Catégorie : Non-fiction

  • La fabrique des surdoués – Jérôme Pellissier

    Le monde des « surdoué-es » et autre HPI a toujours été quelque chose d’un peu étrange pour moi, un peu fourre-tout, un peu excuse, ou recherche de validation (bien souvent des parents), et n’y comprenant pas grand-chose, je ne m’y suis jamais tellement intéressée. Je me suis donc ruée gentiment sur ce livre conseillé par ma psy et j’ai ma foi appris beaucoup de choses, que je vais tenter de résumer par ici. Je vais me focaliser sur ce qui m’a marqué, le livre est foisonnant et ceci n’en est qu’une note très partielle et partiale.

    Jérôme Pellissier est docteur en psychologie et a travaillé, entre autre, sur l’âgisme. Il a aussi écrit un livre sur l’hortithérapie, ce qui ne peut que me le rendre sympathique. Ajoute à ça que le livre qui nous intéresse aujourd’hui commence par un « à propos » dans lequel il explique que son éditeur ne voulait pas d’écriture inclusive et que donc il a fait en sorte que son texte le soit le plus possible quand même, et l’homme avait déjà gagné une bonne partie de mon estime. Il commence par une histoire des tests de QI, puis une analyse des termes « surdoués » et autres et ce qu’ils impliquent et sous-tendent, puis se lance dans la critique de ce qu’il appelle la « psychologie-surdouée » avant de terminer sur la manipulation de l’intelligence comme conséquence du reste. Il conclue par une ouverture qui lance des pistes de réflexion pour chacun-e d’entre nous sur ces questions. Très accessible et bien vulgarisé, son livre se lit tout seul ou presque, et se veut une critique plutôt acérée de la vision classique et médiatisée de ce que l’on appelle aujourd’hui le haut potentiel intellectuel.

    Que mesure-t-on avec un test de QI ? Initialement imaginé par Alfred Binet pour repérer les élèves qui nécessiteraient un accompagnement plus spécialisé, tout en ayant conscience de ses limites, il a peu à peu été dévoyé pour être un certain reflet de la société, une image toute tracée pour ressembler à ce que l’on voulait montrer. Repensé par et pour des élites blanches et occidentales à partir de certains apprentissages, certaines attentes spécifiques et une certaine idée de ce que sont les capacités intellectuelles (utiles), il ignore (et celles et ceux qui le poussent aussi) tout contexte culturel, individuel ou encore sociologique, laissant la prise en compte de ces éléments reposer sur les épaules de celles et ceux qui le font passer. Il faut être rapide, pas trop stressé, et formaté d’une certaine manière. La maitrise du type d’exercices n’est pas non plus pris en compte, et l’auteur nous indique qu’entre deux passages pour une même personne, selon son état mental (fatigue ou stress par exemple), il peut y avoir jusqu’à 30 points d’écart. De quoi vous faire passer de moyen à HPI, ou l’inverse. De même, les écarts de moyenne entre deux catégories du test peuvent être importants et fausser complètement les résultats. Les tests de QI aujourd’hui vont donc avoir tendance à faire ressortir des populations plutôt blanches, classe moyenne supérieure à supérieure avec un cursus scolaire classique. Les intelligences émotionnelles, artistiques, philosophiques, par exemple, ne sont pas du tout analysées.

    Jérôme Pellissier analyse ensuite ce que l’on met et ce que l’on pousse avec la persona du HPI. Après une analyse des différents termes qualificatifs utilisés (zèbre, HPI, doué, surdoué…)et de ce qu’ils sous-entendent pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans cette catégorie, il décortique les discours des psychologues les plus médiatiques et connues (au féminin ici car il s’agit de trois femmes) qui œuvrent dans le champ du haut potentiel. Et c’est peu de dire que le discours est assez édifiant, pour ne pas dire terrifiant. La personne HPI est tout et son contraire : hypersensible, social justice warrior, capricieuse, dépressive, émotive, à recadrer, à contraindre, presque. Elle est comprimée par le carcan étroit de l’école institutionnelle et doit dans le même temps être forcée à s’y adapter, il faut entendre ses spécificités et dans le même temps la remettre à l’ordre, la laisser exprimer sa manière de pensée, et dans le même temps lui imposer la norme. Des discours contradictoires et, quand ils sont (parfois) de bon sens, qui devraient s’appliquer à tous les enfants (et adultes) et pas uniquement aux HPI.
    Il évoque également le public-type qui va aller chercher ce diagnostic de HPI pour son enfant : un public familier avec ce concept, qui a les moyens (temporel, financier, socio-culturel, donc) d’emmener son gosse chez un psy et de lui faire passer les tests, le tout bien souvent chez un-e professionnel-le très (et parfois trop) spécialisée dans son domaine, habitué-e de ce public et de ses demandes, formaté-e. Ce sont bien souvent ces mêmes spécialises qui sont les plus médiatisés et participent à l’image publique du haut potentiel. Les œillères sont donc énormes et la possibilité d’ouvrir le champ des potentiels au reste de la population de la taille d’un chas d’aiguille.

    Les tests d’intelligence cherchent à évaluer quelque chose que l’on ne peut pas définir, les spécialistes de la spécialité n’arrivent pas à se mettre d’accord sur une définition unique. Pour certains les capacités intellectuelles sont innées et ne bougeront pas dans le temps, on naît HPI et on le reste ; d’autres pensent qu’elles ne peuvent que péricliter avec l’âge, mais peu parmi les aficionados des tests de QI imaginent que l’on puisse travailler son (ses, plutôt, non ?) intelligence(s), les faire progresser, les nourrir de différentes manières pour qu’elles croissent. Là, l’auteur a recours à une comparaison assez parlante, avec les capacités sportives. Tout le monde est plutôt d’accord pour dire qu’un-e enfant qui naît à l’Alpe d’Huez est dans les bonnes conditions pour devenir très fort-e en ski (ou autre sport d’hiver, c’est transposable), parce que :

    • il a un accès facilité aux infrastructures idoines pour sa pratique,
    • il a la possibilité de pratiquer avec l’école (en cours) ou sur son temps libre (autonomie, clubs, associations sportives scolaires…),
    • il évolue dans un environnement global qui peut l’inciter à aller vers cette pratique (un environnement qui met le sport en général en avant).

    Et tout le monde est d’accord pour dire que si cet enfant pratique, il peut devenir très fort en ski, et que s’il ne le fait pas ou plus, il perdra ses capacités (et qu’il pourra de nouveau progresser s’il reprend). Tout le monde s’accorde enfin sur l’idée que pratiquer un sport, quel qu’il soit, peut être une aide pour en pratiquer un autre. Et ces mêmes personnes partagent l’idée que l’on naît intelligent ou non, et que le milieu dans lequel on grandit n’a que peu d’incidence.

    Par cette critique, Jérôme Pellissier nous invite à réfléchir, avec l’intelligence que l’on préfère, à ces dualités mises en places, intégrées et assénées : il y a des gens intelligents et des gens qui ne le sont pas. Il y a une intelligence mesurable, et ce qui n’en relève pas n’est pas de l’intelligence. Par sa démonstration, il veut mettre à bas l’idée d’une intelligence unique restreinte à son utilité dans une société capitaliste et compétitive, blanche et occidentalo-centrée. En ouverture, il propose de laisser de côté nos idées reçues, de regarder nos autres intelligences et les autres, autant humains que vivants non-humains, pour oser croître dans toutes les directions et rendre, peut-être, complètement obsolète ce concept de haut potentiel, car chacun-e d’entre nous peut développer son propre potentiel, sa propre manière, individuelle, originale et décalée de penser, voir et vivre dans le monde.

    Éditions Dunod

  • L’appel – Leila Guerriero

    En décembre 1977, deux religieuses françaises, des Mères de la place de Mai et un membre d’une ONG sont arrêtés à l’église Santa Cruz par Alfredo Astiz et emmené-es à l’ESMA, l’école nationale de la de marine, avenido del Libertador, à Buenos Aires. Aucune de ces cinq personnes n’en ressortira. Iels sont une poignée parmi les dizaine de milliers de desaparecidos de la période la plus cruelle et brutale de la série de dictatures argentines, celle de Videla, qui s’achèvera en 1983. Avec Astiz, dit-on, il y avait une jeune femme, belle, blonde, Silvia Labayru, qui aurait vendu et participé à l’arrestation des Mères et leurs compagnes et compagnons.

