La mémoire du futur – Pierre Dardot

En octobre 2019, l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro à Santiago a été l’étincelle qui provoqua l’estallido social. Un mouvement de révolte lancé par les lycéens et les étudiants et qui embarqua dans sa clameur de nombreuses couches et groupes de la population chilienne. Mouvements féministes, autochtones, queer, ouvriers, migrants… C’est un peuple entier qui se soulève et déferle dans les rues de Santiago, dont la colère est plus forte que la peur de l’armada policière lâchée face à eux par le gouvernement de Piñera et qui réclame, entre autres et enfin, une nouvelle constitution en lieu et place de celle en vigueur, écrite sous Pinochet.

Lundi 7 octobre 2019, vers 18h : interviewé par CNN Chili, le ministre de l’Économie, Juan Andrés Fontaine, annonce que le ticket de métro de Santiago augmentera de 30 pesos, tout en minimisant l’impact de cette mesure sur la vie quotidienne des usagers du métro. C’est en fait dès le 6 octobre, la veille de cette annonce, que la nouvelle hausse des prix est intervenue sur le service du métro aux heures de pointe. Or, pour bien saisir la portée de cette augmentation, la troisième de l’année, il faut savoir que deux tickets par jour valent 1790 pesos, ce qui à l’échelle d’un mois fait 35 600 pesos, soit environ 12% du salaire minimum. Il faut également savoir que l’augmentation annoncée ne s’applique qu’aux heures de pointe, lorsque de très nombreux travailleurs empruntent le métro pour se rendre à leur travail. Le tarif du métro est en effet défini par trois horaires : bajo, valle, et punta. Seuls les étudiants et les personnes âgées paient un tarif fixe (230 pesos en octobre 2019). Le bajo correspond à l’intervalle compris entre 6h et 6h59 du matin ou entre 20h45 et 23h le soir, le valle s’applique de 9h à 17h59 et de 20h à 20h44, le punta entre 7h et 8h59 du matin et entre 18h et 19h59 de l’après-midi. Le ministre prévoyait d’augmenter les prix des horaires valle et punta et de diminuer d’autant le prix de l’horaire bajo.

Lectrice, lecteur, mon explosion, je vais tenter autant que faire se peut de résumer cet ouvrage très complet et plein de concepts que je ne maîtrise que peu (voire moins que ça) mais qui donne à voir énormément de choses sur ces trois années fortes pour le peuple chilien, et sur ce que nous voulons, attendons, croyons vouloir, de nos états, de nos sociétés et de notre place là-dedans.

Suite à cet estallido social, trois événements d’ampleur : la désignation par le peuple d’une assemblée constituante (Convención Constitucional) chargée de rédiger une nouvelle constitution pour le pays ; l’élection de Gabriel Boric, candidat de la coalition de gauche Aprueba Dignidad, à la présidence du Chili dans un second tour face à José Antonio Kast, candidat d’extrême-droite ; enfin le rejet plutôt massif (61,87% contre, 38,13% pour) par le peuple chilien de la proposition de constitution en octobre 2022. Le philosophe Pierre Dardot propose ici une analyse de ces 3 années intenses et bouillonnantes, tant pour le Chili et le peuple chilien que pour ce que les différents travaux et réflexions qu’ils amènent apportent à une réflexion plus globale sur la constitution des États, les définitions et les attentes portées à un régime démocratique et la pensée du rôle de l’État et de celles de ses citoyen·nes.
Reprenant par le menu l’historique proche des luttes et mouvements sociaux au Chili pour contextualiser l’explosion sociale de 2019, Pierre Dardot dessine avec précision la raison pour laquelle le Chili peut être vu comme l’état néo-libéral par excellence. Il montre d’abord de quelle manière l’état chilien a privatisé consciencieusement des parts importantes des services publics (retraites, éducation, santé…) afin de mieux comprendre les fonctionnements de celui-ci, sa pensée propre de son rôle, et présente également les différents mouvements sociaux qui ont accompagné certaines de ces réformes. Le néo-libéralisme intrinsèque à l’État chilien et porté, justement, par sa constitution, est la cible principale de ces manifestations et sa disparition de l’ADN du pays l’attente ultime des Chiliens.
Il revient ensuite sur l’histoire politique et sociale du pays depuis la fin de la dictature, avec notamment une présentation complète et nécessaire de la Concertation, ces partis politiques qui se sont unis lors du référendum de 1988 pour porter le « No » au maintien de Pinochet comme candidat de la junte militaire et qui ont pris la suite lors des élections présidentielles suivantes, et explique le courant politique qui en découle, le « concertationisme ». Loin d’être une rupture définitive avec la dictature et les forces armées, il s’agissait plutôt d’un consensus pour une transition douce, mais qui se révélera interminable, l’héritage du pinochétisme, dont la constitution est la clef de voûte, n’étant jamais soldé.

