mère méprisante et tyrannique, notre narratrice n’a que ses souvenirs dans lesquels se reposer. Ceux de Delfa, la nourrice adorée, et de sa jeunesse douce quand elle et Max était une évidence et les paysages, la mer, la nourriture un quotidien banal.

    Crasse rose est une plongée dans le passé, seul rebord auquel s’agripper au milieu de l’effritement continu et d’une disparition immobile et inévitable, dans la maladie, l’oubli ou l’abandon.

    Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny
    Actes Sud
    265 pages

  • Nos abîmes – Pilar Quintana

    La petite Claudia vit à Cali avec sa mère Claudia et son père Jorge. Lui possède un petit supermarché, et elle, femme au foyer, passe une bonne partie de ses journées à lire les histoires des stars dans les magazines. Petite Claudia, du haut de ses 8 ans, observe cette cellule familial somme toute très typique des années 80 et compose comme elle peut entre un père assez absent mais très aimant et une mère bien présente mais très distante.

    Dans l’appartement, tant de plantes coexistaient qu’on le surnommait « la jungle ». Le bâtiment semblait extrait d’un vieux film de science-fiction. Des formes plates, des surplombs, beaucoup de gris, de grands espaces ouverts, de larges fenêtres. L’appartement était un duplex avec une baie vitrée dans le salon qui s’élevait du sol au plafond, soit la hauteur de deux étages. Le rez-de-chaussée était habillé d’un sol en granit noir avec des veines blanches. À l’étage, c’était du granit blanc avec des veines noires. L’escalier était fait de tubes d’acier noir et de marches en planches polies. Un escalier dénudé, rempli de trous. Au premier, le couloir s’ouvrait sur le salon, comme un balcon, avec des mains courantes en tuyaux pareils à ceux de l’escalier. De là, on pouvait voir la jungle en contrebas, qui débordait de tous les côtés.
    Les plantes se trouvaient sur le sol, sur les tables, au-dessus de la chaîne hi-fi et du buffet, entre les meubles, sur les plates-formes en fer forgé et les pots en argile, accrochées aux murs et au plafond, sur les premières marches de l’escalier et sur les endroits que l’on ne pouvait pas voir depuis le premier étage : la cuisine, le patio de la buanderie, et les toilettes des invités. Elles étaient de toutes sortes. De soleil, d’ombre, et d’eau. Quelques-unes, les anthuriums rouges et les orchidées colombes, fleurissaient. Les autres étaient vertes. Des fougères lisses et frisées, des plantes aux feuilles zébrées, tachetées, colorées, des palmiers, des arbustes, des arbres qui poussaient bien en pot et des herbes délicates qui tenaient dans ma main de petite fille.

    Chacun de ses parents a connu une jeunesse compliquée et des relations tendues avec leurs propres parents. Et au milieu de cette jungle, Claudia se sent parfois seule, mal aimée, de trop. Un beau jour, sa tante Amélia leur présente Gonzalo, son nouveau, bien plus jeune et bel époux. Entre lui et Claudia-mère, quelque chose se joue qui va faire basculer l’équilibre de la famille.

    C’est Claudia la petite qui nous raconte son histoire, cette année de chamboulement qui ouvre des blessures profondes et fait remonter de loin les histoires enfouies. Sa tocaya de mère, bien plus jeune que son père, a toujours souhaité être une mère différente de la sienne, qui ne voulait pas d’elle. Pourtant petite Claudia se sent rejetée, loin des standards de beauté hollywoodiens et glamours de sa maman. Celle-ci est fascinée par les destins tragiques de certaines femmes, et voit dans les morts de Grace Kelly ou Natalie Wood des désirs morbides de libération. Que ce soit depuis l’étage de leur appartement de Cali ou bien la terrasse de la finca dans la jungle, qui surplombe un précipice sans fond, l’idée de chute se transforme en fantasme d’envol. Mais pour la petite, qui en comprend bien plus que tous les adultes qui l’entourent sur les démons qui grondent dans la poitrine de ses parents, les angoisses maternelles et les silences paternels prennent beaucoup trop de place.

    Décidément Pilar Quintana sait y faire, pour se glisser dans la peau de ses personnages et nous raconter la complexité des relations et des désirs puissants qui planent. Après le bousculant La chienne, elle réussit ici avec beaucoup d’intelligence à nous mettre à regard d’enfant devant une famille qui s’étiole, une femme en chute libre. On retrouvera certains motifs de La chienne par ici, notamment la prégnance fantomatique des disparus et du passé qui semble vouer à imposer sa répétition. La voix de petite Claudia, c’est un équilibre parfait entre ses passions, désirs et remarques d’enfant et sa déjà grande compréhension de ce qui se joue autour d’elle, des tensions et des non-dits que les autres n’écoutent pas, mais qu’elle voit dans les mots jetés et les gestes inconscients et qui viennent la bousculer.

    Un magnifique roman entre sensations fortes et flottements irréels, on marche sur le fil de la falaise avec, comme Claudia cette boule au ventre au bord du grand saut.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions Calmann-Levy
    320 pages

  • Les cousines – Aurora Venturini

    Yuna et sa sœur Betina, de 1 an sa cadette, vivent avec leur mère et Rufina, la bonne. Elle étudie la peinture aux Beaux-Arts, domaine dans lequel elle se révèle plutôt très douée, malgré ce que pense les membres de sa famille, incapables de croire qu’elle serait capable de faire quelque chose de bien. Ce sont des monstres, comme d’autres dans leur famille. Du moins c’est ainsi que les autres, et elle-même, les voient.