    Silvia Labayru a tout juste 20 ans quand tout cela commence. Elle naît dans une famille plutôt bourgeoise, un père pilote qui vient d’une famille de militaire, et fait des liaisons long courrier pour Aerolineas argentinas, une mère très libérée qui vit et se venge comme elle peut des infidélités de son mari. Une famille plus ou moins unie, assez dysfonctionnelle, dans laquelle Silvia se construit comme elle peut. Admise au Colegia Nacional Buenos Aires, un établissement secondaire très coté qui devrait lui permettre de faire la carrière qu’elle veut, quelle que soit cette carrière, elle va surtout se politiser et rejoindre le mouvement des Montoneros, groupe d’action directe qui prône la lutte armée contre la dictature militaire. C’est enceinte de 5 mois qu’elle se fait arrêtée en décembre 1976 et qu’elle est emmenée à l’ESMA, la sinistre école de la marine.

    Ça a commencé par un cantique en latin, sur une terrasse.
    Il y a du vent le soit du 27 novembre 2022 à Buenos Aires. La terrasse couronne un immeuble à deux étages qui conserve une solide conscience de sa beauté avec cette arrogance raffinée propre aux constructions anciennes. On y accède après avoir traversé un long corridor tapissé de panneaux de verre noircis par la suie – une touche d’humanité, un défaut nécessaire – et après avoir gravi un escalier, ascension virtuose de marbre blanc. Incrustée au centre de l’îlot urbain, la terrasse apparaît comme un sommaire radeau entouré de vagues d’immeubles plus hauts. Le tout semble atteint d’une sécheresse harmonique, d’un ascétisme design (ce qui n’a rien d’étonnant puisque deux des personnes qui habitent ici sont architectes) : des yuccas, des plantes grimpantes, de longs bancs, des chaises en toile pliantes, une banquette avec des coussins blancs. La table, en bois brut, se trouve sous un voile d’ombrage ajouré fouetté par un début de brise muée à présent en vent frais qui dissipe la chaleur ingouvernable de la fin du printemps austral. Sur le barbecue cuisent à feu lent des boudins, du poulet, du bœuf. De temps en temps, l’un de nos hôtes, le photographe Dani Yako, s’en approche pour contrôler la cuisson. Il est, comme toujours, de noir vêtu : polo Lacoste, jeans. Il y a quelques années il avait une remarquable moustache. Maintenant il porte la barbe courte, les mêmes lunettes à monture épaisse. Revenu à table, il lui suffit d’entendre deux ou trois mots pour se raccrocher à la conversation. Normal : il connaît presque toutes les personnes ici présentes depuis 1969, à l’époque, il avait treize ans.

    Leila Guerriero décide de raconter toute l’histoire de Silvia. Elle va mener de longs et nombreux entretiens non seulement avec elle, mais avec ses proches, celles et ceux qui l’ont connu à l’époque ou l’ont rencontré plus tard, pour saisir le plus de nuances possibles, les nombreuses prismes à partir desquels s’écrit la complexe histoire d’une femme enlevée, torturée, violée, exploitée, à qui on a arraché son bébé à la naissance et qui a passé des mois à se demander quand on allait la tuer. Et bien sûr, la vérité, si elle existe, est glissante et aussi difficile à trouver qu’une définition claire du péronisme. En pleine pandémie de Covid, derrière les masques, c’est le souffle d’une histoire argentine qui perle.

    C’est une histoire d’amitié, une histoire de fidélité, de trahison, de rupture.

    C’est sa grossesse, d’abord, qui la sauve. Et sa beauté. Car de tous les témoignages et entretiens que mènent Leila Guerriero auprès des gens qui l’ont connu, les premières paroles sont toujours les mêmes : qu’elle était belle, Silvina, elle faisait tourner la tête de tous les hommes. Quand elle est libérée et exilée en Espagne en 1978, Silvia espère y construire une nouvelle vie avec sa fille et son mari, Alberto Lennie, ancien Monto comme elle. Mais elle est sortie de l’ESMA, elle a survécu, elle est donc forcément une traître. Les gens savent qu’elle était avec Astiz lors de réunions des Mères de la Place de Mai, et sa version de l’histoire importe peu : comme il y a la dictature et les opposants, les morts et les vivants, il y a les résistants et les traîtres. La violence et la survie ne laissent pas de place à plus de complexité.

    -En 1977, sortir de l’ESMA et aller passer Noël avec ta famille, c’était louche, dit Alberto Lennie. Ils ont été cinq mille à y entrer, quatre mille neuf cents cinquante sont morts, un peu plus de soixante-dix ont eu la vie sauve, pourquoi ? J’ai mis des années à le comprendre. Jusqu’à ce que les survivants prennent la parole. À partir de là, il y a eu un récit. Mais en 1977 ? Nous ne comprenions rien.

    Chez les militaires, on fait peu de fioritures. Tous les mercredis, les vols de la mort chargent leur lot de prisonniers torturés assommés au penthotal et larguent les corps lourds dans le Rio de la Plata. Chaque desaparecido est très rapidement considéré comme mort. Plane alors le doute : allez savoir ce qu’ont fait celles et ceux qui ont survécu. Quelle est la part de soumission, de collaboration ? Que fait-on du consentement dans ces cas-là ?

    Silvia Labayru a été la première à poursuivre ses tortionnaires sur le chef d’inculpation de viols, et le combat a été rude pour faire reconnaître cela non seulement par la justice, mais aussi et surtout par ses anciens compagnons, par la société, par ses proches. On en revient sur ce fameux consentement. Silvia, femme à la sexualité ouverte, qui en parle et la vit sans fausse pudeur, le dit sans faux-semblant : qu’il y ait plaisir ou non, quand tu couches avec un mec qui a le pouvoir de te tuer, de tuer ta fille, ton père, ta mère, tes proches, la réponse est claire : tu n’as pas le choix. Mais dans le monde des opposants, des montos surtout, les nuances ont du mal à passer. D’un côté les milicos, bien sûr, se défendent de viol et confirment un consentement total, de l’autre, l’avilissement du corps des femmes violées tire le rideau sur la violence, on décorrèle tout ça de la torture. Et peut-être qu’elle le voulait bien.
    L’étiquette de traître-sse se grave aussi par les manipulations des militaires. Un groupe appelé le « ministaff » serait dans la poche des gradés et collaborerait volontairement. Silvia en ferait partie, chose qu’elle découvrira plus tard. Tout comme elle apprendra plus tard comment elle s’est retrouvée dans ce guêpier à l’église de Santa Cruz, échangée par une autre, car chacun-e fait comme il peut pour sa survie et son honneur.

    Ce qui est fascinant dans le travail de Leila Guerriero est double : d’une part ce portrait creusé, poussé, d’une femme de son adolescence à sa soixantaine. Pour comprendre qui elle est il faut englober toute une vie avec ses contrastes, ses virevoltes, ses creux et ses faiblesses. Toute une vie de lutte, de réflexions, de recherches, d’amour et de sexe : on ne sépare pas la militante prisonnière de la femme entière. Sa vie de mère, ses amours nombreux, volages et perdus, ses retrouvailles avec le crush de jeunesse qu’elle a raté toute sa vie, son chien, ses chats, ses enfants. La psychanalyse et l’immobilier. Les vieux amis.
    D’autre part, la démarche d’enquête en elle-même. Pour ce livre, Leila a fréquenté Silvia pendant de nombreux mois, à coup de longs entretiens parfois très intimes, souvent très durs, et à une période, le Covid, propice à faire ressortir les peurs de chacun. Leila interroge sa posture, ni trop proche ni trop lointaine, les témoignages de chaque proche ou plus lointain et la remise en question parfois des dires de Silvia. Surtout, elle s’interroge sur le pourquoi et le pour quoi ? Pourquoi après toutes ces années revenir là-dessus ? Pourquoi Silvia a-t-elle accepté de lui parler ? Pour aller vers quoi ?