Il nous présente également la variété et la complexité des mouvements sociaux qui participent à cet estallido. En effet, la force de ce mouvement tient dans sa multiplicité, son intersectionnalité. Trois mouvements sont particulièrement présentés, en ce que leur existence et leur persécution remontent déjà à la dictature (voire avant, bien sûr, mais ce qui nous intéresse particulièrement ici est de voir l’évolution de leur prise en compte et de leurs droits depuis la dictature). Il s’agit du mouvement des peuples autochtones, et plus particulièrement des Mapuches, peuple indigène majoritaire ; du mouvement étudiant et du mouvement féministe. Ce dernier, issu du mouvement des femmes sous la dictature, qui rassemblait autant les femmes luttant pour la libération ou la vérité sur les détenus disparus que des mouvements voulant changer la place des femmes dans la société chilienne. Ces différents mouvements se déplaceront vers des luttes féministes, avec plus ou moins de succès au début de la fameuse transition démocratique et au nom du consensus, et reprendront vigueur et place dans les années 2000 puis 2010, avec de grandes manifestations pour le droit à l’avortement, contre les violences sexistes et sexuelles, à l’image de ce qui peut se faire dans d’autres pays d’Amérique Latine à cette époque et qui veut mettre en avant la diversité de ces violences et surtout montrer leur existence politique. On notera d’ailleurs le développement d’actions et de réseaux transfrontaliers sur ces questions, ce qui fait chaud au cœur.

S’ensuivent ensuite trois parties qui représentent le cœur même de l’ouvrage et qui nous présente la mise en place de la fameuse assemblée constituante, tant dans la négociation de sa création, ses règles, sa dénomination ou les polémiques qu’elle soulève. Je ne te cacherai pas que cette partie m’a donné du mal, mais ce mal était nécessaire et les réflexions amenées par Pierre Dardot, très pointues, sont passionnantes. La mise en place de cette assemblée, dans les demandes de parité, de représentativité tout comme dans la manière dont a été négociée son existence et ses règles par les différents partis et mouvements, sont révélateurs des visions et de l’angle par lequel chacun veut aborder la notion de démocratie et de l’importance avec laquelle est considérée ce changement de constitution. Il nous raconte, enfin, cette fameuse Propuesta constitucional, qui a été travaillée pendant de longs mois, avant d’être soumise au plébiscite du peuple, le 4 septembre 2022, et rejetée, donc. Il nous explique ses forces, sa modernité, sa profondeur et sa grande imagination, tout en soulignant ses faiblesses sur d’autres plans et la latitude que cela pouvait laisser aux attaques qu’elle subira lors de sa publication. Droits des femmes et des minorités, droits des populations autochtones, droit de la nature… Tous les questionnements centraux ont été pris en compte et intégrés pour proposer une structure à la nation chilienne véritablement bouleversante et novatrice. Peut-être trop ? Les explications pour son rejet sont nombreuses et prennent racine pour beaucoup dans l’histoire du pays. La crainte des Chiliens créoles ou blancs de se voir déposséder de leurs propriétés et de leurs terres au profit des Mapuches, ou de voir l’État lui-même saisir leurs propriétés, la crainte de voir le Chili voler en éclats, celle de voir la société hétéro-patriarcale brûler. Les suspicions également des peuples indigènes devant tout ce qui émane d’un État qui les a dominés et leur a menti pendant si longtemps, l’inquiétude pour d’autres de perdre le peu qu’il leur reste et qu’on a daigné leur donner pendant des années. Beaucoup de raisons, donc, pour ce rejet massif d’un texte ardemment souhaité. Mais ce qu’en retire, entre autres, Pierre Dardot, c’est une expérience, celle d’une construction d’une nouvelle imagination politique qui doit absolument continuer en ce qu’elle appartient aussi, et surtout, aux citoyen·nes et non aux professionnels de la politique, et permet aux personnes qui s’en emparent, de se projeter dans la construction d’un futur désirable et désiré, d’être conscient de sa place dans le présent et de pouvoir agir pour choisir celle qu’elle sera dans le futur.

Comme le fait remarquer Karina Nohales, la question qui s’impose est la suivante :
« Démanteler le néo-libéralisme, pour quoi faire ? Pour reproduire ce qu’a été le cycle progressiste ? Non, jamais ! je pense que le féminisme joue un rôle fondamental dans cet exercice d’imagination politique, qui ne cherche jamais à restaurer. C’est toujours ce que nous appelons la « mémoire du futur » : nous faisons nôtre toutes ces luttes, tout en sachant que la place que nous avons occupée dans ces luttes, que nous faisons nôtres, n’est pas celle que nous voulons occuper. La place que nos vies ont occupée dans ces luttes, et dans ces processus antérieurs, aussi populaires qu’ils aient pu être, n’est pas celle que nous voulons occuper. Alors, quelle est cette place que nous allons nous-même occuper dans ces processus à venir, qui sont déjà en cours au Chili ? Je crois qu’il va falloir qu’on se mette à y penser toutes ensemble (juntas) »

(Camilla de Ambroggi, « Procesos constituyente y huelga feminista en Chile. Una entrevista con Karina Nohales » Connessioni precarie, 5 avril 2021 (nous soulignons)) – La mémoire du futur, Pierre Dardot, p.292

La mémoire du futur est un essai passionnant sur trois années puissantes qui nous montre qu’une réinvention de la politique est possible, en-dehors d’un professionnalisme du domaine, et que comme partout, l’imagination, le détachement d’un réalisme qui nous étreint trop fort, nous éteint, est indispensable à la construction d’un véritable nouveau futur.

Le processus constitutionnel peut être reparcouru via le site LaBot constituyente

Éditions Lux
293 pages

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *