Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Buenos Aires Noir – Collectif

    Dans les rues de Buenos Aires, grandes avenues ou sombres impasses, grands parcs et ponts autoroutiers, on croise des dealers et des prostituées, des joueurs de cumbia et des auteurs à succès. Des maris jaloux, des femmes trompées, des familles avec un trou, desaparecidos, et des cafés péronistes.

    Buenos Aires est un endroit tellement invraisemblable qu’il fallut la construire deux fois. La première, c’est Pedro de Mendoza qui s’en chargea. L’Adelantado y avait investi tout l’argent pillé durant le sac de Rome pour monter une fabuleuse expédition ; on pensait alors qu’il existait aux Indes une plante capable de soigner la syphilis, dont il était atteint. Ce fut un désastre : trahi par Alonso de Cabrera, qui avait vendu leurs provisions au plus offrant, Pedro de Mendoza et ses hommes se retrouvèrent acculés par les Indiens Querandies et la faim. Les habitants de ce petit hameau précaire qu’était alors Buenos Aires n’eurent d’autre choix que d’inclure dans leur menu leurs bottes, leurs ceintures mais aussi certains de leurs compagnons. Les deux mille hommes de l’expédition connurent des destins divers ; parmi ceux qui avaient choisi de rester dans la ville, seuls deux cents purent être sauvés et récupérés, dans un état lamentable.
    Plus tard, lorsque le Río de la Plata servit à transporter les richesses extraites des mines d’argent du Potosí, Buenos Aires fut reconstruite. On y installa un fort pour éviter les attaques des pirates et une douane pour contrôler l’exercice du commerce. Les habitants de cette nouvelle Buenos Aires voyaient passer sur les eaux troubles du fleuve les bateaux négriers chargés d’esclaves capturés en Afrique Occidentale, qu’on envoyait travailler dans les mines. Et ceux qui revenait du Potosí avec leurs coffres bourrés d’argent et de métaux précieux. Cette situation attira très vite les contrebandiers. En quelques années, Buenos Aires devint une ville prospère grâce aux trafics illégaux en tout genre, et l’incroyable arborescence de délits et crimes qui la structurait faisait parfois obstacle à la contrebande elle-même. La ville devint plus importante qu’Asunción et Lima au niveau économique et stratégique.

    Dans la veine des autres volumes de la collection Villes noires chez Asphalte, 14 auteurices portègnes nous emmènent visiter chacun un quartier de la grande Buenos Aires. Du touristique San Telmo au bidonville en plein centre de la Villa 31, et de Nuñez à Mataderos, on traverse la ville du Nord au Sud, d’Est en Ouest et de haut en bas, géographiquement et socialement parlant.
    Divisé en trois parties, Buenos Aires noire nous propose donc une exploration géographique et thématique de la capitale la plus européenne d’Amérique du Sud : amour, infidélités et crimes imparfaits. On y trouvera des histoires d’amour perdu, d’amour propre, d’amour desaparecido (car la dictature et l’histoire déchirée et déchirante du pays n’est jamais loin) … Sous ces thématiques et à la lumière crue d’un lampadaire, dans l’humidité de l’automne ou sous la chaleur écrasante de l’été argentin, quand l’électricité ne tient plus et que le marteau solaire rend fou la plupart, ce sont les crimes d’une cité portuaire centrale, d’une ville riche dans un pays qui se donne à voir comme un havre de paix et de prospérité tandis que ses voisins subissent dictatures, guerillas et tempêtes. Les guerres du narcotrafic, la corruption politique et policière liée à la drogue ou pas, les héritages des dictatures militaires et du péronisme, le racisme qui ressort de quasiment toutes les nouvelles tout comme les violences sexuelles. La musique, aussi, et la littérature, bien sûr.
    La blague veut que les Argentins soient les seuls habitants d’Amérique du Sud descendants surtout des bateaux plutôt que des populations indigènes, et les Portègnes en seraient la crème (ou la lie, selon le point de vue, (Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero)).

    Et quid des auteurices alors ? Le tourisme c’est bien, mais les guides ? Et bien lectrice, lecteur, ma douce brise des bons vents marins, les guides sont de qualité. Si certaines nouvelles m’ont moins touchées que d’autres pour des raisons de goût personnel, nous avons ici une jolie sélection et chaque nouvelle se démarque par son sujet, son traitement, son style, sa plongée dans les psychés portègnes, ou un peu tout à la fois. J’ai bien évidemment un énorme coup de cœur, une très grosse faiblesse, pour la nouvelle de Gabriela Cabezón Cámara qui nous ramène dans une des villas miserias de la capitale, comme elle l’avait fait dans le terriblement magnifique Pleines de grâce. L’histoire de Pablo de Santis dans le quartier de Caballito auprès d’un photographe de presse m’a également beaucoup touchée, dans sa forme, comme dans son sujet qui nous montre les grandes conséquences d’un geste anodin, les violences inextinguibles et leurs résonances particulières dans une piscine vide. Enfin, celle de María Inés Krimer à Monte Castro a terminé de me sécher, tant sa rudesse et son efficacité, enrobée de la chaleur bitumineuse des nuits inflammables m’est restée collé aux cheveux et sur la peau.
    Trois mises en avant, mais vraiment, toutes excellentes. Ariel Magnus termine le recueil avec une histoire qui mêle avec équilibre absurde et malaise pour bien nous achever quand Claudia Piñeiro l’entame avec une trame a priori classique mais donc la noirceur et le cynisme nous montre bien à quoi nous attendre.

    Un parfait recueil qui permet de découvrir une belle troupe d’auteurices et de plonger dans les rues de Buenos Aires aux côtés de celleux qui la connaissent et l’aiment le mieux, que ce soit d’un amour profond, rageur, rejetant ou rejeté, un amour sincère ou dépité, complexe et enfiévré. Un recueil qui rappelle à quel point les villes résonnent et incarnent les sentiments humains les plus forts et transpirent par leurs murs de béton, leurs avenues brillantes et leurs places arborées la prégnance de l’histoire et la lourde noirceur des âmes.

    Auteurices : Verónica Abdala, Leandro Ávalos Blacha, Gabriela Cabezón Cámara, Pablo de Santis, Inés Garland, María Inés Krimer, Ariel Magnus, Ernesto Mallo, Enzo Maqueira, Inés Fernández Moreno, Elsa Osorio, Alejandro Parisi, Claudia Piñeiro, Alejandro Soifer

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton et Hélène Serrano
    Éditions Asphalte
    210 pages

  • La grande ourse – Maylis Adhémar

    Après avoir arpenté le monde pendant 5 ans pour se faire une expérience professionnelle, Zita revient chez elle. Elle retrouve ses Pyrénées et la ferme familiale, le troupeau de moutons et les vieilles pierres. Elle trouve aussi Pierrick, ingénieur aéronautique, papa d’Inès et citadin avec une conscience écolo. Et entre les pierres moussues de son passé et de l’estive, elle retrouve l’ours, aussi.