    Alors, durant un certain temps, nous nous employons à reconstruire ce qui était arrivé, et ce qui avait dû arriver pour que ceci arrive, et ce qui cessa d’arriver parce que cela était arrivé. À la fin, en partant, je me demande comment elle va quand le bruit de la conversation s’arrête. Je me réponds toujours la même chose : « Elle est avec son chat, Hugo va bientôt rentrer. » Chaque fois que je la retrouve, elle n’a pas l’air accablée mais au contraire pleine de détermination : « Je vais le faire, et je vais le faire avec toi. » Jamais je ne lui demande pourquoi.

    Si la réponse paraît évidente, poser la question l’est encore plus : pourquoi raconter cette histoire plus de quarante ans après ? On reprochera gentiment à Leila de remuer des choses qui n’ont plus lieu d’être, de s’occuper de sujets que les gens veulent oublier. De chercher une vérité qui n’existe pas. Chacun sa vérité, chacun sa réalité. Dans les eaux troubles du Rio de la Plata, pourtant, des corps attendent encore qu’on se souvienne, qu’on dise leurs noms et leur histoire, qu’on ajoute leur pièce au puzzle interminable de l’histoire de la dictature argentine. Silvia est une pièce aussi insignifiante et importante que les autres, qui vient fracturer les récits simples et simplistes et remet au cœur ce que l’on pense inutile de travailler : l’horreur dictatoriale, la violence de la survie, le piège de l’oubli. Nous toutes et tous sommes responsables de continuer à lire, écouter, interroger les histoires, et Leila Guerriero nous montre avec maestria comment le faire.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages

  • Sous le soleil de novembre

    Les livres lus pendant l’année mais pas chroniqués, suite encore

    Les fantômes de Truman Capote, Leila Guerriero

    La grande journaliste argentine part sur les traces du grand écrivain états-unien, lors de l’écriture de sa grande oeuvre, De sang froid. Le livre qui a bouleversé la vie de Capote et qui a donné au journalisme narratif un modèle du genre a été écrit en grande partie en Espagne. Leila Guerriero part en résidence dans la ville qui a accueilli Capote et son compagnon, à l’époque, pour voir ce qu’il en reste, quelle ombre et quelle aura auront laissé cet homme et son chef d’oeuvre, entre l’époque pendant laquelle il était un quasi inconnu dans une Espagne franquiste enfermée sur elle-même et celle d’aujourd’hui, où chaque trace de doigt peut valoir un encadré et un monument.
    En attendant de lire son dernier texte sorti, encore une preuve, s’il en fallait, que Leila Guerriero est une très grande journaliste et écrivaine.

    Les travaux du Royaume, Yuri Herrera

    Lobo chante dans les rues, il chante les amours déçues, les exploits sanglants et les vengeances héroïques. Il chante les chevaliers modernes et les princesses perdues. Un jour, il croise le Roi et sa cour, et, fasciné, les rejoint. Au cœur d’un cartel de narcotrafiquants mexicain, Yuri Herrera raconte dans ce bref roman la gloire, la chute et les intrigues des cours modernes, au son de la guitare de Lobo et dans les pierres les cours d’Europe, les temples grecs, les Héros et les Dieux déchus. Un premier roman très très bien.

    La mer de la tranquillité, Emily St. John Mandel

    Il y a une forêt sur l’île de Vancouver au XXè siècle, une vidéo expérimentale pendant un concert au XXIè, un aéroport au XXIIIè, et un Institut du Temps au XXVè. Ce qui les relie, c’est comme un accroc, un trébuchement, qui mêle la forêt, des violons et l’aéroport, et toutes ces périodes. Et l’Institut du Temps de se saisir de cette anomalie pour en trouver l’origine, et la cause.
    J’avais tant aimé Station eleven que je n’avais pas lu d’autres livres d’Emily St. John Mandel. Et pourtant, cette Mer de la tranquillité, au-delà de sa couverture, me tentait mille fois. Et j’ai bien fait ! Je n’en dis pas mieux sur l’histoire, découvre, et profite ! (et lis Station eleven, si jamais)

    La différence invisible, Mademoiselle Caroline-Julie Dachez

    A 27 ans, Marguerite se sent un peu à côté des autres. Elle voit qu’elle n’est pas dans le même tempo et que se conformer aux attentes l’épuise de plus en plus chaque jour. Le chemin vers la sortie et la découverte d’elle-même passera par un diagnostic d’autisme, qui lui permettra d’enfin savoir mieux qui elle est, et se révéler aux autres dans son entièreté. Une très belle BD témoignage, délicate dans sa narration et son exécution et frappante par son discours et ce qu’elle dit de la perception de l’autisme encore aujourd’hui.

    Ballades, Camille Potte

    Le seigneur Gourignot de Faouët a été transformé en grenouille. Malédiction ou putsch ? Accompagné de ses nouvelles copines, vraies grenouilles de l’étang, il tente de reconquérir sa forme humaine et son rang. Pendant ce temps, sa noble et fidèle chevalière Gounelle est allée secourir en son nom Patine, princesse aux bras blancs. Mais Patine a une petite crise de vocation et Gounelle prend conscience que son seigneur est peut-être un sale con. Au château, on s’organise en l’absence (bienvenue ?) du prince, et au village, la révolte gronde pendant des réunions en non-mixité et tout de paroles.
    Couleurs vives, phrasé splendide, inventivité lexicale et chansons tubales, tu ne veux pas passer à côté de Ballades, crois-moi. C’est g-é-n-i-a-l. Et c’est tout.

    La petite sœur, Mariana Enriquez

    Mariana, tu le sais, je l’aime fort. Elle a même droit à son espace juste à elle dans la bibliothèque latino-américaine. Et Mariana elle, elle aime beaucoup Silvina Ocampo. Silvina, c’est la petite sœur de Victoria, grande figure des lettres argentines, fondatrice de la revue Sur, grande écrivaine, une grande, quoi. Silvina aussi a écrit, des choses un peu étranges (c’est pour ça que Mariana l’aime bien). Elle était également la femme d’Adolfo Bioy Casares, et amie avec Jorge Luis Borges. Peut-être que tous ces grands noms autour d’elle, qui eux sont restés à la postérité, ont participé à la disparition de la petite sœur. Par chez nous, en tout cas, elle reste marginale. Mariana a décidé de lui rendre un peu de lumière avec cette biographie qui se lit comme un roman, bien évidemment ^^

  • L’invincible été de Liliana – Cristina Rivera Garza

    Le 16 juillet 1990, Liliana Rivera Garza est assassinée par son ex-petit ami, Angel Gonzalez Ramos. Trente ans plus tard, sa grande soeur, Cristina, revient à Mexico pour demander la consultation du dossier de l’enquête. Tandis que l’administration mexicaine peine, elle retrouve les cartons des affaires de sa sœur, patiemment entreposés et attendant qu’on les ouvre. Se faisant, elle revient dans le passé et nous raconte Liliana, à travers ses souvenirs personnels et ses mots, à elle.

    Nous sommes sous un arbre peuplé d’oiseaux invisibles. Au début je pense qu’il s’agit d’un orme -le tronc robuste et solitaire doté de branches verticales que je sais reconnaître depuis mon enfance- mais assez vite, un ou deux jours plus tard, je me rends compte que c’est un de ces peupliers transplantés il y a bien longtemps dans cette partie de la ville où la végétation originelle est rare. Nous nous sommes assises là, sous son feuillage, au bord du trottoir peint en jaune. Le soir tombe. Derrière la lourde grille d’acier s’élèvent les tours grises des usines et les gros câbles électriques s’incurvent, défiant l’horizontale. Les semi-remorques passent à toute vitesse, comme les taxis et les voitures. Les vélos. Parmi tous les bruits du soir, celui des oiseaux est le plus inattendu. Le plus improbable. J’ai l’impression qu’au-delà du feuillage, on ne les entend plus. Ici, sous cette branche, tu peux parler d’amour. Au-delà c’est la loi, la nécessité, la voie de la force, le territoire de la terreur. Le fief du châtiment. Au-delà, non. Mais nous les entendons, et c’est peut-être absurde, insensé, mais leur chant monotone, insistant, à la fois pacifique et puissant, passionnée et désespéré, trop réel ou trop léger, distille un calme que l’incrédulité n’entame pas. Tandis qu’elle allume une cigarette, je demande à Sorais, Tu crois qu’elle va arriver ? La juge ? Oui, la juge. Je n’ai jamais su décrire cette moue qui décompose le visage en lui ôtant toute symétrie. On est si proche du but, dit-elle pour toute réponse, en crachant un brin de tabac. On n’est pas à une demi-heure près.