    Ma maman était une institutrice très sévère qui enseignant avec une règle, en blouse blanche et qui obtenait cependant de bons résultats dans une école de la périphérie fréquentée par des enfants peu doués issus des classes moyennes et populaires. Le meilleur était Rubén Fiorlandi, le fils de l’épicier. Ma maman abattait sa règle sur la tête de ceux qui faisaient les malins et elle les envoyait au coin avec des oreilles d’âne découpées dans du carton rouge. Les fautifs recommençaient rarement. Ma mère pensait qu’on n’apprend rien sans mal. En CE2 on l’appelait la demoiselle du CE2 mais elle était mariée à mon papa qui l’avait abandonnée et n’était jamais revenu à la maison pour faire son devoir de pater familias. Elle donnait ses cours le matin et reprenait à deux heures de l’après-midi. Le repas était prêt car Rufina, la morochit qui faisait une très bonne maîtresse de maison, savait cuisiner. Moi j’en avais assez de manger du ragoût tous les jours. Au fond de la cour caquetait un poulailler qui nous permettait de manger et dans le potager poussaient des courges miraculeusement dorées soleils renversés qui avaient plongé des hauteurs célestes et s’étaient enfouis dans la terre, à côté de violettes et de rosiers rachitiques dont personne ne s’occupait, qui s’entêtait à apporter une note parfumée à ce malheureux égout.

    Yuna souffre d’un handicap mental léger, qui n’est jamais vraiment qualifié par elle si ce n’est par le regard et les commentaires des autres. Sa sœur Betina, elle, se déplace en fauteuil roulant, un siège lui servant tout autant à être déplacé qu’à faire ses besoins, en toute heure, en tout lieu et toute compagnie, à la grande honte de la mère de famille que tout le monde regarde avec piété et un brin de suspicion, car pour avoir deux filles comme celle-ci, il doit bien y avoir une raison. En plus des deux sœurs, il y a Petra et Carina, les deux cousines filles d’Ingrazia et Danielito, ainsi que tante Nené. Petra est « liliputienne » et Carina aussi porte les défaillances de la famille sous la forme d’un retard mental et de doigts en rab.
    Nous sommes dans les années 40 à Buenos Aires, et c’est Yuna qui nous raconte sa famille et sa vie. Elle le dit, manier les mots ce n’est pas facile, et elle apprend, avec l’expérience et le dictionnaire, au fil de son récit. Cela donne une histoire au fil de la pensée, avec ou sans ponctuation, qui tente d’expliquer et de comprendre en même temps les turpitudes des hommes et les mystères de la vie. Jeune fille talentueuse repérée par l’un de ses enseignants des Beaux-Arts, son talent est rabaissé constamment par sa famille, notamment sa tante, célibataire devant l’éternel qui attend le retour de l’homme aimé. Mais les hommes, fuyant ou protecteurs, restent des prédateurs, et les jeunes filles en feront les frais, elles qui en raison de leur handicap sont moins prévenues et informées que les autres, car déjà difficilement considérées comme des vrais êtres humains, comment les penser comme de vraies femmes ? C’est Petra qui, très au fait des choses de la vie et du plaisir des hommes, apprendra à Yuna comment tout cela fonctionne, et les deux auront ainsi la compréhension et le pouvoir de confondre et contraindre les hommes qui, le croyez-vous, abuseraient de ces jeunes filles oubliées.

    C’est une sacrée aventure que ce petit livre. Une sacrée aventure pour l’autrice, déjà. Aurora Venturini, morte en 2015 et née en 1921, psychologue, romancière et traductrice, a été entre autres une grande copine d’Eva Perón, Violette Leduc, Sartre, Beauvoir… Les cousines (Las primas), a semble-t-il été le roman de la renommée, couronnée notamment par le prix Página/12 en 2007, la ramenant sur le devant de la scène.
    Une sacrée aventure de lecture, également. Yuna, de son point de vue décalé, laissée un peu de côté, regarde et raconte son quotidien, les gens qui le compose, avec une franchise et une violence parfois déconcertante et drôle. Avec son ton tranchant, elle ne fait preuve d’aucune pitié sans pour autant chercher à être méchante. Elle nous partage sa vie, apprenant au fil des pages comment la raconter, retenant de nouveaux mots grâce au dictionnaire, apprivoisant la ponctuation tout en découvrant les mystères du « secsoral », la violence des hommes et la grande mortalité des femmes autour d’elle. Un peu ingénue mais pas par naïveté angélique, Yuna comprend qu’elle doit trouver le moyen par son art de prendre son indépendance, non seulement de sa famille, dont même les membres qui seraient dans la « norme » paraissent défaillants ; mais aussi des hommes.
    Le monde de Yuna est cruel, dur, froid et moqueur, et c’est peut-être grâce à son handicap, grâce à ce qui la met hors-norme qu’elle parvient avec distance à en comprendre les ressorts. On sait que les fous ne sont pas toujours ceux que l’on croit, ici l’on voit bien que les taré·es, les débiles, les malades, les dégénér·es sont surtout partout et dans les têtes éventées et volatiles de tout un chacun·e, ne nous en déplaisent.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marianne Millon
    Préface de Mariana Enriquez

    Éditions Robert Laffont
    200 pages