    C’était un samedi d’automne pluvieux, ici, au creux de cette jeune montagne de quarante millions d’années. La nuit déployait sa noirceur sur le Couserans. Bercé par ses deux rivières, le village de Seix dormait. Les hommes encore debout avaient pris le chemin du troquet.
    Pierrick n’avait rien à faire dans ce bar plein à craquer de gens de tous âges venus fêter la châtaigne nouvelle et l’ivresse des hauteurs. D’un air aussi amusé que dépité, le jeune garçon les contemplait. Il y avait les gaillards fougueux en gros pull de laine, les petits vieux aux dents biscornues, béret en poche, accrochés à leur verre de jaune, les quarantenaires pimpantes dans leurs jeans délavés et ces grappes d’adolescents pas tout à fait finis qui hurlaient en entendant jaillir des baffles des musiques commerciales anglo-saxonnes. Sur les murs, un bric-à-brac d’affiches et de photographies faisait office de décoration. L’annonce du derby de rugby, entre l’Union sportive Haut-Salat et La Tour-Verniolle, concurrençait celle d’un concours de pétanque en doublette, placardée à côté du cliché d’une truite record de soixante centimètres. Dans un cadre, les images de la fête de la transhumance exhibaient de gigantesques troupeaux de moutons et de chevaux castillonnais, des hommes en pagne de laine et des danseuses brésiliennes en bikini à strass.

    La trentaine entamée, la voyageuse Zita se dit que Pierrick est peut-être celui avec lequel elle se posera enfin, faire comme ses amies, s’installer et faire famille. Mais si les corps et les cœurs se mêlent avec passion, le choc entre la montagnarde fille d’éleveurs et le parisien-toulousain écolo urbain explose son lot d’esquilles et d’échardes dont les égratignures peuvent parfois s’infecter plus qu’on ne le pense. Alors quand l’ours, le grand, le Slovène, le symbole de l’incompréhension entre les deux mondes, tue, puis est tué, les égratignures menacent de devenir gangrène.

    On a tous plus ou moins un avis sur la réintroduction d’espèces disparues dans les milieux naturels, qu’il s’agisse du loup ou de l’ours, que l’on soit concerné de près ou de loin, voire de très loin. Dans la famille de Zita, on est hésitant. L’ours, c’est le symbole, le dieu païen, les vieilles légendes pyrénéennes contées au coin du feu par Petite Mère, centenaire et dernière mémoire d’un pastoralisme disparu. L’ours, c’est surtout beaucoup de pertes dans les troupeaux. Et les compensations du gouvernement et de l’UE ont beau y faire, l’argent ne remplace pas tout.
    Pour Pierrick, sa fille Inès, son ex-femme Émilie et son ex-belle-mère, surtout, l’ours c’est la vie, la reprise de la nature sur l’humain et sa dévastation meurtrière, et les paysans des pécores, des assassins incultes qui ne comprennent rien à rien.
    Zita aimerait que ce soit aussi simple, aussi binaire à tous les niveaux. Mais qu’en savent-ils, ces citadins qui mangent bio sans faire attention à la provenance, qui prônent un retour au sauvage avec leur montre connectée et leurs îlots nature en cœur de ville ? Qui pensent mieux connaître la montagne car ils y skient tous les hivers ? Face à eux des agriculteurs, des paysans tributaires d’une nature versatile et d’une industrie agroalimentaire qui les emprisonnent dans des pratiques et des contrats incassables sous peine de ruine. Des, aussi, mesquins, qui voient le monde en binaire, lâchent des bêtes d’élevage pour la chasse et s’opposent par principe et avec violence à tout ce qui ne rentre pas dans leur manière de voir.
    Zita a toujours été un peu à part. Dans son milieu d’origine, au lycée agricole de Toulouse, elle était l’intello, celle qui lisait, la fille qui ne craignait pas les gars, celle qui était différente et l’assumait. Dans le monde de Pierrick, elle est la paysanne, celle qui ne peut pas comprendre les enjeux écologiques du monde, celle qui veut tuer l’ours et empoisonner les nappes phréatiques.

    Dans ce roman minéral et charnel, Maylis Adhémar met en avant et déconstruit toute sorte de manichéisme. On peut être éleveur de poules en cage en sachant le mal que cela fait, mais sans pouvoir en sortir aussi simplement que les discours de l’UE ne le laissent penser. On peut être resté neutre toute sa vie durant sur le retour de l’ours et craquer, être prêt à tout le jour où les bêtes qui prennent, ce sont les nôtres. On peut vivre en ville, faire ce qu’on peut pour lutter contre la pollution, la malbouffe et ne pas se rendre compte de la complexité du monde de l’agriculture. On peut être amoureuse mais ne pas pouvoir être la belle-mère rêvée. Ou être belle-mère et se heurter à la mauvaise belle-famille. Avoir travaillé dans des exploitations variées de par le monde, et ne pas trouver de solutions aux problèmes pyrénéens.

    Peut-être qu’il n’y a pas de solution, juste des compromis. Ou une acceptation. L’ours, ni les antis, ni les pour n’ont finalement la main sur sa présence. Il est un fait. Il a été un symbole divin, puis celui de la puissance humaine qui l’a exterminé. Nouveau symbole, celui d’une repentance sincère ou d’une arrière-pensée touristique, il devient l’autel de toutes les incompréhensions, le prétexte à tous les reproches.
    Les personnages de Maylis Adhémar se débattent avec leur vie et leurs craintes, en conscience ou non, parce qu’il est parfois plus facile de fermer les yeux sur soi-même, quitte à se rajouter des œillères sur le monde. Émilie, ex-femme jalouse et meurtrie, qui recherche constamment une attention et une validation qu’elle n’a jamais eue, elle moins importante que les ours réintroduits. Inès, qui ne comprend pas bien la séparation de ses parents et s’approprie les souffrances de sa mère. Pierrick, bon garçon, citadin bourgeois, plein de bons principes mais peu de confrontation. Que ce soit avec la nature ou bien dans sa vie, Pierrick fuit le conflit, et tente désespérément de garder une image simple et pure de ce qui l’entoure. Zita va venir mettre un grand coup dans ses habitudes et bouleverser, avec plus ou moins de bonheur, la vie tranquille et en pleine conscience écologique de ce petit monde.

    Randonnée mouvementée sur chemins pierreux, Zita et La grande ourse explorent avec honnêteté et le cœur ouvert la complexité des relations, qu’elles soient avec la nature, entre nous, entre soi ou avec la dissonance cognitive permanente dans laquelle nous devons vivre aujourd’hui. Et ça fait beaucoup de bien de trouver une interlocutrice avec qui en parler, un bien fou.

    Éditions Stock
    288 pages

  • Les suicidés du bout du monde – Leila Guerriero

    Un jour de la fin de l’année 2001, Leila Guerriero, journaliste à Buenos Aires, découvre la mise en place d’un programme de l’UNICEF développé par l’université de Harvard, le programme Jeunes Négociateurs, à Las Heras, une petite ville de l’état de Santa Cruz en Patagonie argentine. Ce programme est déployé là-bas car, entre 1997 et 1999, 22 jeunes personnes se sont suicidées. La journaliste décide donc de partir à Las Heras, alors que l’Argentine s’apprête à entrer violemment dans une crise économique tragique, pour reconstituer l’histoire de ces morts et de cette ville oubliée.