    Liliana était étudiante en architecture, elle avait des ami-es, de bonnes notes, de grands rêves. Franche, sérieuse et étonnante, elle avait aussi ses amours, plus ou moins sérieuses, mais toujours avec défiance. Car elle voyait encore l’ombre noire de son ex petit copain, un amour de lycée, un garçon ombrageux et jaloux, possessif, violent, qui continuait à la suivre, à lui rendre visite, à garder un œil sur elle.
    Trente ans plus tard, donc, Cristina retrouve toute une collection de carnets, feuilles volantes, photos, ayant appartenu à sa petite sœur, qui adorait écrire. Des lettres, des mots, des notes, des brouillons maintes fois réécrits, d’autres jamais envoyés. L’adolescence et les premières années de sa vie d’étudiante racontée de son point de vue. Et Cristina se demande, serait-il possible d’y trouver quelque chose ? Un indice, un pressentiment, une phrase écrite noir sur blanc qui dirait la crainte, la violence et le danger ? C’est d’abord cette quête de la vérité et de l’alarme, de l’alerte manqué, qui pousse Cristina Rivera Garza à écrire. Comment, dans le Mexique de la fin des années 80, parlait-on des hommes violents ? Racontait-on à ses copines, ses cousins, sa sœur, ses parents, l’inquiétude dû à un amoureux ? Comment traitait-on ces enquêtes ? Après son crime, Ángel Gonzalez Ramos s’est enfui et n’a jamais été retrouvé, il s’est évaporé dans la nature, a commencé une autre vie après avoir arraché celle de Liliana.

    Ici, Cristina Rivera Garza fait œuvre multiple. Elle cherche d’abord à analyser la violence systémique faites aux femmes au Mexique et dans de nombreux autres pays en se basant entre autre sur le travail de la journaliste Rachel Louise Snyder qui a écrit sur les violences domestiques, ainsi que sur les nombreux mouvements féministes qui se battent pour que la justice considèrent enfin ces crimes pour ce qu’ils sont, non pas des crimes passionnels et romantisés mais des meurtres, des féminicides insupportables et injustifiables. Le terme feminicidio s’est d’ailleurs forgé au Mexique, pour qualifier, parmi d’autres, les meurtres de femmes à Ciudad Juarez. Militante et activiste féministe, Cristina met en évidence le déni des spécificités de ces meurtres par les institutions et la société mexicaine, l’indulgence pour les accusés et le mépris pour les victimes. Mais ici, l’acte militant est de rendre à Liliana son statut de femme, au-delà de celui de victime, justement.
    En lisant et nous transmettant les lettres, les pensées et la vie de sa sœur, elle remet au centre l’être qu’elle était, lui rend sa voix. En retrouvant ses ami-es de la fac d’architecture, en nous donnant à lire ses textes, elle nous présente cette jeune fille puis jeune femme qui avançait avec vaillance et joie dans la vie, étudiante brillante, amie passionnée et fidèle et expérimenteuse littéraire, elle qui commençait ses lettres par la fin, se passait de ponctuation, tentait de tordre la syntaxe et les mots pour exprimer tout ce qui la traversait. On devine à travers ses écrits le traumatisme laissé par sa relation avec Ángel et son besoin de se libérer des hommes, de ne pas être soumise à une histoire d’amour qui deviendrait une prison.

    Nous n’avons pas fini de lire sur les violences conjugales et domestiques et les féminicides. Ce livre-là, puissant et lumineux, plein de rage et de pudeur, en plus de décrire et analyser un système hypocrite qui cautionne et excuse ces actes, remet au cœur la victime, non en tant que telle mais dans toute son humanité et son existence, lui redonne corps, voix, et vie pendant quelques pages, et avec elle toutes les autres.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions Globe
    400 pages

  • L’absence est une femme aux cheveux noirs – Émilienne Malfatto & Rafael Roa

    En 1976 débute en Argentine le « Processus de réorganisation nationale », nom policée de la dictature initiée par le général Videla et sa junte. Trois autres lui succèderont jusqu’en 1983 et le retour de la démocratie avec l’élection de Raul Alfonsin. Si les années qui précédèrent le coup d’état de la junte militaire étaient déjà compliquées et sombres, le coup d’état de 1976 écrase de sa botte des milliers de vies.

    C’est une ville étrange où il faut savoir où on va

    j’ai posé la question l’autre soir au chauffeur du bus 29
    ce bus que j’attends en face du grand parc où on torturait
    en technique

    grand parc avec des grands arbres et des bâtiments blancs
    aux toits de tuiles
    et un peu partout
    dans les allées
    les visages en noir et blanc de ceux
    qu’on torturait
    en technique
    dans une des bâtiments blancs
    les griffes du tigre

    il faut savoir où on va ici.

    La dictature argentine, terme singulier pour des juntes plurielles qui ont fait de la torture et de la mort un art, ce sont des milliers de victimes, de desaparecidos et d’enfants volés. Les juntes sont passées maitresses dans l’art de dissimuler, de dissiper, de faire s’évanouir aux yeux de tous leurs crimes. Le principal, le plus connu des centres de torture et de détention, la lugubre École de la marine (ESMA) trône au centre de la ville, le long de l’avenue Libertador. Les enfants arrachés à leurs parents sont confiés aux militaires tandis que leurs parents sont jetés dans le Rio de la Plata, ou dans des fosses communes.
    L’Argentine est aujourd’hui sans doute la plus connue des dictatures de cette époque, alors qu’à ce moment-là elle est le dernier pays à plier sous « les ailes noirs du Condor » comme l’écrit Émilienne Malfatto. C’est tout le cône Sud qui meurt sous le talon des militaires, pour le plus grand plaisir de Nixon et Kissinger qui peuvent souffler un peu, la terreur rouge est arrêtée.

    Émilienne Malfatto et Rafael Roa remontent le cours de cette histoire, du coup d’état aux procès récents en prenant pour fil les enfants volés. Symboles de la dictature par le projet que ces enlèvements sous-tendent, ils sont également l’un des maillons d’une opposition pacifique qui garde encore aujourd’hui la mémoire et la lutte, celles des mères et grands-mères de la place de Mai.
    Les deux nous emmènent dans une déambulation dans les rues hantées de Buenos Aires et d’autres histories argentines, à la recherche des ombres des desaparecidos, dans les pas des locas de la plaza de Mayo, comme les surnommait les militaires, elles qui tournaient en rond, un lange sur la tête, réclamant leurs enfants, leurs petits-enfants. Elles qui, après que le président Alfonsin aura fait un début de procès, et bien que le président Menem aura libéré et amnistié les tortionnaires, sauront se glisser dans la faille, mettre le pied dans la porte qui permettra de ramener tout ce petit monde devant les tribunaux. Mais restent les absents. Restent les enfants aujourd’hui de quarante ans qui ignorent leur véritable identité (et ignorent qu’ils l’ignorent). Trente mille desaparecidos, cinq cents enfants volés.

    C’est un pays qui ment qui ne veut pas se souvenir
    une ville de mensonge
    Buenos Aires aux longues avenues et aux relents
    humides
    où l’espagnol a l’accent italien
    où le fleuve ressemble à la mer
    où on prétend avoir oublié
    C’est un pays étrange où il manque des gens
    c’est comme ça
    comment le dire autrement
    il en manque quelques milliers
    on les a emmenés et ils ne sont jamais revenus

    Alors que Milei suit de son regard fou placardé sur les murs, son regard froid de révisionniste les chemins hésitants de la narratrice, celle-ci s’interroge à son tour sur le rapport de l’Argentine avec son passé. Des grands procès de 85 aux amnisties jusqu’aux nouveaux procès de 2011 marqués (trop ?) du sceau du kirchérisme. Toutes ces étapes qui amènent à maintenant, aujourd’hui, à Milei. Un hommes qui nie, qui rejette, qu’on imagine bien s’arroger le pouvoir pour ne jamais le rendre et rouvrir les plaies encore suintantes de ce pays mal cicatrisé.

    Comment raconte-t-on une dictature ? On savait déjà avec ses textes précédents (je t’ai déjà parlé de deux d’entre eux : Les serpents viendront pour toi et Que sur toi se lamente le Tigre) qu’Émilienne Malfatto savait rendre la dureté et la violence avec une luminosité et une poésie empreinte d’une humanité tranchante. Elle n’a pas peur des mots, des questions les plus simples comme les plus inconcevables, car pour avancer quand on ne sait pas où l’on va, il faut bien, à chaque intersection, se demander pourquoi, comment, qui, où, pourquoi, comment ? Elle ne nous épargne pas, et après tout pourquoi le ferait-elle. Elle ne l’a pas été, elle s’est heurtée à la réalité de la junte, à celles des Argentins encore troués de ces années passées sous l’aile noir du Condor. Les viols, les enlèvements, la picana, les fractures, le Pentothal. La formation par les généraux français, bien aguerris par la guerre d’Algérie et ravis de partager leurs méthodes. L’internationale de la terreur. En parcourant Buenos Aires, Émilienne Malfatto est à l’affût, elle guette les silences et les cris étouffés. Comment une ville absorbe-t-elle le sang ? Résonne-t-elle des absents ? Ou bien même là, il y a des trous noirs ? Que se passe-t-il quand le massacre de son propre peuple devient un sujet de débats, de questionnements.
    Les photographies de Rafael Roa viennent souligner son texte, poésie parlante comme un fil de pensées qui se déroule, se faufilent et s’effilent au fil des entretiens et tandis qu’elle remonte l’avenue Libertador, la calle Peru et les rives du Rio de la Plata. Autre regard sur cette histoire qui, si elle est difficile à raconter, l’est encore plus à montrer. On peut afficher la torture, les corps les blessures le sang, mais ici ce que l’on veut ramener à la surface ce sont les absents, les inexistants, les parfois et peut-être un jour apparaissants. Images d’archives, portraits des mères, grands-mères, enfants retrouvés. Bouts de murs, de place, siège d’avion. Parfois détachés de leur contexte, pris pour ce qu’ils sont, un fleuve, une rive, une route, entrant en résonance avec les entretiens, les témoignages, les photographie se chargent tour à tour de marquer la parole, de sous-tendre l’étrange, l’insaisissable, l’incompréhensible pourtant bien réel.

    S’il est important de continuer encore et toujours de raconter les oppressions, les terreurs et les dictateurs, il y a des moments où cela devient primordial. L’Argentine aujourd’hui a fait un choix, vu d’ici improbable. Mais ce ne sont pas les premiers, et tout autour, ailleurs, et chez nous aussi, des bulles nauséabondes remontent, éclatent et nous contaminent doucement mais sûrement, s’insinuant dans les maillons indispensables et si fragiles de notre unité, de notre humanité collective. Le livre d’Émilienne Malfatto et Rafael Roa arrive non seulement à un moment décisif, mais sa puissance en fait un récit indispensable sur la mémoire, son évanescente permanence, la force des combats et la vaillance de ces femmes impressionnantes, ces mères et grands-mères, folles de la place de Mai, dont on doit faire nôtre leur acharnement et leur dignité, qui ont fini par faire éclater de nouveau la porte qui voulait garder caché, dans l’oubli et une honteuse honte inversée, l’horreur de la dictature.

    Éditions du Sous-Sol
    176 pages

    (un aparté, pour sérendipiter comme le dirait Curiosithèque, sur le titre magnifique et un peu énigmatique de ce livre, qui fait résonner en moi un autre titre, similaire, reflet d’une autre époque et pourtant avec de nombreux points communs. Alors si celui-ci te plaît, de titre, tu devrais aller jeter un œil ou une oreille à Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, de Jean-François Vilar. Une citation de Natalia Sedova, veuve de Trotsky pour un roman noir sublime, dont la structure, tiens, me fait aussi penser, même si ça n’a rien à voir mais un peu quand même, à Austral, de Carlos Fonseca. En attendant la prochaine boucle.)

  • 10 000km – Noé Àlvarez

    Noé Àlvarez est fils d’immigrés mexicains. Né aux États-Unis, dans l’état de Washington, plus précisément dans la petite ville de Yakima, il grandit entre sa famille, les copains, l’école et les boulots d’été dans la plantation de pommes qui fait vivre une partie des habitants du coin. Lorsqu’il décroche une bourse pour aller étudier à l’université, c’est autant une chance, une victoire qu’une insupportable pression. Lâchant prise, perdu dans un monde dont il n’a ni les codes ni les apparences, il décide de rejoindre une expérience folle pour reprendre le dessus. Il va participer aux Peace and Dignity Journeys.

    2003. Au milieu des pins, près de la ville de Bella Coola, en Colombie-Britannique, les autorités canadiennes conduisent sous escorte une mère de 17 ans, menottée, pour retrouver et ouvrir la tombe où elle a enterré son bébé quelques jours auparavant. Le nom de la mère -Crow, de la nation secwépemc, le nom complet se traduisant par « vagues d’eau »- se reflète dans ses larmes. Le bébé qu’elle a enterré, son premier-né, a été déclaré mort à 7 semaines. Durant quarante-neuf jours, il a vécu sous le pouvoir d’un nom, sous la protection de la tradition secwépemc qui implique que l’on prenne soin des siens, enveloppé dans les rêves d’une mère qui a chanté pour lui jusqu’à la fin, quand il a cessé de s’alimenter. Craignant que l’hôpital ne le lui prenne, Crow l’a emmailloté dans son tikinagan et s’est enfui avec lui dans la forêt.
    Elle se souvient d’une nuit froide dans les montagnes. La pluie tombait dru tandis qu’avec deux autres personnes elle encerclait le garçon en un mur de cérémonie avant de creuser un trou dans la terre boueuse. Les Secwépemcs enterrent leurs morts eux-mêmes. Mais, en ce jour de février, les autorités procèdent à l’excavation du nourrisson, Nupika Amak (« celui qui peut voyager entre deux mondes »), renversant l’ordre sacré par lequel une mère accepte la disparition d’un fils. Ils profanent la terre sous ses yeux- une terre qui a rappelé à elle l’esprit de Nupika Amak- et le ramènent dans ce monde pour qu’il soit enregistré et étiqueté, qu’il reçoive un certificat de naissance et de décès. Puis ils emmènent sa mère en garde à vue pour l’interroger.
    On lui demande pourquoi elle n’a pas déclaré la naissance de son enfant : elle voulait que ce soit un enfant de la liberté. Affranchi de l’oppression de l’État.

    […] Ces hommes et ces femmes ne sont que quelques-uns des coureurs des Peace and Dignity Journeys de 2004. Des gens ordinaires, fiers de leur héritage, répondant à un appel qui les dépasse.
    Et puis, il y a moi.