    Ce vendredi 31 décembre 1999 à Las Heras, province de Santa Cruz, le soleil était au rendez-vous.
    Il avait plu dans la matinée mais l’après-midi, sous les auspices favorables de ce qui avait toutes les apparences d’un été splendide, on faisait des courses, on enfournait des agneaux et des cochons de lait et on vendait des litres de vin et de cidre. Là, comme dans toute l’Argentine, on préparait les réjouissances du millénaires, les fêtes, l’alcool et les feux d’artifice.
    Mais à Las Heras, cette petite ville du Sud, Juan Guttiérrez, vingt-sept ans, célibataire, sans enfants, bon joueur de foot, ne verrait rien de tout cela.
    Il ne savait pas grand-chose de la mort – pas plus que les onze autres -, mais le dernier jour du millénaire il a su qu’il ne voulait plus vivre.
    A six heures du matin, sonné par l’alcool et mouillé par la pluie fine à l’aube d’une journée qui s’annonçait radieuse, il a frappé à la porte de chez sa mère jusqu’à ce qu’elle lui ouvre.
    Ont suivi les gestes de celui qui a toute la vie devant lui : il a voulu manger et a mangé. Puis, enragé, il est ressorti. Sa mère est restée affalée, à trembler dans son salon rempli de radiateurs étouffants. Quand elle est partie le chercher en courant, il était déjà trop tard.
    Elle l’a vu en tournant au bout du pâté de maisons. Il pendait comme un fruit trop mûr d’un câble électrique, au-dessus de la chaussée. Il était sept heures et quart du matin.

    Las Heras. Souvent absente des cartes, cette ville de Patagonie oscille entre ville fantôme et poudrière. Haut-lieu du pétrole argentin, la privatisation des exploitations dans les années 90 a mis sur le carreau bon nombre d’habitants. À l’époque, la ville est plus connue dans la région pour ses piquets de grève qu’autre chose, et son nom se perd dans le vent au fil de la route qui s’en éloigne. Pas d’internet, pas de cinémas, pas de salles de spectacle… La ville du bout du monde n’est ni une carte postale patagonienne touristique ni une métropole vivante et culturelle, loin de là. On y vient pour le pétrole, on y reste parce que la route est bloquée. L’or noir qui jaillit par les nombreux puits qui l’entourent aura été sa richesse et sa perte.
    Au fil de ses séjours à Las Heras, Leila Guerreiro prête son oreille et son temps à ces gens que le reste du pays, les Portègnes en premier, ignorent. Elle rencontre et s’entretient avec les familles des morts ainsi que certains des habitants emblématiques. Avec son enquête, elle ne cherche pas nécessairement à comprendre le pourquoi de ces suicides, cela, les morts l’ont emporté avec eux. Ce qui intéresse la journaliste, c’est autant l’histoire de ces jeunes que celle de leur milieu.
    Elle se glisse donc dans les cuisines, les bars et les arrière-salles, parlent avec les mères, les pères, le coiffeur, le prof et les fiancé-es pour dresser le portrait de la jeunesse de Las Heras d’abord, et de celles et ceux qui tissent le quotidien de la ville. On y rencontre des femmes devenues mères trop jeunes et qui ont laissé dans le berceau de leur enfant leurs rêves d’un avenir loin d’ici, d’autres qui ont suivi leurs maris, parfois violents, parfois non, mais souvent absents et tout autant alcooliques. Des jeunes garçons qui ont vu leur père se défouler sur leurs familles, avoir plusieurs familles, crever au boulot. Un petit groupe d’hommes homosexuels qui tentent par moment d’ouvrir l’horizon, avec peu de succès. Et tandis que l’Argentine sombre dans une crise économique sans précédent, à Las Heras, la crise semble faire partie de la normalité de la vie depuis bien longtemps.

    Leila Guerriero raconte ces histoires, celle de Carolina, de Juan, d’Elizabeth, de Mónica, de María, de Luis, de tous les autres, et leurs échos. On parle d’une secte qui aurait dressé une liste de noms des futures victimes, histoire à laquelle certains croient sans trop y croire vraiment. On lit le récit de l’entrepreneur des pompes funèbres de la ville, qui a vu passer tous les suicidés et est le seul à en avoir tenu la liste. On écoute ces femmes qui ont décidé de prendre les choses en main et de créer une ligne de soutien et d’écoute aux jeunes et aux familles. On entend la peur que ça recommence. On comprend l’angoisse, l’ennui, l’oubli, la misère et la résignation devant ce que personne ne voit mais que tous ressentent. Entre tout ça, on découvre la violence de l’industrie pétrolière, les ravages de la privatisation les bras-de-fer avec les dirigeants et le mépris des joutes politiques.

    À la fin, on ressent, nous aussi, l’isolement de Las Heras et de ses habitants, seulement visitée par ce vent insoutenable qui pourrait seul porter leurs paroles au loin, mais lacère leur voix du sable qu’il charrie, premier mur d’indifférence d’une longue série qui va jusqu’à Buenos Aires.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    222 pages

  • Héctor – Léo Henry

    Héctor Germán Oesterheld était un auteur argentin de bande-dessinée prolifique, connu et reconnu qui a notamment collaboré avec Hugo Pratt, Solano Lopez ou encore Breccia. Militant chevronné, membre d’un groupe péroniste de gauche (définissez le péronisme : vous avez vingt ans), marié, père de quatre filles, propriétaire d’une petite maison de bois dans la banlieue de Buenos Aires, HGO est une figure importante des cercles littéraires, intellectuels et politiques de l’Argentine sous dictature. Lui et ses filles, tout aussi engagées dans la lutte, seront arrêté-es et rejoindront la longue liste des desaparecidos, avant que leurs corps assassinés ne rejoignent l’autre longue liste des victimes des dictatures militaires argentines.

    En 1969, à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, puis sur les écrans de cinéma de Buenos Aires, on a pu découvrir le film Invasion, premier long-métrage d’un cinéaste argentin de trente ans, Hugo Santiago.
    Invasion est un film bizarre, qui tient à la fois du polar, du conte fantastique et du récit de science-fiction. Il s’inscrit dans le sillage de la Nouvelle Vague française, lorgne du côté de l’Alphaville de Godard, sorti quelques années plus tôt, et évoque la veine fantastique d’Alain Resnais.
    Santiago en a coécrit le scénario avec Jorge Luis Borges, écrivain déjà âgé et déjà légendaire, sur une idée d’Adolfo Bioy Casares, le fameux double et complice du nouvelliste aveugle.
    Pour la présentation du film aux journalistes cannois, Borges a rédigé un petit synopsis qui, s’il n’est pas entièrement fidèle à la trame du film, est parfaitement cohérent avec l’idée que l’on peut se faire de l’univers et du style de cet auteur :
    “Invasion est la légende d’une ville imaginaire ou réelle, assiégée par de puissants ennemis et défendue par quelques hommes qui, peut-être, ne sont pas des héros. Ils lutteront jusqu’à la fin, sans se douter que leur bataille est infinie.”