    Les Peace and Dignity Journeys est un ultra-trail qui traverse toute l’Amérique, de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu. De chaque extrémité du continent s’élance un groupe de coureur-euses et les deux se rejoignent au milieu, plus ou moins, quelque part entre le Panama et la Colombie. Les coureur-euses participent pour quelques jours ou quelques semaines, selon leur capacité, et se relaient sur la journée pour des runs allant jusqu’à 35 km afin de couvrir le plus de distance possible. L’hébergement est précaire, selon les étapes, et le parcours traverse le plus de territoires autochtones possibles. La rencontre et la connexion entre les différents peuples natifs d’Amérique est le but premier de cette course, qui lance des représentants des peuples indigènes dans une prière en mouvement à la rencontre des autres, portant la voix des silencieux-euses, des silencié-es. Organisée tous les quatre ans, la première éditions s’est lancée en 1992, alors qu’allaient être célébrés les 500 ans de la « découverte » du « Nouveau Monde » (tu peux aller par exemple sur leur site officiel pour en savoir un peu plus).
    Notre jeune Noé, perdu donc entre une culture mexicaine qu’il connaît peu, lui qui n’y a jamais mis les pieds, mais dans laquelle il a baigné toute sa vie et un monde universitaire qui lui fait bien sentir sa différence, sa présence inappropriée, rejoint les PDJ au Canada et court, court, en direction du Sud. Son histoire n’est pas celle d’un exploit sportif, mais celle d’une recherche intime et de la confrontation aux autres. Car si le milieu de son université privée était brutale, celui de ses compagne-ons de course n’est pas plus tendre. Vie déchirée, brisée, recluse, chacun-e porte sa croix et ses raisons de s’être lancé dans cette prière volante, sa conception du courage et de la spiritualité. Pour certains c’est un chemin de croix qui passe forcément par la douleur et la souffrance, quitte à devenir tyran pour les autres ; d’autres viennent y chercher des rencontres, des échanges, un chemin (littéral) qui les mène sur les pas de leurs parents, grands-parents… sur les traces de leur histoire.

    Récit dur, mélancolique et chargé d’émotion, 10 000km ne va pas prôner la libération et le renouveau par le sport et la spiritualité entouré de gentils amis-es. Loin de tous les poncifs de développement personnel et autres fantasmes sur le sujet, Noé Àlvarez raconte les gens qu’il a croisés, les questions qu’il s’est posées en les écoutant, en se confrontant à une autre forme de violence. Il raconte aussi ses pas sur la terre de ses parents, sa migration inversée, vague qui remonte le cours du fleuve jusqu’à sa source pour, peut-être, mieux poursuivre son chemin par la suite. C’est un récit rude comme un combat, qui nous laisse avec du sable plein les chaussures et dans les yeux, un peu d’amertume dans la bouche et un petit bleu au cœur. Ça pique un peu, mais c’est aussi pour ça que c’est bien.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot
    Éditions Marchialy
    340 pages

  • Les fossoyeuses – Taina Tervonen

    À l’automne 2013, un charnier est découvert à Tomašica. Il s’agirait sans doute des mort-es bosniaques et croates de la ville de Prijedor et ses environs, massacré-es durant l’été 1992, lors des premiers mois de la guerre qui lacère le pays depuis son indépendance, et qui ne trouvera son terme que dans un autre massacre, apogée sanglante de la politique de nettoyage ethnique menée par la république serbe de Bosnie et la Serbie, à Srebrenica.

    Tomašica, octobre 2013
    Midi trente, la pause déjeuner est finie. L’équipe remballe les restes du repas servi sur le capot d’une voiture, à défaut de table. « Something sweet, elle m’a dit en me proposant un carré de chocolat en guise de dessert. Une petite douceur, on en a bien besoin tous, ici. » Senem remet un masque, enfile des gants propres sur sa combinaison blanche, ajuste sa casquette bleu marine. Je gravis le monticule de terre qui borde la fosse, grande comme un terrain de foot. Senem est déjà en bas, loin derrière la balise de la police que je n’ai pas le droit de franchir. Le Bobcat démarre, les pioches s’activent, le travail reprend.
    Je ne savais pas à quoi m’attendre en arrivant ici. Rien ne m’avait préparé à la vue d’un charnier. Rien, si ce n’est quelques images d’archives aperçues dans des reportages, ici et là, les récits des survivants qui auraient pu se trouver au fond de cette fosse. Mais de ce qui se passe au moment où la terre s’ouvre pour laisser remonter le passé, je ne savais rien.
    Je m’attendais à l’horreur, à l’indicible, à l’irreprésentable. À l’idée d’un charnier.
    Un charnier, ce n’est pas une idée. Un charnier c’est du boulot. Il n’y a pas de place pour des idées devant ce trou béant dont il faut extirper les corps avant que l’hiver n’arrive.

    Selon ton âge, tu auras peut-être plus ou moins de souvenirs de cette guerre. Moi j’avais 6 ans en 1992. En 1995, on a déménagé avec ma famille, d’un village perdu vers un autre un peu moins perdu avec moins de neige. Super, me diras-tu, mais quel est le lien avec une guerre inter-ethnique et génocidaire liée à l’éclatement de la Yougoslavie et dont les effets ont encore des résonances de nos jours ? Et bien figure-toi qu’en septembre 1995 je n’étais pas la seule nouvelle dans la petite école Milvendre au bord du Rhône. Il y avait aussi Selma, qui était bosniaque. Si je me rappelle bien, elle est restée un an, puis est rentrée à Sarajevo. Je crois qu’elle était là avec ses parents. Mais je ne me rappelle pas bien. Parce que je ne savais pas vraiment ce qui se passait. Je crois que je ne comprenais pas vraiment qu’il y avait une guerre et à quel point elle était terrible. Et je crois que je découvre seulement aujourd’hui tout le reste.
    Pour écrire cette chronique, je regarde la carte de la première page, histoire de bien resituer les villes dont parle Taina Tervonen, j’aime bien savoir où je suis. Sur la carte, au milieu de la Bosnie, dans la région de Banja Luka il y a une ligne délimitant une région proche de la Croatie, qui reprend un terme qui m’avait fait tiquer dans le livre, mais que je n’avais pas creusé sur le coup : « République serbe de Bosnie ». Et puis pareil de l’autre côté, près de la frontière serbe. Tiens, regarde plutôt :

    carte Bosnie Herzégovine

    Ce n’est pourtant pas si loin, la Bosnie-Herzégovine. Sarajevo est à 1500 km de Lyon à peine en voiture (Marseille-Brest, c’est 1200). Mais jusqu’à aujourd’hui, j’ignorais que le pays était ainsi divisé. Pourtant je connaissais la guerre, je connaissais l’existence des accords de Dayton. Je connaissais Srebrenica, Ratko Mladić et Slobodan Milošević. Il était temps d’en apprendre plus.

    Taina Tervonen nous raconte dans ce grand reportage le travail de deux femmes, Semen et Darija. La première est anthropologue judiciaire et la seconde enquêtrice. Leur travail est complémentaire : quand Senem travaille à sortir les corps des charniers et recueillir tout ce qui pourrait servir à leur identification, Darija, elle, part à la recherche des familles des disparus pour prélever des échantillons sanguins pour les correspondances ADN, retracer l’histoire des disparus, leur description physique, leur dernier jour avec leurs proches. Lorsque Taina arrive à Tomašica, cela fait un mois que l’équipe arrache des corps à la glaise. Il y en a 109, sur une possibilité de 900. Lors des funérailles collectives organisées le 20 juillet suivant, ce seront presque 300 âmes qui seront rendues à leur nom et leur famille.
    L’ouvrage est dantesque et les conditions de travail risibles. La morgue est installée dans une ancienne usine, sans système de refroidissement, avec une équipe restreinte à qui l’on refuse plus de financement. Les politiques viennent faire de la représentation lors de l’ouverture des charniers et pendant les funérailles, puis disparaissent, laissant chacun dans son silence, ses souvenirs et sa douleur. La guerre est finie depuis presque vingt ans quand Taina arrive, mais sa présence est partout. Le charnier de Tomašica est une épreuve. Les corps ont été particulièrement bien conservés par la glaise de cette ancienne mine, et la présence de charniers secondaires rend la complétion et l’identification des victimes encore plus compliquée. D’autant que, dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, des noms ont été rendues à certaines victimes avec un peu trop de rapidité, obligeant la réouverture de dossiers et une nouvelle plongée dans l’horreur pour les familles. Et puis de nombreuses familles ont fui, cherché refuge dans d’autres pays et ne sont jamais revenues.