    Lectrice, lecteur, mon amoureuse errance, peut-être ne le sais-tu pas, mais je kiffe grave Léo Henry. J’ai peu eu (pris) l’occasion d’en parler en ce lieu, mes lectures précédentes étant un peu plus lointaines que ce jeune site, mais vraiment, Léo Henry, c’est super. Rappelle-moi de t’en reparler bientôt.
    Ici, Léo Henry part à Buenos Aires sur les traces laissées par Héctor Germán Oesterheld, cet auteur célèbre notamment pour la bande-dessinée El Eternauta, racontant, un peu comme Invasion, l’arrivée d’extra-terrestres sur Buenos Aires qui viennent soumettre et dominer, et le parcours de l’un des résistants, Juan Salvo. Publié une première fois en 59 avec Francisco Solano Lopez, El Eternauta est repris dix ans plus tard par le même Oesterheld et avec un nouveau dessinateur, Alberto Breccia. L’intrigue générale de la bd est une métaphore à peine voilée des régimes militaires qui se succèdent et se ressemblent, ne sachant qu’être plus violents les uns après les autres.
    À Buenos Aires, Léo Henry va tenter de retracer l’histoire de HGO, ses convictions, ses luttes et ses intentions. Il va parcourir les lieux communs chargés de sang, revivre à travers ses bâtiments l’histoire dictatoriale de la capitale, redessiner les liens ténus et ambigus des grandes figures littéraires du pays avec les grandes figures politiques, de Perón à Videla en passant par le voisin chilien, Augusto Pinochet. Il nous rappellera au passage le rôle joué par la France, qui a formé avec enthousiasme les militaires argentins aux meilleures formes de tortures testées en Algérie.
    Remplissant les vides avec de la fiction, il joue avec les genres comme jamais, et interroge la figure de l’écrivain/artiste en société, en politique, avec la mise en miroir de ces deux figures : HGO, le Montonero habité par une idéologie qui ne s’est peut-être jamais incarnée que dans les fantasmes de certains plutôt que dans les rêves de Perón ; Borges la statue, l’idole, l’incarnation de la littérature argentine, qui ira recevoir de Pinochet quelque médaille et soutiendra les dictatures militaires argentines. Le fantasme politique intouchable contre la concrétude de l’ordre, et pour nous la statue du commandeur littéraire. La garder, la renverser, changer de focale, peut-être ?
    Héctor, c’est le récit d’une ville dont les ruelles et avenues garderont la mémoire des êtres, les vivants et les morts, dans leurs plaques, leurs excavations, leurs bâtiments dont les noms ne résonneront plus jamais de la même manière, porteurs des cris étouffés, des noms disparus, des corps jamais rendus.

    Héctor, c’est une exploration littéraire pour tenter de comprendre comment les gens vivent puis s’évanouissent dans l’embouchure du Río de la Plata, ce qu’il en reste ensuite, quand le fleuve, les pierres, les tortionnaires sont encore là, et les victimes toujours absentes.

    Éditions Rivages
    192 pages

  • La sirène de Black Conch – Monique Roffey

    David Baptiste avait 26 ans en 1976. Pêcheur pénard, il sortait Simplicité, sa barque, ramenait son poisson, rentrait dans sa petite bicoque retrouver son chien Harvey. La vie était plutôt paisible sur Black Conch, son îlot des Caraïbes. Un beau matin, un joint au coin des lèvres, la guitare sous les doigts, tandis qu’il fredonnait et grattait les cordes sur son bateau, apparut devant sa petite proue une créature incroyable, légendaire, venue du fond des mers et des temps. Une sirène.

    Les locks de David Baptiste sont grisonnantes et son corps tout rabougri fait penser à des brindilles de corail noir, mais il s’en trouve encore à Sainte-Constance pour se souvenir du jeune homme qu’il était et de la part qu’il prit aux événements de 1976, quand ces hommes blancs venus de Floride pêcher le marlin avaient, à la place, sorti une sirène des eaux. C’était en avril. Après le début de la migration des tortues luth. Y’en a qui disent qu’elles étaient arrivées ensemble. D’autres affirment l’avoir vue avant l’arrivée des tortues luth, lors de pêche en haute mer. La plupart tombaient cependant d’accord sur le fait que la sirène n’aurait jamais été attrapée si David Baptiste et elle n’avaient pas déjà entretenu une sorte de batifolage.

    C’est le matin que les eaux de Black Conch sont les plus belles. David Baptiste sortait en mer le plus tôt possible ; il essayait de prendre de vitesse les autres pêcheurs pour attraper un thazard ou un vivaneau rouge. Il se dirigeait généralement vers les cayes déchiquetées à un ou deux kilomètres au-delà de Murder Bay en emportant son barda habituel pour lui tenir compagnie pendant qu’il laissait flotter ses lignes – un joint de la meilleure ganja du coin et sa guitare, un vieil instrument que lui avait donné son cousin Nicer Country et dont il ne jouait pas si bien. Il jetait l’ancre près des rochers, bloquait le gouvernail, allumait son pétard et grattait doucement sa guitare tandis que le disque blanc du soleil apparaissait à l’horizon, se hissait vers le jour, s’élevait tout doux tout doux, souverain dans le ciel bleu-argent.

    La sirène et David s’intriguent et se revoient, dans la tranquillité des vagues matinales. Mais un beau jour, donc, elle est capturée par des touristes venus de Floride, un père, vieux con persuadé de sa toute-puissance et de son droit sur toute créature vivante, accompagné de son fils trop sensible et trop poète à son goût, dont il aimerait faire un homme, un vrai. La prise est trop belle, les fantasmes brutaux et le rêve d’argent énorme. Mais David sauvera la sirène et tentera de la protéger. Car bien que l’île soit petite, paisible et loin de tout, les jalousies et les rancœurs y drainent leurs flots de violence comme partout ailleurs.

    Lectrice, lecteur, secret de mes mers intérieures, ce voyage en Caraïbes et en légende taïno est plus qu’une merveille, c’est un morceau de corail diamantin. Voyons voir.
    Sur l’île de Black Conch vit une grande majorité de personnes afro-descendantes, héritières des esclaves de plantations. Vit également Arcadia Rain, blanche tachetée de rousseur, descendante elle des premiers propriétaires terriens post-abolition. Petite île mais grande famille, tout le monde se connaît et beaucoup sont liés par le sang ou l’amour. Notre pêcheur est d’ailleurs le neveu par amour de Miss Rain et cousin par le sang de son jeune fils Reggie, fils unique des amours passionnées de Miss Rain et Life, l’oncle de David, parti avant la naissance de son fils. Car sur Black Conch, les hommes partent et les femmes restent. La vie paraît paisible, mais elle est rude, et l’esclavage a laissé sa couverture de ressentiment et de honte. Miss Rain possède une grande partie des terres de cette région de l’île, et bien qu’elle veuille se défaire de son image d’héritière anglaise, elle qui ne connaît que son île, son parler créole natif n’enlève en rien son héritage, qui aura été un fardeau trop lourd pour Life, éternel « nègre de maison », comme ils e désigne lui-même, malgré l’amour né jeune qui le lie à Miss Rain.
    Et notre sirène, dans tout ça ? Aycayia, Sweet Voice, a vécu des centaines, peut-être des milliers d’années dans les mers. Maudite par les femmes de son peuple alors qu’elle avait vingt ans et une sensualité menaçante que les hommes de son village voulaient s’approprier, elle est exilée dans les mers, transformée en sirène. L’amour de David lui rendra forme humaine, mais qu’en sera-t-il de la haine, de la convoitise, de la jalousie des autres ?

    Avec cette réécriture d’une légende Taïno (ethnie qui occupait les Antilles avant la conquête des Amériques et exterminée par les Européens), Monique Roffey nous fait un présent d’une grande valeur. Non seulement elle redonne vie à une histoire perdue, mais elle réussit à en faire un roman puissant sur les questions qui traversent les sociétés antillaises. Sous les traits des personnages archétypaux des contes et légendes, rien n’est finalement si manichéen. David le gentil pêcheur comprend comment devenir un homme grâce à l’amour qu’il porte à la sirène ; Arcadia, Life et Reggie, le jeune fils sourd et muet, apprennent à accepter leur histoire et leur complexité, leur individualité devant la force et l’engagement induits par l’arrivée d’Aycayia dans leur vie. Même Priscilla, la femme mauvaise, jalouse, qui veut la perte de la sirène qui lui a pris l’homme de ses fantasmes, trouve un peu de pitié à nos yeux par la vie dure et solitaire de mère seule, de femme vivant encore avec l’histoire de ses ancêtres esclaves et le poids du regard de la maîtresse blanche surplombant le monde depuis sa demeure.
    Les hommes partent chercher du travail, de la reconnaissance, une vie anonyme loin de la promiscuité d’une île trop petite pour y connaître la paix de l’âme. Les femmes restent, avec des rêves éteints, des charges lourdes et des espoirs pesants sur les épaules de leurs enfants. Aycayia arrive, puissance de la nature, fantasme inatteignable, femme libre et prisonnière de la jalousie et du désir des autres pour faire voler en éclat l’apparence placide d’une île qui aura vécu le vent dévastateur des conquêtes et des tempêtes, et se fait le prisme de la complexité des vies, diffractant chaque personne qu’elle croise pour en faire ressortir l’essence, soit-elle bonne ou foncièrement mauvaise.

    Un superbe roman qui glisse ses vagues de sel dans les blessures du temps, en rappelant que de temps en temps un courant d’eau douce arrive de la côte pour adoucir la vie.

    Traduit de l’anglais (Trinidad) par Gerty Dambury
    Éditions Mémoire d’Encrier
    303 pages

  • Toxique – Samanta Schweblin

    Amanda et sa fille Nina passe leurs vacances à la campagne. Le papa doit les rejoindre plus tard, et en attendant, elles profitent. Elles croisent un beau matin Carla, dont le fils couve une étrange maladie. Amanda va commencer à ressentir une menace sourde et inquiétante planer, mais peut-être est-il déjà trop tard…

    C’est comme des vers.
    Quel genre de vers ?
    Comme des vers, partout.
    C’est le garçon qui parle, il me dit les mots à l’oreille. Moi, je pose les questions. Des vers sur le corps ?
    Oui, sur le corps.
    Des vers de terre ?
    Non, un autre genre de vers.
    Il fait noir et je ne vois rien. Les draps sont rêches, ils plissent sous mo corps. Je ne peux pas bouger, dis-je.
    C’est à cause des vers. Il faut être patient, et attendre. Et en attendant, il faut trouver l’endroit précis où surgissent les vers.
    Pourquoi ?
    Parce que c’est important, c’est très important pour tout le monde.
    Je tente d’acquiescer, mais mon corps ne répond pas.
    Que se passe-t-il d’autre dans le jardin de la maison ? Je suis dans le jardin ?

    Le petit David a beaucoup changé, depuis une crise de fièvre et la mort d’un cheval. Y aurait-il un lien ? Toujours est-il que la lourdeur poussiéreuse du soleil laisse un goût de putréfaction dans la bouche et une sueur froide sur la peau. Carla est inquiète et Amanda fascinée. La beauté magnétique de sa nouvelle amie se mêle à l’atmosphère vénéneuse de son inquiétude et de l’histoire qu’elle raconte.
    En peu de pages et peu de mots, cette inquiétude devient nôtre et la frayeur se fraie un chemin le long de notre colonne vertébrale, se glisse dans les réseaux neuronaux et ressort en chair de poule et en creux à l’estomac. Que se passe-t-il donc dans ce village ? Quel est ce danger qui guette, qui est déjà là ? Existe-t-il une distance de secours suffisamment courte pour qu’un parent puisse, quoi qu’il se passe, protéger son enfant, surtout quand on ignore la source du mal ?
    Un dialogue se construit entre tous ces personnages, qui retrace le passé pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être, s’il n’est pas trop tard.
    Court mais d’une terrifiante efficacité, ce roman de Samanta Schweblin se construit en enquête progressive, rétroactive, anticipatrice. Elle déconstruit le temps en superposant les moments et distille une peur atavique, celle d’une maladie, d’une contamination inconnue et insaisissable, d’une aliénation lente et inexorable du du corps, d’une terre, d’une société, la fuite impossible.

    On en sort séché·e, retourné·e, brassé·e, preuve s’il en fallait du talent de Samanta Schweblin à nous attraper par la moelle épinière pour un grand moment d’angoisse que l’on aura du mal à quitter !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurore Touya
    Éditions Gallimard
    121 pages

  • Le feu du milieu – Touhfat Mouhtare

    Gaillard, jeune comorienne de la ville d’Itsandra, est servante (esclave). Elle grandit entourée de Tamu sa mère adoptive et Fundi Ahmad, son maître qui leur enseigne, à elle et ses amies, le Coran. Alors qu’elle ramasse du bois dans le bois d’Ahmad, elle rencontre Halima, jeune fille de son âge mais d’une autre classe sociale, bien plus élevée, qui fuit un mariage forcé. Les deux filles se rapprochent, et alors qu’elle décide d’accepter son destin, Halima confie un objet emballé à Gaillard, avec comme consigne de ne jamais le perdre, et de ne jamais l’ouvrir.

    C’était au mois de Muharram, durant la période des récoltes. Je n’ai jamais su nommer correctement les deux vents qui soufflent sur mon île, lequel est le kashkazi, lequel est le kusi. L’ordre de leur nom m’a toujours échappé, même à cette époque de mon onzième anniversaire ; je me souviens seulement que durant l’année, nous traversions toujours deux saisons, celle des pluies et celles de bourgeons qu’un vent frais caressait, et qu’à cette seconde saison, Tamu était toujours sévèrement enrhumée. Sous la brise, les feuilles des manguiers se frottaient les unes contre les autres comme les ailes des grillons, celles des palmiers ployaient lentement à gauche puis à droite, et j’aimais voir les leso voleter au-dessus des chevilles de mes camarades.
    La veille du jour de l’an, nous étions parties chercher du bois dans la forêt bordant la cité d’Itsandra, le bois d’Ahmad. Il n’avait pas plu depuis un mois. Le bois était sec juste ce qu’il fallait pour prendre feu. Le sol de sable et de roche s’enfonçait sous la plante de nos pieds calleux. Nous marchions du pas sûr et déterminé des enfants à qui l’ont a confié une mission qui leur donne de l’importance. Nous étions cinq à accomplir cette tâche : Mlima, Ramla, M’maka, Olympe et moi.

    Issue de la troisième génération d’esclaves, Gaillard grandit donc sous la protection de Tamu, qui l’a sauvée de la mort lorsqu’elle était bébé. Auprès d’elle, elle apprend les histoires et croyances anciennes, celles des peuples soumis et esclavagisés à l’arrivée de peuples arabes musulmans. Elle est également une élève attentive et investie de l’enseignement de son maître, Fundi Ahmad, qui lui apprend à lire le Coran et à comprendre son sens secret.
    Une dizaine d’années plus tard, les chemins de Gaillard et de Halima vont se recroiser. Le mystérieux et précieux présent sera une des pièces d’une quête qui va mener Gaillard à interroger sa place, ses origines et son existence même, au carrefour des cultures, de l’histoire, des traditions et des rapports de domination.