    Chaque jour à Tomašica des femmes apportent à manger aux équipes, des familles viennent voir s’ils ne reconnaîtraient pas, au milieu des restes, le pull d’un frère, les chaussures d’un père, la robe d’une fille. À chaque nouvelle ouverture de charnier, c’est la même rengaine, les mêmes espoirs et les mêmes peurs. Dans cette région de la fameuse république serbe de Bosnie, qu’en est-il du rapport à ces morts, à ces disparus ? Chaque communauté continue de réécrire l’histoire, de creuser les déchirures dans les mots ou le silence, le révisionnisme ou le déni.

    Avec délicatesse, Taina Tervonen se glisse dans cette histoire qu’elle connaît mal pour donner la parole à celles et ceux qui tentent de combler les trous, d’apporter un peu d’apaisement. Aux côtés de ses protagonistes et des familles qu’elles rencontrent, elle prend et nous donne à voir la mesure des choses, de cette guerre laissée de côté, de ce génocide dont les morts sont encore à trouver et à nommer. Une enquête au long cours pour donner une dernière fois la parole aux morts et la rendre aux vivants et qui rend magnifiquement hommage aux femmes et hommes qui œuvrent à faire le lien entre les deux.

    De Taina Tervonen, je ne peux que t’enjoindre à lire son autre livre paru chez Marchialy, Les otages, dont je t’ai parlé précédemment. Les fossoyeuses a également une déclinaison documentaire, que tu trouveras sur la plateforme Tënk, sous le titre Parler avec les morts. Et pour suivre une autre histoire d’anthropologues judiciaires, tu peux te tourner vers la formidable Leila Guerriero et son livre L’autre guerre dont je t’ai aussi parlé, au sujet des morts de la guerre des Malouines. Les deux journalistes ont d’ailleurs échangé lors d’une rencontre à la Villa Gillet en mai 2023.

    Éditions Marchialy
    262 pages

  • Les jeunes mortes – Selva Almada

    En novembre 1986, Selva Almada a 13 ans et vit avec sa famille à Villa Elisa, petite ville de la province d’Entre Ríos proche de la frontière avec l’Uruguay. C’est un dimanche plutôt tranquille qui commence, malgré l’orage de la nuit. L’asado dominical prend doucement, la chatte a fait ses petits. A la radio, Selva, aux côtés de son père, entend une nouvelle qui va la bouleverser. A quelques kilomètres de là, à San José, Andrea Danne a été assassinée pendant son sommeil, poignardée en plein cœur.

    Le 16 novembre 1986 au matin, le ciel était limpide, il n’y avait pas un nuage à Villa Elisa, le village où j’ai grandi, dans le centre-est de la province d’Entre Ríos.
    On était dimanche et mon père préparait l’asado au fond du jardin. Nous n’avions pas encore de barbecue, mais il se débrouillait assez bien avec un morceau de tôle à même le sol qu’il recouvrait de quelques braises au-dessus desquelles il installait une grille. Même par temps de plus, mon père ne renonçait jamais à l’asado du dimanche : si besoin, il protégeait la viande et les braises à l’aide d’un autre morceau de tôle.
    Tout près de l’asado, entre les branches d’un mûrier, il y avait une petite radio à piles, toujours branchée sur la même fréquence, LT26 Radio Nuevo Mundo. Ils passaient des chansons folkloriques et toutes les heures un bulletin d’infos assez succinct. La période des incendies à El Palmar n’avait pas encore commencé -à quelque cinquante kilomètres de là, le parc national prenait feu chaque été, faisant retentir les sirènes des casernes de pompiers tout alentour. En dehors de quelques accidents de la route -toujours un jeune qui venait de quitter un bal- le week-end il ne se passait pas grand-chose. Il n’y avait pas de match de foot de prévu cet après-midi là : en raison de la chaleur, on était déjà passé au championnat nocturne.

    Andrea Danne, 19 ans (San José, Entre Ríos).
    María Luisa Quevedo, 15 ans (Presidencia Roque Sáenz Peña, Chaco).
    Sarita Mundín, 20 ans (Villa Nueva, Córdoba).
    Toutes trois assassinées dans les années 80, trois meurtres non résolus. Marquée par l’annonce de ce fameux dimanche de novembre 86, Selva Almada décide de remonter le fil de ces trois drames et de raconter leur histoire. Issues des provinces argentines, vivant dans un milieu populaire voire pauvre, elles étaient encore à l’école, jeune travailleuse ou prostituée. Leur mort a défrayé la chronique dans ces lieux éloignés du bruit de la capitale, qui vivent au rythme des usines, des champs, des championnats de foot et des bals de fin d’année. Sans avoir l’ambition de résoudre des enquêtes au long cours, elle défriche ce qui pourrait s’apparenter à de sordides faits divers pour remettre en lumière des crimes insupportables qui reflètent la place et la considération données à l’assassinat des filles et femmes dans le pays. A l’époque, le pays est tourmenté par ses autres démons, on découvre les histoires des bébés et enfants volés pendant la dictature.

    Trente ans plus tard, donc, Selva Almada revient sur ces trois histoires, exemples trop banals d’une violence toujours présente et au bruit encore trop faible. C’est l’histoire d’une violence systémique, qui naît dans la pâleur du quotidien. Les histoires de femmes racontées autour d’un maté : la voisine battue, celle qui s’est pendue sans que l’on sache si ce n’était pas un meurtre camouflé ; celle qui donne tout son salaire à son mari ; celle qui n’a pas le droit de se maquiller. Celui qui insulte sa copine en pleine rue. Celle qui n’a pas le droit de porter de talons. Toutes ces histoires racontées à voix basse, par honte. La même honte que celle ressentie sous les regards concupiscents des hommes. Certaines, comme la mère de Selva, n’avaient pas peur de les dire à voix haute, pour que la honte se retournât vers ceux qui la méritaient.
    Alors que Selva Almada termine son livre en janvier 2014, au moins dix femmes sont déjà mortes depuis le début de l’année.

    Avec une écriture simple et dépouillée nimbée de mélancolie, Selva Almada raconte autant l’histoire de ces jeunes filles et femmes que celle d’une société rongée par une violence qu’elle ne sait pas contenir et qu’elle érige en voyeurisme médiatique. Il faudra l’électrochoc du mouvement Ni una menos en 2015, qui deviendra international, pour prendre en compte, peut-être, l’ampleur des crimes commis contre les femmes. Les jeunes mortes est un récit important pour comprendre de l’intérieur les rouages infernaux de ces morts intolérables.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    140 pages

  • Une histoire simple – Leila Guerriero

    Si les vachers argentins, de nos jours, ont perdu les attributs des gauchos, la culture de ces cow-boys de la Pampa est toujours vivace. Dans ce folklore, on retrouve une danse, le malambo. Le pèlerinage annuel des danseurs de malambo les mènent à Laborde, province de Córdoba, pour le festival annuel qui s’y tient. Et leur Graal : devenir champion du concours de Malambo Mayor.

    Voici l’histoire d’un homme qui a participé à un concours de danse.
    À cinq cents kilomètres de Buenos Aires au sud-est de la province de Córdoba, la ville de Laborde a été fondée en 1903 sous le nom de Las Liebres. Elle compte six mille habitants et se trouve dans une zone, colonisée par des immigrants italiens au début du siècle dernier, qui produit du blé, du maïs et leurs dérivés – de la farine, des moulins, du travail pour des centaines de personnes. Sa prospérité, aujourd’hui renforcée par la culture du soja, se reflète dans des villages qui semblent sortis de l’imagination d’un enfant sage ou d’un maniaque de l’ordre : des petits centres urbains avec leur église, leur place principale, leur mairie, des maisons avec jardin, un 4×4 Toyota Hilux dernier modèle rutilant devant la porte, parfois deux. La route régionale numéro 11 traverse beaucoup de villages identiques : Monte Maíz, Escalante, Pascanas. Laborde se trouve entre Escalante et Pascanas : un village avec son église, sa place principale, sa mairie, ses maisons avec jardin, 4×4, etc. Une ville de plus parmi le millier de villes de l’intérieur dont le nom n’est familier pour aucun autre habitant du pays. Une ville comme il y en a tant, dans une zone agraire comme tant d’autres. Mais pour certaines personnes – mues par un intérêt très spécifique- , aucune ville au monde n’est plus importante que Laborde.