    Lectrice, lecteur, mon brasier, quelle superbe aventure mystique et humaine nous est proposée là ! Entourée de figures fortes qu’elle admire, Gaillard se dévoue et aime passionnément, avec fidélité et un brin de naïveté. Elle apprendra en grandissant et en se découvrant que non seulement les desseins des gens que l’on aime et respecte ne sont pas toujours nobles, mais qu’elle-même est plus complexe et plus importante que ce qu’elle croit. Faire la part des choses, aimer sans s’aveugler, accepter les défauts, les failles, l’humanité de ses amies, son aimée, ses mentors tout en acceptant sa propre importance, sa place dans les vies en fractale qui éclatent et se déploient. A travers un voyage initiatique qui va la mener à plonger en elle-même et dans l’altérité la plus totale, Gaillard va se saisir entièrement des fils de destins multiples qui oscillent entre la réalité et les mythes, la religion et les traditions, et comprendre les lois qui régissent son monde. Ces fils, veines ardentes d’un avenir dont elle devra avoir la force de se draper afin d’exister pleinement.

    Un roman puissant et émancipateur, lucide, rêveur, empli de larmes sableuses, râpeuses, chaude comme le Kalahari, chaude d’espoir.

    Le bruit du monde
    348 pages

  • Princesa – Fernanda Farías de Albuquerque, Maurizio Iannelli

    Né dans la campagne du Nordeste brésilien, Fernandinho n’aime pas ce rôle de petit garçon qu’on lui assigne. Il est une fille, c’est ainsi, et pourquoi donc n’est-ce pas évident pour les autres ? Rapidement, à son nom sera accolé veadinho, l’insulte, le mépris, et la protection désespérée de sa mère n’y changera rien. Les années passant, Fernando quittera sa campagne et son identité assignée, deviendra elle, deviendra Fernanda, Princesa, prostituée transexuelle des rues de São Paulo, Rio de Janeiro, puis Madrid, Milan, Rome, jusqu’à la prison de Rebibbia.

    J’avais six ans et Cícera Maria de Conceição, ma mère, fatiguée par le travail dans les champs, me prenait dans ses bras et m’allongeait dans le grand lit. Dans un demi-sommeil, je la sentais, je la sens encore, m’enlever doucement mon short et ma chemisette.
    Manuel Farías de Albuquerque, son mari, était mort quand elle était enceinte de moi. Mais pas avant d’avoir mis au monde mes deux sœurs et mon frère, Alaíde l’aînée, Aldenor le premier garçon et Adelaide. Tous mariés, tous émigrés dans les grandes villes du Brésil. São Paulo et Rio de Janeiro.
    La dernière à quitter la maison fut Adelaide. Álvaro lui faisait la cour, elle tomba enceinte. Cícera fit un esclandre dans le village. Elle quitta les champs de maïs et de coton, déboula chez le prêtre, chez le préfet. Elle réclama son dû, le sien et celui de sa fille : ce mariage devait se faire. Au départ, la famille d’Álvaro s’y opposa. Puis Dona Inacina intervint, elle parla avec tout le monde et arrangea tout. On pleura à l’église, on fit la fête à la fazenda. Du guaranà et du gâteau de goiaba pour mes cousins et moi. De la liqueur de jurubeba et du churrasco pour eux, les grands. Une fête nordestine. On tua un veau et deux dindons. Álvaro emmena Adelaide. Cícera et moi, on resta seuls.

    A partir de là, c’est une vie de film, de roman, plus grande que la vie que crée Fernanda. Assurée et déterminée, elle avancera vaille que vaille vers son objectif : donner à son corps son apparence cachée et vivre libre. Tu peux l’imaginer, lectrice, lecteur, mon artifice, cette vie a été non pas ponctuée mais tissée de violences. Viols, agressions, abus, extorsions … Tout ce que tu peux imaginer de la vie d’une prostituée transsexuelle dans le Brésil puis l’Italie des années 80 et 90, elle l’a vécue. Cela fait d’ailleurs la première puissance de ce texte : la rudesse et la violence de sa vie, bien que marquées dans sa chair, font partie des pavés qui la mènent, voire la poussent vers son objectif, vers ce destin qu’elle se rêve. Elles font partie de sa construction, au même titre que les rencontres protectrices et solidaires, moteur de fantasmes qui pousseront à travers les cicatrices.
    La seconde puissance de ce texte vient de son histoire à lui. Récit pionnier de la littérature transgenre, raconté à la première personne, Princesa est un récit à mains multiples né des échanges entre Fernanda, Maurizio Iannelli et Giovanni Tamponi. La première en est la pièce maîtresse, l’incarnation et la conteuse. Les deux autres sont des camarades de prison, des frères d’enfermement à Rebibbia. Maurizio, ancien membre des Brigades Rouges devenu réalisateur, et Giovanni, berger sarde qui s’est fait braqueur armé. La première écrira son histoire dans un mélange d’italien et de portugais brésilien, le troisième le retraduira en italien tartiné de sarde et le second (c’est clair, non ?) finira la mise en page, ajoutera quelques tournures littéraires pour parachever l’œuvre. Récit personnel et collectif, traduction dès sa naissance retraduite et adaptée, Princesa est à l’image de son autrice et héroïne, intime et plurielle, plurilingue et nouvelle, née d’elle-même et par les mots et les fantasmes des autres. Princesa est l’histoire d’une vie qui fuse hors des flammes et des murs porteurs de sociétés écrasantes et renfermées, mais aussi l’histoire d’une femme qui s’empare de sa vie et s’en va, migre vers d’autres lieux, se confronte. C’est enfin, même si le récit en parle peu, une littérature carcérale, fondamentalement, car sans l’enfermement et Rebibbia, ce récit n’existerait pas. Il est l’enfant de trois marginaux de la société italienne et mondiale, des enfants de leur époque et leurs pays qui nous apportent une œuvre inclassable et transcatégorielle, dont les thématiques et les violences restent dramatiquement d’actualité.
    Princesa, enfin, c’est un parcours. Celui de Fernanda, de sa transformation et de sa détermination. Celui de l’écriture, des allers-retours dans les cellules et dans les langues. Celui de son édition en français, aussi, qui nous intéresse ici. Fruit de la collaboration entre cinq traductrices suite à une journée d’étude sur le projet Princesa 20, il a s’agit à nouveau d’un travail de tissage, un nouveau parcours comme celui de Fernanda, de l’intime vers l’extime, d’une langue déjà triturée, pliée, recomposée à plusieurs, vers une autre. Être cette fois plusieurs pour unifier.

    Texte unique et inclassable, aventure humaine, sociale, langagière et éditoriale hors du commun, désir ardent d’existence, Princesa la femme comme le livre, se mettent à nu devant nous pour nous montrer comment arracher son existence des mains des autres peut être une douleur jouissive et salvatrice, une construction commune pour mieux découvrir l’autre.

    Pour en savoir plus sur le livre, Fernanda, les démarches… , le site (en français) du projet Princesa 20

    Traduit de l’italien par Anna Proto Pisani, Armelle Girinon, Virginie Culoma-Sauva, Judith Obert et Simona Elena Bonelli
    Éditions Héliotropismes
    188 pages

  • La mémoire du futur – Pierre Dardot

    En octobre 2019, l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro à Santiago a été l’étincelle qui provoqua un estallido social. Un mouvement de révolte lancé par les lycéens et les étudiants et qui embarqua dans sa clameur de nombreuses couches et groupes de la population chilienne. Mouvements féministes, autochtones, queer, ouvriers, migrants… C’est un peuple entier qui se soulève et déferle dans les rues de Santiago, dont la colère est plus forte que la peur de l’armada policière lâchée face à eux par le gouvernement de Piñera et qui réclame, entre autres et enfin, une nouvelle constitution en lieu et place de celle en vigueur, écrite sous Pinochet.

    Lundi 7 octobre 2019, vers 18h : interviewé par CNN Chili, le ministre de l’Économie, Juan Andrés Fontaine, annonce que le ticket de métro de Santiago augmentera de 30 pesos, tout en minimisant l’impact de cette mesure sur la vie quotidienne des usagers du métro. C’est en fait dès le 6 octobre, la veille de cette annonce, que la nouvelle hausse des prix est intervenue sur le service du métro aux heures de pointe. Or, pour bien saisir la portée de cette augmentation, la troisième de l’année, il faut savoir que deux tickets par jour valent 1790 pesos, ce qui à l’échelle d’un mois fait 35 600 pesos, soit environ 12% du salaire minimum. Il faut également savoir que l’augmentation annoncée ne s’applique qu’aux heures de pointe, lorsque de très nombreux travailleurs empruntent le métro pour se rendre à leur travail. Le tarif du métro est en effet défini par trois horaires : bajo, valle, et punta. Seuls les étudiants et les personnes âgées paient un tarif fixe (230 pesos en octobre 2019). Le bajo correspond à l’intervalle compris entre 6h et 6h59 du matin ou entre 20h45 et 23h le soir, le valle s’applique de 9h à 17h59 et de 20h à 20h44, le punta entre 7h et 8h59 du matin et entre 18h et 19h59 de l’après-midi. Le ministre prévoyait d’augmenter les prix des horaires valle et punta et de diminuer d’autant le prix de l’horaire bajo.

    Lectrice, lecteur, mon explosion, je vais tenter autant que faire se peut de résumer cet ouvrage très complet et plein de concepts que je ne maîtrise que peu (voire moins que ça) mais qui donne à voir énormément de choses sur ces trois années fortes pour le peuple chilien, et sur ce que nous voulons, attendons, croyons vouloir, de nos états, de nos sociétés et de notre place là-dedans.

    Suite à cet estallido social, trois événements d’ampleur : la désignation par le peuple d’une assemblée constituante (Convención Constitucional) chargée de rédiger une nouvelle constitution pour le pays ; l’élection de Gabriel Boric, candidat de la coalition de gauche Aprueba Dignidad, à la présidence du Chili dans un second tour face à José Antonio Kast, candidat d’extrême-droite ; enfin le rejet plutôt massif (61,87% contre, 38,13% pour) par le peuple chilien de la proposition de constitution en octobre 2022. Le philosophe Pierre Dardot propose ici une analyse de ces 3 années intenses et bouillonnantes, tant pour le Chili et le peuple chilien que pour ce que les différents travaux et réflexions qu’ils amènent apportent à une réflexion plus globale sur la constitution des États, les définitions et les attentes portées à un régime démocratique et la pensée du rôle de l’État et de celles de ses citoyen·nes.
    Reprenant par le menu l’historique proche des luttes et mouvements sociaux au Chili pour contextualiser l’explosion sociale de 2019, Pierre Dardot dessine avec précision la raison pour laquelle le Chili peut être vu comme l’état néo-libéral par excellence. Il montre d’abord de quelle manière l’état chilien a privatisé consciencieusement des parts importantes des services publics (retraites, éducation, santé…) afin de mieux comprendre les fonctionnements de celui-ci, sa pensée propre de son rôle, et présente également les différents mouvements sociaux qui ont accompagné certaines de ces réformes. Le néo-libéralisme intrinsèque à l’État chilien et porté, justement, par sa constitution, est la cible principale de ces manifestations et sa disparition de l’ADN du pays l’attente ultime des Chiliens.
    Il revient ensuite sur l’histoire politique et sociale du pays depuis la fin de la dictature, avec notamment une présentation complète et nécessaire de la Concertation, ces partis politiques qui se sont unis lors du référendum de 1988 pour porter le « No » au maintien de Pinochet comme candidat de la junte militaire et qui ont pris la suite lors des élections présidentielles suivantes, et explique le courant politique qui en découle, le « concertationisme ». Loin d’être une rupture définitive avec la dictature et les forces armées, il s’agissait plutôt d’un consensus pour une transition douce, mais qui se révélera interminable, l’héritage du pinochétisme, dont la constitution est la clef de voûte, n’étant jamais soldé.

    Il nous présente également la variété et la complexité des mouvements sociaux qui participent à cet estallido. En effet, la force de ce mouvement tient dans sa multiplicité, son intersectionnalité. Trois mouvements sont particulièrement présentés, en ce que leur existence et leur persécution remontent déjà à la dictature (voire avant, bien sûr, mais ce qui nous intéresse particulièrement ici est de voir l’évolution de leur prise en compte et de leurs droits depuis la dictature). Il s’agit du mouvement des peuples autochtones, et plus particulièrement des Mapuches, peuple indigène majoritaire ; du mouvement étudiant et du mouvement féministe. Ce dernier, issu du mouvement des femmes sous la dictature, qui rassemblait autant les femmes luttant pour la libération ou la vérité sur les détenus disparus que des mouvements voulant changer la place des femmes dans la société chilienne. Ces différents mouvements se déplaceront vers des luttes féministes, avec plus ou moins de succès au début de la fameuse transition démocratique et au nom du consensus, et reprendront vigueur et place dans les années 2000 puis 2010, avec de grandes manifestations pour le droit à l’avortement, contre les violences sexistes et sexuelles, à l’image de ce qui peut se faire dans d’autres pays d’Amérique Latine à cette époque et qui veut mettre en avant la diversité de ces violences et surtout montrer leur existence politique. On notera d’ailleurs le développement d’actions et de réseaux transfrontaliers sur ces questions, ce qui fait chaud au cœur.