    Nous retrouvons Leila Guerriero, grande journaliste argentine dont je t’ai déjà parlé ici pour son livre sur les suicides de jeunes gens dans la ville de Las Heras, ou encore là pour son récit sur la guerre des Malouines et l’équipe d’anthropologie médico-légale qui redonne aux morts leur identité. C’est pour un sujet beaucoup plus léger, mais non moins émouvant, que nous allons de nouveau suivre (aveuglément) les traces de la journaliste.

    La petite ville de Laborde accueille donc depuis les années 60 un festival folklorique tourné autour des arts de la scène, et veut surtout mettre en avant le malambo. Cette danse traditionnelle gaucho rassemble tous les éléments de l’image d’Epinal des gardiens de vaches argentins : la tenue, le regard noir et dur, la force physique, l’endurance, la provocation, la fierté. D’une durée de 2 à 5 minutes (plutôt 4 à 5 pour Laborde), accompagnée d’une guitare et d’une grosse caisse, le malambo demande à son danseur une puissance physique et une endurance digne d’un sportif de haut niveau. Ce sont des mouvements rapides, saccadés, répétés, souples et gracieux qui demandent un tonus musculaire et une résistance hors du commun. Il y a le malambo du Sud, qui se danse pieds presque nus, et celui du Nord, bottes aux pieds. Et pour chacun, ce regard sombre, cette fierté, ce défi lancé au public qui fait partie de la performance. Ce n’est pas le public qui porte le danseur, mais le danseur qui embrase les foules.

    Y s’passe un truc, non ? (Source)

    Leila Guerriero ne connaît pas grand-chose à cette danse, cette culture gaucho, lorsqu’elle arrive à Laborde pour la première fois. Après cette découverte saisissante, elle suivra pendant un an Rodolfo González Alcántara, vice-champion, pendant sa préparation en vue de la prochaine édition.
    Je te le disais en introduction, lectrice, lecteur, mon chavirement, être reconnu champion de malambo à Laborde, c’est un Graal. Si le festival n’est pas particulièrement touristique, il est l’alpha et l’omega des vrais aficionados, des apasionados, de ceux qui vivent gauchos, qui incarnent en dansant l’esprit et les valeurs de ces conquérants de la Pampa. Pourtant, les sacrifices sont énormes pour ces jeunes gens souvent peu riches. Le temps d’entraînement physique, de danse, la préparation des costumes, le financement des trajets l’embauche d’un entraîneur spécialisé souvent ancien champion lui-même. Le titre suprême est synonyme, si ce n’est de richesse, d’une réputation qui peut grandement améliorer la vie de ses tenants. Mais la victoire est à double tranchant…

    Je ne t’en dirai pas plus, l’histoire est trop belle, trop folle, trop improbable et vivante pour que tu ne la vives pas toi-même. Leila Guerriero sait comment nous raconter ces feux intimes qui nous consument, qu’ils viennent du désespoir ou de la joie, qu’ils aient une origine sociale ou qu’ils naissent dans les rêves. Savoir raconter avec autant de tendresse, d’émotion et de sérieux une histoire, en effet fort simple et pourtant si riche, si primordiale, pour nous porter aux larmes et le corps tendu est un exploit au moins aussi grand que d’enchaîner des mudanzas et des zapateos pendant 5 minutes.
    ¡Viva Leila !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Valls
    Éditions Christian Bourgois
    144 pages

  • Paletó et moi – Aparecida Vilaça

    Aparecida Vilaça est une ethnologue et professeure d’anthropologie sociale brésilienne, dont le terrain se situe dans la forêt amazonienne, non loin de la frontière avec la Bolivie. Elle a passé de nombreux séjours là-bas, pendant des années, auprès des Wari’, à partir des années 80. Parmi eux, Paletó, non seulement témoin à la parole et la mémoire précieuse pour l’ethnologue qu’elle est, mais aussi « père » indigène dans cette famille de cœur qu’elle rejoindra au gré de ses enquêtes et études.

    Quand j’ai réalisé qu’il commençait à se faire vieux, je me suis surprise à me demander si je serais capable de pleurer sa mort ainsi que le font les Wari’, par l’alternance d’un chant en l’honneur du mort et de crises de larmes.
    Dans ce chant, les proches se souviennent des moments et des repas partagés, des soins et des attentions échangés avec le défunt de son vivant. Certains se posaient la même question que moi et me demandaient si je serai là à sa mort lorsqu’ils me voyaient à ses côtés, remarquant peut-être la tendresse du regard que je posais sur cet homme dont j’étais devenue la fille.
    Je n’étais pas là. Il est mort au cœur de l’état du Rondônia, dans le nord du Brésil, alors que j’étais à Rio de Janeiro, à m’imaginer son corps, les poils de barbe blancs épars sur son menton, ses bras puissants. Je me souviens de tous ces détails avec une précision absolue et je ne parviens pas à me les imaginer sans vie. Ils bougent, brillent et me parlent encore.

    Lectrice, lecteur, secret de ma forêt, ceci n’est ni vraiment une biographie, ni vraiment un essai ethnologique. Aparecida Vilaça a passé plus de trente ans auprès des Wari’, un peuple autochtone de la forêt amazonienne, l’un des derniers à avoir rencontré l’homme blanc, et pas de la meilleure des manières (étonnant, non ?). Paletó fait figure de vieux sage, chasseur, un peu chamane, qui a eu l’occasion de croiser les blancs de multiples manières et notamment lors des premiers contacts. Il a connu de son peuple (en réalité un peuple multiple, mais je ne voudrais pas 1/ te gâcher le plaisir de cette rencontre et 2/ le raconter n’importe comment) la vie isolée et traditionnelle, puis la fracture de l’arrivée des blancs, en l’occurrence des seringueiros, les ouvriers qui venaient saigner les hévéas pour en prélever le latex ; ensuite les échanges plus apaisés notamment avec des missionnaires catholiques et évangélistes et enfin le contact plus régulier avec les villes et villages plus peuplés de blancs, les anthropologues, les administrations chargées de réguler les territoires indigènes.
    Aparecida fait ses premiers vrais d’ethnologue auprès de Paletó et son groupe. Auprès d’eux elle étudiera leur langue, leur mode de vie, leurs traditions, leurs coutumes. Elle se passionnera pour le chamanisme et les sorts, liés aux animaux qui prennent possession des êtres et ensorcellent les victimes ; elle retrouvera son chemin dans la pelote de nœuds des noms de chacun, qui changent au fil de leur vie ; elle découvrira le fonctionnement des cellules familiales, celles du sang et celles de l’affection, et qui fera d’elle la fille de Paletó, au même titre que ses enfants biologiques. Ces liens forts qui se forgent au fil des années avec Paletó lui permettront de connaître son histoire à lui, et à travers elle celle de son peuple au mitan du XXème siècle. L’enfance, les chasses, les traditions, les épidémies et les massacres lorsque les seringueiros débarqueront sur leurs terres.
    Intégrée dans le groupe, Aparecida y séjournera régulièrement, seule d’abord, puis avec ses enfants qui grandiront avec cette deuxième famille. Elle accueillera également Paletó à plusieurs reprises chez elle à Rio de Janeiro, transformant le sujet d’étude en ethnologue urbain ^^

    Ce livre est autant le récit qu’une ethnologue construit sur ses souvenirs que le témoignage de l’anthropologue aguerrie qui regarde la manière dont son érudition s’est construite, ce que le terrain fait du et sur le-a chercheur-euse. Il est aussi l’histoire d’une tribu qui a vu son existence complètement bouleversée par l’arrivée d’une société prête à rayer leur existence pour son profit et celle d’un homme au cœur de ce chambardement. C’est enfin la vie d’un homme racontée avec beaucoup de tendresse et d’émotion,

    Traduit du portugais (Brésil) par Diniz Galhoz
    Éditions Marchialy
    273 pages