    S’ensuivent ensuite trois parties qui représentent le cœur même de l’ouvrage et qui nous présente la mise en place de la fameuse assemblée constituante, tant dans la négociation de sa création, ses règles, sa dénomination ou les polémiques qu’elle soulève. Je ne te cacherai pas que cette partie m’a donné du mal, mais ce mal était nécessaire et les réflexions amenées par Pierre Dardot, très pointues, sont passionnantes. La mise en place de cette assemblée, dans les demandes de parité, de représentativité tout comme dans la manière dont a été négociée son existence et ses règles par les différents partis et mouvements, sont révélateurs des visions et de l’angle par lequel chacun veut aborder la notion de démocratie et de l’importance avec laquelle est considérée ce changement de constitution. Il nous raconte, enfin, cette fameuse Propuesta constitucional, qui a été travaillée pendant de longs mois, avant d’être soumise au plébiscite du peuple, le 4 septembre 2022, et rejetée, donc. Il nous explique ses forces, sa modernité, sa profondeur et sa grande imagination, tout en soulignant ses faiblesses sur d’autres plans et la latitude que cela pouvait laisser aux attaques qu’elle subira lors de sa publication. Droits des femmes et des minorités, droits des populations autochtones, droit de la nature… Tous les questionnements centraux ont été pris en compte et intégrés pour proposer une structure à la nation chilienne véritablement bouleversante et novatrice. Peut-être trop ? Les explications pour son rejet sont nombreuses et prennent racine pour beaucoup dans l’histoire du pays. La crainte des Chiliens créoles ou blancs de se voir déposséder de leurs propriétés et de leurs terres au profit des Mapuches, ou de voir l’État lui-même saisir leurs propriétés, la crainte de voir le Chili voler en éclats, celle de voir la société hétéro-patriarcale brûler. Les suspicions également des peuples indigènes devant tout ce qui émane d’un État qui les a dominés et leur a menti pendant si longtemps, l’inquiétude pour d’autres de perdre le peu qu’il leur reste et qu’on a daigné leur donner pendant des années. Beaucoup de raisons, donc, pour ce rejet massif d’un texte ardemment souhaité. Mais ce qu’en retire, entre autres, Pierre Dardot, c’est une expérience, celle d’une construction d’une nouvelle imagination politique qui doit absolument continuer en ce qu’elle appartient aussi, et surtout, aux citoyen·nes et non aux professionnels de la politique, et permet aux personnes qui s’en emparent, de se projeter dans la construction d’un futur désirable et désiré, d’être conscient de sa place dans le présent et de pouvoir agir pour choisir celle qu’elle sera dans le futur.

    Comme le fait remarquer Karina Nohales, la question qui s’impose est la suivante :
    « Démanteler le néo-libéralisme, pour quoi faire ? Pour reproduire ce qu’a été le cycle progressiste ? Non, jamais ! je pense que le féminisme joue un rôle fondamental dans cet exercice d’imagination politique, qui ne cherche jamais à restaurer. C’est toujours ce que nous appelons la « mémoire du futur » : nous faisons nôtre toutes ces luttes, tout en sachant que la place que nous avons occupée dans ces luttes, que nous faisons nôtres, n’est pas celle que nous voulons occuper. La place que nos vies ont occupée dans ces luttes, et dans ces processus antérieurs, aussi populaires qu’ils aient pu être, n’est pas celle que nous voulons occuper. Alors, quelle est cette place que nous allons nous-même occuper dans ces processus à venir, qui sont déjà en cours au Chili ? Je crois qu’il va falloir qu’on se mette à y penser toutes ensemble (juntas) »

    (Camilla de Ambroggi, « Procesos constituyente y huelga feminista en Chile. Una entrevista con Karina Nohales » Connessioni precarie, 5 avril 2021 (nous soulignons)) – La mémoire du futur, Pierre Dardot, p.292

    La mémoire du futur est un essai passionnant sur trois années puissantes qui nous montre qu’une réinvention de la politique est possible, en-dehors d’un professionnalisme du domaine, et que comme partout, l’imagination, le détachement d’un réalisme qui nous étreint trop fort, nous éteint, est indispensable à la construction d’un véritable nouveau futur.

    Le processus constitutionnel peut être reparcouru via le site LaBot constituyente

    Éditions Lux
    293 pages

  • Le peuple des ténèbres – Tony Hillerman

    Jim Chee est flic pour la police tribale navajo. Il sillonne la réserve et a sous son autorité les délits et petits crimes, le reste relevant soit du shérif du comté, soit du FBI. Quand il est appelé pour un vol pour lequel aucune plainte n’a été déposé et le voleur probablement connu, il prévient néanmoins ledit shérif, car la « victime » n’est autre que Benjamin Vines, le richissime entrepreneur de la région. Hospitalisé, celui-ci ne sait pas encore que son coffre a disparu, c’est sa femme qui s’en inquiète et ne veut pas l’inquiéter. Jim Chee décide de creuser cette histoire étonnante, car ce n’est pas pour rien de Rosemary Vines a fait appel à la police tribale Navajo

    Pour ce travail, il faut attendre que les cultures se développent, que les toxines soient sécrétées, que les anticorps se forment, que les réactifs agissent. Et pendant cette attente, la bactériologiste approchait son fauteuil roulant des fenêtres et contemplait le monde en dessous d’elle. En bas, le monde, c’était le parking du Centre de Recherche et de Traitement du Cancer, le bâtiment voisin du Laboratoire des Maladies Transmissibles sur le campus de l’Université du Nouveau-Mexique Nord. C’était un parking pris d’assaut où les places étaient chères et, alors que cela faisait plus d’un an qu’elle le contemplait, la bactériologiste s’était aperçue qu’elle en connaissait parfaitement les us et coutumes. Elle savait quand les distributrices de contravention effectuaient leur ronde des parcmètres et combien de temps il fallait d’ordinaire au camion de la fourrière pour arriver, le genre d’infraction qui entraînait cette punition suprême et quels étaient les véhicules susceptibles de se garer de manière illicite. Elle était même au courant d’une histoire d’amour qui semblait s’être déclarée entre la propriétaire d’une Datsun et celui d’une Mercedes décapotable bleue qu’il rangeait sur la place réservée à l’un des administrateurs haut placés.

    Rosemary est persuadée que le vol du coffre aux souvenirs de BJ est relié au peuple des ténèbres, un culte navajo lié à la prise de peyote, et avec lequel son mari a frayé voilà plusieurs décennies. Bien évidemment, Jim découvrira de multiples ramifications à cette affaire, une explosion sur un puits de pétrole 40 ans plis tôt, des morts étranges, et une jeune institutrice blanche qui n’a pas froid aux yeux.
    Le jeune Jim est pour sa part à un carrefour de sa vie. Il a réussi l’examen d’entrée au FBI et est donc attendu quelques semaines plus tard à Albuquerque pour sa formation. Mais il hésite. Il a en son cœur un lien fort avec son peuple et ses traditions, sa religion, et aimerait peut-être devenir un yataali, un chanteur, pour sa tribu. En attendant de se décider, entre le monde de l’homme blanc et celui de son peuple, il observe, il enquête, il essaie de comprendre le fonctionnement de cette civilisation surprenante et assez incompréhensible qui a pris les terres de ses ancêtres.

    On trouvera dans ce roman noir tous les classiques du genre. Des policiers possiblement véreux, des industriels pourris, un fond de complot ancien et des tueurs à gage. Mais le tout est réhaussé d’une spécificité qui ajoute beaucoup d’intérêt à cette historie déjà bien ficelée : nous sommes chez les Navajos. Et l’auteur en connaît un rayon, sur les Navajos. Bien que blanc, il les a côtoyés suffisamment pour connaître leurs modes de vies, leurs traditions, leurs coutumes et devenir citoyen d’honneur. On en apprend donc beaucoup pendant ce roman. D’autant que le jeune Jim Chee est un Navajo plutôt traditionnaliste. S’il garde un œil d’ethnologue sur l’homme blanc, sa formation de policier vient heurter certaines de ses sensibilités. Entre réflexions rationnelles ou spirituelles, pistes logiques ou intuitives, rationalité blanche ou navajo, Jim Chee comprend que vivre entre les deux mondes est un objectif presque impossible, et qu’un choix devra être fait.

    Un polar extrêmement prenant et bien construit qui nous emmène de manière passionnante dans la réserve Navajo, avec intelligence, respect et passion !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle Bondil et Pierre Bondil
    Rivages/Noir
    258 pages